Dans l’étude des peuples autochtones américains, en particulier au travers des théories de la décolonisation, il est crucial de s’éloigner de la simple comparaison des discours coloniaux pour explorer les possibilités de comparaison des discours décoloniaux. Ce changement méthodologique semble simple, mais il représente un tournant significatif en privilégiant les questions de libération plutôt que de se contenter d’évaluer la mécanique de la colonisation. En ce sens, les terminologies géographiques deviennent à la fois ambiguës et politisées. L’ambiguïté résulte souvent de leur politisation ; et leur politisation découle de cette même ambiguïté, en raison des affinités politiques et historiques qui les sous-tendent. Une réflexion sur les termes utilisés, leur portée et leur contexte est nécessaire pour comprendre les dynamiques en jeu.

Les noms de lieux sont un bon point de départ pour cette réflexion. Ces signes, souvent considérés comme neutres et intemporels, sont en réalité des symboles hautement contestés. J’ai longtemps réfléchi à quel terme utiliser pour désigner l’“Amérique” : “l’Amérique”, “les Amériques”, “les États-Unis” ou “l’Amérique du Nord”. Finalement, c’est le terme “Amérique” que j’ai retenu, non pas par simplicité, mais en raison des nombreuses connotations qu’il véhicule. “Amérique” ne désigne pas uniquement une entité géographique ; il est porteur d’un imaginaire colonial, d’une mythologie. L’idée de l’Amérique résonne de manière particulière, à la fois comme un archétype colonial et une géographie qui traverse les langues et les frontières. Bien que “l’Amérique” – et tout autre terme ne faisant pas partie d’une langue autochtone – soit une locution coloniale, il inclut l’Amérique du Nord, l’Amérique du Sud et les Caraïbes, des régions dont le processus de décolonisation est toujours en cours. Dans cette perspective, il est possible de réimaginer l’Amérique comme une agrégation hémisphérique de nations autochtones, tant distinctes qu’interconnectées.

Mon intérêt principal porte sur l’Amérique du Nord, et particulièrement sur les États-Unis. C’est cette région, ou d’autres lorsque nécessaire, que j’aborderai. Lorsqu’il est question des États-Unis, il s’agit du projet colonial et de l’État-nation qui en découle, et non des espaces autochtones d’Amérique. Cette distinction ne relève pas seulement de la nomenclature, mais désigne un ancrage concret dans une condition historique précise, en opposition à une conceptualisation abstraite et dynamique de l’hémisphère, celle qui a précédé et qui survivra à l’État-nation.

Le nom de la Palestine est, quant à lui, plus simple à manier. Lorsque j’utilise le terme “Palestine”, je fais référence à la nation des Palestiniens, peuple arabophone, qu’il soit musulman, chrétien, juif, druze, samaritain, bahaï ou athée, originaire de la terre historique de la Palestine, incluant aujourd’hui Israël (hors des Hauteurs du Golan), la Cisjordanie et la bande de Gaza. Ce peuple, bien que dispersé à travers le monde, maintient une identité profondément liée à sa terre ancestrale, souvent appelée Terre Sainte, une dénomination contre-intuitive à la lumière des conflits qui la traversent. Lorsque je parle d’Israël, il s’agit de l’entité coloniale imposée sur cette terre historique, une entité dont le projet de nettoyage ethnique perdure depuis des décennies. “Israël” versus “Palestine” marque ainsi une différence fondamentale entre l’État-nation et la nation.

Quant à la décolonisation, je m’inspire des théories de Frantz Fanon, notamment de son ouvrage Les Damnés de la Terre, où il définit la décolonisation comme un processus historique qui visait à bouleverser l’ordre mondial. Selon Fanon, la décolonisation est un rejet total du colonialisme, non seulement dans ses formes économiques et politiques, mais aussi dans la manière dont elle influence les structures sociales et psychologiques. Il parle de ce rejet de l’ordre colonial comme d’un “désordre total” – une transformation profonde, qui dépasse le simple renversement de l’autorité coloniale, pour en arriver à un processus plus radical d’expulsion psychologique du colonisateur. En d’autres termes, la décolonisation n’est pas seulement une résistance physique, mais une ré-imagination politique et mentale du monde.

