L’homogamie, ce phénomène selon lequel les femmes actives et hautement éduquées choisissent presque exclusivement des partenaires de niveau éducatif et professionnel équivalent, agit comme un accélérateur silencieux mais redoutable des inégalités contemporaines. Déjà identifiée depuis les années 1990, elle ne fait aujourd’hui que s’intensifier, restructurant les hiérarchies sociales. Un tiers de l’augmentation des inégalités aux États-Unis entre 1967 et 2007 peut ainsi être attribué à cette homogamie croissante. Elle forme des foyers à double carrière où les ressources – financières, symboliques, émotionnelles – sont concentrées et investies massivement dans la réussite des enfants, façonnés pour intégrer les universités d’élite et reproduire leur statut.

Ce que l’on observe, c’est la constitution d’une nouvelle forme de famille nucléaire stratégique, où l’ambition éducative remplace l’autorité morale diffuse de l’ancienne famille élargie. Ce changement ne représente pas une simple évolution culturelle : il traduit un déplacement structurel dans la manière dont les privilèges sont transmis. Paul Collier nomme cette entité la « famille dynastique nucléaire », caractérisée par la volonté de reproduire une position sociale dominante à travers l’investissement ciblé dans les enfants, devenus véritables « trophées éducatifs ».

Dans ce cadre, l’éducation ne se limite plus à un outil de reproduction des classes sociales, comme le soutenaient Bourdieu et Passeron, mais devient elle-même un instrument central de production de classe. L’accès à l’excellence académique n’est plus le résultat d’un mérite diffus ou d’un talent brut : il est le produit d’une préparation intense, coûteuse et socialement codifiée. Le mérite cesse d’être une promesse d’ascension ; il devient un capital hérité, soigneusement cultivé et défendu.

Ainsi émerge ce que Markovits désigne comme une « classe ouvrière supérieure », où le travail reste central, mais dont les revenus sont massivement issus de qualifications intellectuelles et d’une éducation d’élite. Cette nouvelle élite, bien que techniquement travailleuse, concentre un pouvoir économique et culturel disproportionné, rendant les mécanismes traditionnels de mobilité presque obsolètes.

Michael Young avait anticipé ce paradoxe dès 1958 dans sa fable The Rise of the Meritocracy. Dans une société où chacun est classé selon ses capacités, les divisions de classe ne s’effacent pas : elles se rigidifient. Une méritocratie parfaite devient une société cruellement inégalitaire, où les perdants ne

Qu’est-ce que la citoyenneté méritée et comment transforme-t-elle les politiques d’intégration en Europe ?

La citoyenneté en Europe ne se conçoit pas comme une identité globale taillée à la mesure d’un État-nation, contrairement à l’image parfois romantique que dressent certains critiques radicaux de l’intégration. Au contraire, elle s’adresse à un individu local, victime d’un sous-développement et de dysfonctionnements sociaux, qu’il faut rapidement élever au niveau d’une démocratie libérale post-industrielle avancée pour éviter un retour en force des mouvements populistes. Si l’État-nation reste le cadre principal de l’intégration, même au sein de l’Union européenne, il est erroné de le réduire à un lieu de nationalisme ou de racisme rétrograde, comme le soutiennent les critiques radicaux. La dimension coercitive de l’intégration civique existe, certes, mais elle ne saurait être assimilée aux pratiques d’exclusion racialiste d’autrefois, telles que les tests d’alphabétisation ciblant des « races indésirables » en Australie ou aux États-Unis.

Dans la majorité des pays européens, y compris ceux où l’extrême droite est influente, les priorités des politiques d’intégration reposent sur des mesures pragmatiques : l’insertion dans le marché du travail et la formation linguistique dominent, bien plus que des tentatives de formatage moral ou de construction nationaliste uniforme. Yasemin Soysal résume avec justesse que l’intégration en Europe ne constitue pas un projet centré sur la nation ou la consolidation identitaire collective. Elle se fonde plutôt sur la capacité et les efforts des immigrés à participer de manière productive aux droits et institutions offertes par le système. La citoyenneté, ou la résidence, se gagne donc en fonction de la valeur et de la contribution individuelles.

Ce cadre met en lumière l’idée que la citoyenneté post-natale, acquise par naturalisation, a toujours été conditionnelle et contractuelle. Contrairement à la citoyenneté de naissance, qu’elle soit basée sur le droit du sol ou du sang, la citoyenneté acquise n’a jamais été automatique ni inconditionnelle. Ainsi, ce qui est nouveau avec la notion de citoyenneté méritée n’est pas la conditionnalité en elle-même, mais son renforcement et sa mise au premier plan. La revendication selon laquelle la citoyenneté est un privilège et non un droit reflète une vérité ancienne : la naturalisation a toujours été une forme de privilège.