Ce concept de décolonisation est fondamental pour comprendre le rapport entre les peuples palestinien et autochtones américains. La décolonisation est un phénomène inévitable, selon Fanon. Une fois qu’elle est décrite, elle est activée et devient irréversible. La libération, donc, ne se limite pas à un acte de violence ou à un renversement militaire, mais est aussi et surtout un processus de redéfinition culturelle et psychologique. C’est cette définition étendue de la décolonisation que je défends, telle qu’elle a été reformulée par des penseurs comme Edward Said, Vine Deloria Jr., Gayatri Chakravorty Spivak, ou Mahmood Mamdani.

En outre, dans l’étude des peuples autochtones, il est essentiel de comprendre que la décolonisation ne se résume pas simplement à l’expulsion d’un occupant étranger. Il s’agit également de l’élimination de toute forme de domination dans les structures économiques, éducatives et identitaires. Il convient de nuancer cette décolonisation en prenant en compte les multiples formes de résistances qui ne se contentent pas de rejeter un colonisateur extérieur, mais qui incluent également la reconstruction d’un imaginaire collectif indigène, réorienté vers l’autonomie et l’autodétermination.

C’est dans ce cadre que l’étude des peuples autochtones et des Palestiniens s’entrelacent, en offrant des perspectives complémentaires sur ce que signifie réellement vivre sous domination coloniale et comment ces peuples réinventent, non seulement leurs territoires, mais aussi leurs identités et leurs systèmes de valeurs dans un monde postcolonial. L’analyse de ces processus de décolonisation, à travers les multiples voix indigènes et palestiniennes, ouvre des pistes essentielles pour repenser la politique, la culture et la justice sociale dans le monde contemporain.

La Palestine dans la poésie autochtone : Un voyage inter/national à travers la souffrance et l’espoir

La discussion autour de la visite de Harjo à Tel Aviv a été productive et sophistiquée. Dans la formulation de la "Piste des Larmes palestiniennes", je vois un bon exemple de la manière dont les personnes intéressées par le développement de communautés inter/nationales peuvent aborder avec plus de soin les sujets qui leur tiennent à cœur. Cette formulation est instructive à la lumière de la mauvaise interprétation qu’a faite Jabotinsky de l’histoire américaine. Il serait plus juste de dire que Jabotinsky a lu l’histoire américaine à travers un prisme mythologique. Il a recyclé la logique coloniale américaine que Jackson a contribué à consacrer. La "Piste des Larmes", alors, devient un autre exemple emblématique de l’histoire médiatisée à travers des récits infinis et mythifiés. Il est plus judicieux de réinterpréter de manière critique ces récits que de tenter de réinventer leur vraisemblance. Les Palestiniens auraient pu faire référence de manière plus pertinente à la "Piste des Larmes", telle qu’elle s’est déroulée sur son propre territoire. Elle annonçait parfaitement ce qu’allait devenir la colonisation sioniste.

Le fer est essentiel à notre survie. Il habite une protéine qui transporte l’oxygène vers nos extrémités. Peut-être que Jabotinsky n’utilisait pas ce terme uniquement de manière métaphorique. Ses exaltations de la force et de la fermeté contrastent en effet avec presque toutes les connotations de l’anémie. Le corps de l’État israélien ne pourrait survivre sans ce produit chimique autorégénérateur. Jackson n’a jamais souffert d’anémie politique. Il a imposé la Loi sur l'Expulsion des Indiens avec une brutalité experte, supervisant sa mise en œuvre avec une efficacité brutale. Sur un territoire aussi vaste, Jackson n’avait pas besoin de murs de fer, mais simplement de grandes étendues de terres pour isoler les Natives du "progrès" américain. Il affirmait que cela aiderait les Indiens, mais n’a jamais pris le temps de réfléchir aux contradictions sanglantes de son altruisme. Pourtant, aucun mur ou territoire ne pourra jamais séparer les indigènes de leur terre natale. Le territoire accompagne les peuples à travers les barrières de fer et les paysages étrangers. Aucun colonisateur ne peut bâtir un mur assez haut ou assez fort pour séparer un peuple de son histoire. Ni les colons, ni les murs, ni les frontières ne pourront effacer les liens indissolubles des peuples autochtones avec la terre de leurs ancêtres.

Les peuples autochtones ont la capacité d’imaginer le territoire comme un élément distinct de leur place dans le monde. La plupart des colons conceptualisent la terre comme un accessoire d’une suprématie culturelle imaginée. En comparant Jackson et Jabotinsky, j’ai tenté de démontrer comment nous pouvons positionner de manière productive l'inter/nationalisme à travers un ensemble d'idéaux coloniaux partagés. Ces idéaux professent la grandeur mais sont en réalité fragiles et hermétiques. Nous avons alors des opportunités extraordinaires de continuer à démanteler les récits prédestinés de la civilisation et du progrès. Cette opportunité nous permet d’entreprendre une analyse décoloniale plus rigoureuse. Elle rend cette tâche plus accessible. Les dirigeants des États-Unis et d’Israël ne cessent de diviniser une "relation spéciale", mais en explorant les conditions de cette relation, il devient évident qu’elle est faite de poudre de fée et de délires. Le colonisateur sait pertinemment à qui la terre appartient. Ses professions constantes d’oblig

Pourquoi la question palestinienne est-elle devenue cruciale dans les études sur les peuples autochtones et les mouvements décoloniaux ?

La prolifération des blogs et des médias sociaux a permis aux individus de discuter, de s'informer, de partager et de théoriser, de manière parfois superficielle, mais parfois aussi sophistiquée. Ces plateformes se prêtent à une multitude de comparaisons, souvent utilisées dans un but rhétorique. Les bienfaits et les inconvénients des médias sociaux dans l'activisme et la recherche sont multiples et très disputés. Il est donc difficile de quantifier l'influence exacte de ces nouveaux médias sur l'essor des comparaisons entre les peuples autochtones et les Palestiniens. Cependant, les plateformes documentent l'ampleur de cette comparaison et son entrée dans la conscience d'une certaine catégorie démographique, celle des intellectuels engagés dans le discours public autour de la décolonisation.

De plus en plus de chercheurs et d'activistes palestiniens utilisent le vocabulaire de l'indigénéité et des relations géoculturelles pour décrire les positions politiques, économiques et juridiques des Palestiniens. Par exemple, Sa’ed Adel Atshan parle de « notre histoire commune en tant que peuples autochtones confrontés au nettoyage ethnique de la part des colons européens ». L'adoption de ce langage est un acte rhétorique visant à situer – de manière juste, fondée sur des preuves considérables – le déplacement des Palestiniens dans un cadre spécifique de l’histoire coloniale, et non comme un ensemble d'événements exceptionnels produits par des circonstances ahistoriques. Ce discours permet d’établir une familiarité socio-historique perçue avec d’autres communautés déplacées, en l'occurrence les peuples autochtones d’Amérique du Nord.

Déclarer que les Palestiniens ne sont pas simplement natifs ou originaires, mais indigènes à la terre colonisée par Israël, est une idée en plein essor. Cette idée modifie de nombreux facteurs cruciaux des stratégies palestiniennes de décolonisation, en particulier la relation des organisations de défense des droits humains avec le droit international, les possibilités de comparaisons dans des domaines comme les études ethniques et indigènes, et l'utilisation intellectuelle et physique du nationalisme palestinien dans des espaces transnationaux. Cette approche repose sur une volonté d'établir un parallèle entre les Palestiniens et d’autres peuples autochtones, mettant en lumière les processus coloniaux similaires subis par les deux groupes.