Les lois nationales sur la nationalité représentent l’un des derniers bastions de la souveraineté étatique, protégeant l’État contre les pressions extérieures. Toutefois, même dans ce domaine, des tendances variées s’observent. Par exemple, l’Allemagne est passée d’une naturalisation très discrétionnaire, accordée uniquement si elle servait « l’intérêt public », à une naturalisation de droit dans les années 1990, guidée par une politique d’intégration affirmée. En revanche, au Royaume-Uni, la naturalisation reste discrétionnaire, sans possibilité d’appel en cas de refus. La clause vague de « bonne moralité » permet au gouvernement d’exclure des candidats sur des motifs aussi subjectifs que des comportements ou apparences « excentriques », ce qui a permis de réduire drastiquement le nombre de naturalisations dans un contexte politique tendu, notamment post-Brexit.

Trois traits marquants caractérisent cette citoyenneté méritée : elle est plus difficile à obtenir, plus facile à perdre, et elle a une valeur moindre. Ces évolutions traduisent une montée en puissance des exigences liées à la performance et au contrat social, où la citoyenneté est conditionnée à la démonstration continue d’utilité sociale et d’assimilation aux normes dominantes.

Au-delà de cette évolution formelle, il est crucial de comprendre que ces politiques traduisent une conception de l’État comme instance coercitive et normative. Pour la grande majorité des individus nés avec la citoyenneté, celle-ci est un état non contractuel, un fait social brut. Mais pour les immigrés, qui représentent une minorité mondiale, la citoyenneté reste une récompense conditionnelle, liée à des exigences toujours plus strictes. Ce clivage souligne la tension fondamentale entre une citoyenneté héritée et une citoyenneté gagnée, entre inclusion automatique et intégration négociée.

Par ailleurs, cette approche met en lumière une certaine ambivalence des démocraties libérales européennes : elles proclament des droits universels tout en instituant des mécanismes sélectifs qui restreignent l’accès à la citoyenneté. Elles valorisent l’individu et ses efforts, mais dans un cadre où ces efforts doivent correspondre à des critères souvent flous et largement interprétés par l’État. Cela soulève des questions sur l’égalité réelle et les inégalités structurelles qui sous-tendent l’accès à la pleine appartenance politique.

Comprendre cette dynamique implique aussi d’intégrer la dimension historique et politique de la citoyenneté. L’évolution des politiques de naturalisation n’est pas seulement une affaire technique ou juridique, mais un reflet des changements dans la relation entre l’État et ses populations, ainsi que des tensions sociales et politiques actuelles autour de l’immigration. La montée de la citoyenneté méritée illustre une volonté d’ajuster les frontières symboliques et matérielles de la communauté politique à un contexte de mondialisation et de migrations accrues, tout en répondant à des craintes identitaires et sécuritaires.

La citoyenneté comme privilège conditionnel : vers une reconfiguration ethnique et économique de l’inclusion nationale

La réforme de la citoyenneté canadienne en 2008, bien qu’apparemment libérale en surface, révèle une logique profondément ambivalente. D’un côté, elle corrige rétroactivement certaines injustices historiques, notamment envers les « Canadiens perdus », victimes de discriminations fondées sur le genre ou le statut marital. De l’autre, elle introduit une limitation stricte : la citoyenneté par filiation n’est désormais transmise qu’à la première génération née à l’étranger. Cette mesure a été interprétée non comme une neutralisation ethnique de la citoyenneté, mais comme une forme de réethnicisation. Les bénéficiaires des rectifications étaient majoritairement d’origine européenne, tandis que les groupes nouvellement exclus, tels que les Canadiens d’origine libanaise évacués en 2006, étaient perçus comme des « Canadiens de convenance », étrangers au corps national malgré leur passeport.

Cette dynamique de distinction implicite entre citoyens « légitimes » et « opportunistes » fut accentuée par les réformes de 2009 à 2012. Le test de citoyenneté fut durci, et une dimension quasi-militaire introduite : la présence obligatoire de membres des forces armées canadiennes lors des cérémonies de naturalisation évoque une transition idéologique de la « société de colons » à la « nation guerrière ». En 2014, la loi intitulée Strengthening Canadian Citizenship Act a renforcé ce tournant. Outre la possibilité de déchoir de leur citoyenneté les personnes reconnues coupables de terrorisme, elle a redéfini la notion même de résidence en l’associant à une présence physique prouvée par des déclarations fiscales. Les candidats devaient désormais passer au moins 183 jours par an sur le territoire canadien durant quatre des six années précédant leur demande de citoyenneté. La citoyenneté devenait plus difficile à obtenir, plus facile à perdre, et, selon certains, amoindrie dans sa valeur symbolique.

Les conséquences ont été particulièrement sévères pour les personnes entrées au Canada comme travailleurs temporaires, étudiants étrangers ou réfugiés.

La citoyenneté par investissement : Une nouvelle ère de liberté individuelle ou un risque pour la démocratie ?