Un autre facteur clé dans la prolifération de ces discours comparatifs est le mouvement Boycott, Désinvestissement, Sanctions (BDS). Le boycott des institutions israéliennes ou de l'État lui-même a une histoire longue, bien que variable, dans le monde arabe. Le mouvement BDS, né en 2005 de l'initiative de près de deux cents organisations représentant la société civile palestinienne, se distingue par sa nature non gouvernementale et non corporative. Il découle d'une longue histoire de plaidoyer décolonial à l’échelle internationale, s’efforçant de faire pression sur l’État israélien afin qu’il respecte les lois internationales contre le colonialisme et l'occupation militaire, par des méthodes non violentes de résistance, en opposition aux stratégies diplomatiques traditionnelles qui ont échoué, telles que les négociations de paix ou les programmes multiculturels. Ce mouvement continue de croître, et son lien avec les études sur les peuples autochtones, en particulier les Amérindiens, mérite une attention particulière.

La relation entre BDS et les études sur les peuples autochtones est plus que superficielle. De nombreux chercheurs et militants des peuples autochtones ont pris en charge la cause du BDS, approfondissant ainsi les conditions d'étude de la décolonisation de l’Amérique tout en approfondissant ce que signifie entreprendre des actions intellectuelles et politiques en faveur de la libération palestinienne. Parmi les autres raisons qui expliquent l'augmentation des comparaisons entre les peuples autochtones et les Palestiniens, il y a la montée en puissance de la Palestine en tant qu'enjeu central de la crédibilité décoloniale et de gauche, ainsi que la réussite du mouvement national palestinien à convaincre un nombre croissant de personnes dans le monde entier de soutenir ou même de s'identifier à sa cause, en grande partie grâce à l'augmentation de l’agressivité israélienne et à la diffusion de cette réalité dans les médias alternatifs.

Un autre phénomène significatif a été l'essor des études sur les Arabes américains, domaine dans lequel la question palestinienne occupe une place centrale. Ces études rencontrent souvent les recherches sur les peuples autochtones, particulièrement dans les espaces académiques d’études ethniques. L'accent mis sur les méthodologies transnationales et comparatives dans les études sur les peuples autochtones a conduit de nombreux chercheurs des États-Unis, du Pacifique et d'Amérique du Sud à se rendre en Palestine, tant intellectuellement que physiquement. Par exemple, en 2012, une petite délégation de chercheurs américains s’est rendue en Palestine dans le cadre d’une mission factuelle organisée par le Boycott académique et culturel des États-Unis contre Israël (USACBI), qui milite pour différentes initiatives BDS et participe à l’élaboration de politiques sur des formes éthiques de boycott.

Cette délégation se distingue des délégations traditionnelles, généralement organisées par des groupes de paix ou des étudiants, en ce qu’elle a été composée de chercheurs éminents spécialisés dans les domaines de la race et de l’ethnicité. Le point de vue de la délégation dépassait la simple collecte d’informations justifiant le BDS. Il visait à situer le déplacement des Palestiniens dans un cadre plus large de pratiques néolibérales mondiales, plutôt que de le réduire à une conséquence de conflits communautaires ou de malheurs historiques. En rentrant, Neferti X. M. Tadiar, l’une des déléguées, a souligné que la vie palestinienne ne doit pas être perçue comme l’accomplissement d’un État aberrant, mais plutôt comme le produit d’un ordre économique et géopolitique mondial qui condamne certains groupes sociaux à être des populations redondantes, inutiles. La question palestinienne devient ainsi une question urgente d’un avenir juste et équitable, qui est à la fois spécifique à ce peuple et à ce contexte, et une préoccupation générale de portée mondiale.

Un autre membre de la délégation, J. Kēhaulani Kauanui, a réfléchi à une conversation critique qu’elle a eue avec des Palestiniens de 1948 (les Palestiniens citoyens d’Israël), au cours de laquelle il est apparu que ces Palestiniens tentaient de réorienter le discours vers le paradigme du colonialisme de peuplement. Ce changement de cadre permet d’ouvrir de nouvelles connexions avec tous les Palestiniens. Kauanui a ainsi pu faire le lien avec son propre combat pour la libération d’Hawaï, en insistant sur la reconnaissance de l’empire des États-Unis comme une forme de domination violente et mondiale, dont la structure coloniale affecte à la fois les peuples autochtones d’Amérique et du Pacifique.

En somme, la question de la Palestine ne doit pas être réduite à un conflit régional ou à un affrontement local. Elle dépasse largement le cadre de l’État israélien et de ses politiques envers les Palestiniens pour devenir une question mondiale de justice sociale et de décolonisation. C’est dans ce contexte élargi que les études sur les peuples autochtones, le BDS et les mouvements de libération palestiniens se rencontrent, formant un réseau d’engagement intellectuel et politique transnational.

Pourquoi les études sur les Amérindiens devraient-elles être importantes pour la solidarité avec la Palestine ?

Les études amérindiennes ne se limitent pas simplement à des espaces académiques théoriques ni à des recherches distantes. Elles doivent s’étendre à des engagements réels, à des voyages et à des expériences vécues qui, bien qu’elles ne soient pas toujours d’un académisme rigoureux, enrichissent la compréhension des luttes de décolonisation à travers le monde. Lorsqu’on pense à la solidarité palestinienne, on ne peut ignorer les résonances profondes que les expériences amérindiennes peuvent avoir avec la situation palestinienne. Nombreux sont les peuples indigènes, en particulier ceux des Amériques, qui, par leurs voyages en Palestine, ont établi des liens tangibles, non seulement avec les luttes politiques, mais aussi avec les réalités de la colonisation, des terres occupées et des luttes pour la justice.

Ce phénomène de convergence n’est pas anodin, ni une simple curiosité académique. Il est une illustration des dynamiques transnationales de la solidarité de décolonisation. Si les peuples indigènes voyagent régulièrement en Palestine et écrivent des récits puissants sur leurs expériences, il est évident que cette interaction mérite d’être examinée avec sérieux dans les études sur la Palestine et la situation des Palestiniens. Ces visites suscitent plusieurs interrogations : Pourquoi ces peuples se rendent-ils en Palestine ? Qu’est-ce qu’ils y trouvent qui les touche profondément ? Quelles connexions font-ils entre ces réalités et leurs propres expériences de colonisation ?

Les réponses à ces questions ne peuvent se limiter à une analyse théorique ou à une simple comparaison entre deux régions colonisées. En réalité, ces liens et ces solidarités doivent être compris à travers une approche méthodologique ancrée dans l’étude des peuples indigènes, dans leurs luttes historiques, politiques et culturelles. Les études amérindiennes et, plus largement, les études indigènes offrent une riche réflexion sur l’histoire, les mouvements politiques, les traditions intellectuelles et juridiques qui peuvent éclairer de manière nouvelle les luttes palestiniennes. Nombre de ces analyses se révèlent familières pour ceux qui militent pour la solidarité avec la Palestine, bien que certaines soient aussi spécifiquement liées à des contextes indigènes uniques.

Mais ce qui ressort de ces analyses, c’est que la diversité des croyances et des pratiques au sein des communautés indigènes complique toute généralisation. Par exemple, alors que les intellectuels de nombreuses communautés indigènes sympathisent fortement avec la Palestine, cette sympathie n’est pas nécessairement partagée de la même manière dans les différentes couches socio-économiques de ces communautés. Cela ne diminue en rien la pertinence des comparaisons mais invite à une approche nuancée, reconnaissant les différences internes tout en maintenant une vision unifiée face à l’oppression.

En outre, cette approche comparative ne doit pas uniquement chercher des parallèles entre les situations géographiques ou politiques. Elle doit aussi s’inscrire dans une architecture de solidarité transnationale, qui reconnaît l’impératif mondial de la décolonisation et la lutte contre les structures néolibérales et plutocratiques qui maintiennent ces systèmes de domination. Comme le souligne Robert Lovelace en qualifiant Gaza de « plus grande réserve indienne du monde », il s’agit de percevoir Gaza comme un symbole de violence coloniale plutôt que comme un lieu d’intérêt mutuel. Gaza, dans cette vision, est un microcosme des souffrances des peuples colonisés, un endroit où les récits de décolonisation et de résistance trouvent un écho particulièrement puissant.