La question de la citoyenneté par investissement soulève de nombreux débats sur ses implications légales, politiques et sociales. Au cœur de ces discussions, on trouve un dilemme entre les avantages individuels que ces programmes offrent et leurs risques pour la structure politique des sociétés. Dans le cadre de ces programmes, des individus peuvent obtenir la citoyenneté d’un État simplement en y investissant une somme d’argent substantielle, souvent sans réelle intention de participer à la vie politique de ce pays. Cette pratique soulève des préoccupations sur la nature même de l’appartenance à une nation et sur ce que cela signifie être un citoyen dans le monde moderne.

Le concept de citoyenneté, traditionnellement lié à une forme d'allégeance politique et d’engagement civique, est de plus en plus vu à travers le prisme d’un échange marchand. La question de l'allégeance, naguère considérée comme un devoir sacré et inaltérable envers l'État, est désormais réduite à une simple obligation de respecter les lois, une responsabilité qui s'applique également aux étrangers résidant dans un pays. Les experts s’accordent à dire que la majorité des personnes sollicitant la citoyenneté par investissement n'ont que peu d’intérêt pour la participation politique et préfèrent la citoyenneté pour des raisons pratiques ou économiques, telles que la liberté de circulation ou l'accès à des opportunités économiques plus favorables.

Bien que certains critiques de ces programmes affirment qu'ils risquent de dégrader la qualité de l'engagement civique en permettant aux riches de « profiter » des efforts de la population locale sans y contribuer véritablement, il n’existe pas de preuves concrètes de ce phénomène. La réalité semble plutôt indiquer que ces nouveaux citoyens restent largement invisibles dans la société, leurs effets étant souvent négligeables sur la vie politique nationale. Par ailleurs, l’idée que la citoyenneté, en particulier celle acquise par des moyens financiers, pourrait éroder la solidarité nationale semble parfois déconnectée des dynamiques politiques contemporaines, où la participation citoyenne réelle est de plus en plus marginale, et où le système politique semble être dominé par une technocratie insensible aux besoins des citoyens ordinaires.

Les partisans de la citoyenneté par investissement soulignent, en revanche, que, loin d’être une démarche purement utilitaire, ce processus permet une plus grande liberté individuelle en réduisant l’emprise arbitraire de l'État sur ses citoyens. La vente de la citoyenneté, même si elle peut sembler anachronique, peut être interprétée comme une avancée vers l’autonomie personnelle. Cela ne signifie pas, bien entendu, qu’il faille ignorer les risques associés à cette approche. L'argument selon lequel la citoyenneté est un « bien » qu’il est possible d'acheter et de vendre est encore largement critiqué, non seulement par ceux qui défendent une vision nationaliste de la citoyenneté, mais aussi par ceux qui estiment que de telles pratiques nuisent à l'intégrité des institutions démocratiques.

Un autre aspect important du débat est la légitimité de ces programmes dans le contexte international. En effet, les États tiers jouent un rôle crucial dans la régulation et la restriction de la valeur de la citoyenneté obtenue de manière commerciale. Ainsi, des pays comme le Canada ont réagi à des pratiques douteuses dans certains programmes, en annulant des privilèges comme l'accès sans visa pour les citoyens de pays impliqués dans la vente de passeports. Ces tensions montrent que les nations sont de plus en plus vigilantes concernant la « marchandisation » de la citoyenneté, ce qui peut conduire à une baisse de sa valeur et à un resserrement des conditions d'obtention.

Il est également essentiel de comprendre que ces programmes ne sont pas exempts de critiques sur le plan éthique et politique. Les gouvernements qui mettent en place ces systèmes cherchent souvent à attirer des investissements étrangers pour stimuler leur économie, mais cette démarche peut avoir des conséquences néfastes sur la perception de la citoyenneté elle-même. Le citoyen de demain pourrait être perçu non pas comme un membre d’une communauté politique dotée de droits et de responsabilités, mais comme un simple consommateur de droits, achetant son appartenance à une nation sans véritable engagement envers ses valeurs et son système politique.

Si les bénéfices individuels de la citoyenneté par investissement sont évidents, en termes de liberté personnelle et d’opportunités économiques accrues, il est également crucial de considérer les implications de cette pratique à long terme. Elle pourrait contribuer à la fragmentation des sociétés modernes, créant des groupes de citoyens qui, bien qu’ayant les mêmes droits légaux, n'auront pas le même lien social et politique avec leur pays d’accueil. Cela pourrait potentiellement amplifier les fractures existantes au sein des sociétés, exacerbées par des inégalités économiques et des divergences politiques. La citoyenneté, autrefois fondée sur une participation active à la vie publique et sur une appartenance commune à un idéal politique, semble ainsi se transformer en une transaction qui pourrait altérer à jamais la relation entre l’individu et l’État.