Cet appel à la solidarité prend des formes multiples et variées. J. Kēhaulani Kauanui, une universitaire hawaïenne, explique que son lien personnel avec la Palestine découle de sa propre expérience de la colonisation hawaïenne. Elle raconte comment la participation de la juge palestinienne Asma Khader à un tribunal international en 1993 a profondément influencé sa réflexion sur les connexions entre la Palestine et Hawaï, qui partagent une histoire commune de colonisation. Cette relation personnelle et passionnée à la Palestine, plus que de simples intérêts géopolitiques, illustre parfaitement le type de lien que les études amérindiennes peuvent apporter à la solidarité palestinienne.

L’importance des études amérindiennes dans la solidarité avec la Palestine ne réside pas seulement dans l’analyse des mécanismes de la colonisation, mais aussi dans la reconnaissance de cette dimension personnelle, affective et profondément humaine. Trop de chercheurs indigènes ont évoqué la Palestine pour que nous considérions cet intérêt comme une mode passagère ou une curiosité marginale. Cela devient, au contraire, un principe fondamental dans la recherche d’une décolonisation véritable, qui englobe non seulement les peuples indigènes mais aussi ceux qui luttent contre les formes modernes de colonialisme, qu’elles soient économiques, politiques ou culturelles.

Les études amérindiennes doivent être au cœur de la solidarité avec la Palestine précisément parce qu’elles permettent d’intégrer cet investissement personnel dans l’analyse. Elles donnent un cadre pour comprendre comment la décolonisation et la solidarité entre peuples colonisés ne se limitent pas à un domaine académique, mais s’étendent à des actions concrètes et à des changements réels dans les vies des peuples impliqués. Lorsque ces deux luttes se rencontrent, il ne s’agit plus d’une simple comparaison géopolitique, mais d’une tentative de construire une fraternité mondiale contre l’oppression coloniale. La solidarité ne se fait pas simplement dans les discours ou les théories ; elle se construit dans les actions communes, dans la reconnaissance des luttes et dans la volonté de redonner de la dignité aux peuples colonisés.

Les Jeux de Colonisation et Leur Impact Mythologique : Entre Réalité et Imagination

Les jeux de société qui simulent des processus de colonisation, tels que Les Colons de Catan ou Les Colons de Canaan, proposent une réflexion complexe et paradoxale sur la manière dont l'histoire et la mythologie se mêlent dans les représentations modernes de l'expansion territoriale. Ces jeux, tout en étant des divertissements populaires, transportent des éléments narratifs lourds de symbolisme qui résonnent profondément dans l'imaginaire collectif, notamment américain et européen. Au cœur de ces jeux se trouve un récit qui exalte l'idée de la conquête et de la colonisation, mais dans un cadre où les enjeux historiques réels semblent se dissoudre dans des représentations idéalisées et fantastiques.

Le jeu Les Colons de l'Amérique évoque la migration vers l'Ouest, la construction de réseaux ferroviaires reliant les villes naissantes et, finalement, la création d'une grande richesse. C'est un jeu de stratégie où les joueurs sont appelés à obtenir des droits miniers et à accéder à de nouveaux territoires, une dynamique de compétition symbolisant la quête incessante de ressources et de pouvoir. Cependant, ce qui distingue ce jeu, et ce qui le relie à Les Colons de Canaan, c'est l'absence d'une véritable réflexion sur les conséquences de la colonisation. Les peuples indigènes, bien que présents en toile de fond, ne sont ni humanisés ni pleinement intégrés dans la mécanique du jeu ; ils sont plutôt des éléments symboliques, des acteurs secondaires, voire des accessoires dans le grand récit du progrès et de l'expansion. C’est une vision qui refuse d’affronter directement la violence coloniale, préférant mettre en avant la « vision stratégique » du colons industrieux et visionnaire.

Les noms eux-mêmes – Canaan et l’Amérique – sont des indicateurs puissants de l’ambivalence qui sous-tend ces jeux. Leurs racines bibliques, en particulier, ancrent les récits de colonisation dans une mythologie sacrée qui est à la fois une justification et une légitimation de l’expansion. En associant ces jeux à des lieux historiques réels, les concepteurs de jeux ne font pas seulement appel à des lieux géographiques mais aussi à des récits fondateurs profondément enracinés dans l’imaginaire collectif. Les habitants originels, qu’ils soient Cananéens ou Amérindiens, sont perçus dans une lumière mythologique, presque irréelle, effacée sous l’élan triomphant de la conquête. Cette vision fait écho à des mythes nationaux où la présence des indigènes, bien que présente dans les récits, est minimisée, voire totalement effacée.

Cela soulève une question fondamentale : qu’est-ce que signifie jouer à un jeu qui présente la colonisation comme un acte de valorisation, un projet stratégique plutôt qu’une entreprise violente et dévastatrice ? Il est difficile d’ignorer que, sous cette forme de divertissement, il existe une distorsion historique qui reflète un désir de réécrire le passé. En jouant à ces jeux, les participants sont invités à rejouer des moments historiques qui sont souvent présentés sous un jour héroïque, et ce, sans devoir affronter les violences structurelles qui ont accompagné la colonisation réelle. Les indigènes, dans ces jeux, sont figés dans un passé révolu ; leur sort est scellé par l’imaginaire des joueurs qui ont besoin d’une victoire nette pour valider leur propre récit de civilisation.

Il est important de comprendre que, bien que ces jeux puissent sembler innocents, ils jouent un rôle dans la reproduction des mythes de la colonisation. Ces mythes, qui se fondent sur l’idée que la colonisation est une « conquête légitime » de terres vides ou inoccupées, ont façonné les sociétés modernes, notamment aux États-Unis et en Israël. Dans ces contextes, les populations indigènes sont souvent réduites à des symboles du passé, leur existence actuelle étant effacée au profit de récits qui les montrent comme des acteurs déchus d’une histoire désormais dominée par le colonisateur. C’est ce que l’on retrouve, en filigrane, dans ces jeux où le processus de colonisation est réduit à une simple compétition de stratégie.

Cependant, ces jeux ne sont pas seulement un reflet d’un passé révolu. Ils incarnent un présent où les nations continuent de s’approprier l’histoire en rejetant la réalité de la colonisation. L’idéologie qui sous-tend ces jeux participe à la construction d’un monde imaginaire où la conquête est un processus naturel, même inévitable. En effet, l’idée de l’exceptionnalisme américain et la mythologie de la Terre Promise jouent un rôle central dans la manière dont ces jeux sont perçus et acceptés par les joueurs. Les vaincus, qu’ils soient Amérindiens ou Palestiniens, sont effacés dans le cadre d’un récit triomphaliste et progressiste. Le rôle des indigènes est réduit à une absence symbolique : ils sont invisibles dans le présent, malgré le fait qu’ils soient toujours présents dans les réalités politiques et sociales.

Les Colons de Catan et ses dérivés, comme Les Colons de Canaan et Les Colons de l’Amérique, ne sont pas seulement des jeux de société, mais des reflets des luttes de mémoire et de représentation qui traversent les sociétés contemporaines. Dans ces jeux, les joueurs rejouent des mythes qui ont façonné la colonisation, et ils participent, sans même s’en rendre compte, à une réécriture de l’histoire qui efface les souffrances des peuples indigènes. Ainsi, ces jeux, loin d’être des divertissements innocents, sont des outils puissants qui reproduisent, par le biais de la culture populaire, les récits colonisateurs et les mécanismes d’effacement des véritables enjeux historiques.

Il est essentiel de comprendre que la colonisation, même lorsqu’elle est réduite à un jeu, reste une réalité complexe et douloureuse. Dans l’imaginaire collectif, la colonisation est trop souvent présentée comme une aventure, une quête héroïque de territoires vierges. Les joueurs, en participant à ces jeux, ne font pas que revendiquer des terres imaginaires : ils s’inscrivent dans une longue tradition de récits où les peuples indigènes sont systématiquement éliminés de la narration. Il est donc crucial de remettre en question ces jeux et les récits qu’ils véhiculent, tout en se souvenant que, dans la réalité, la colonisation n’est ni un jeu, ni une conquête légitime, mais un processus complexe qui a laissé des cicatrices profondes et durables.