Piotr Fiodorowicz Siewierow
Kazak Semiejka, membre du service militaire

Sur les lointaines routes sibériennes, dans les détachements des gens de service, dans de petits hameaux entourés d’un palissade, où se rencontraient de hardis voyageurs de cette étendue incroyable, peu nombreux étaient ceux qui connaissaient le nom de famille du kazak Semiejka.
Son véritable nom — Sémion — avait été modifié par quelqu’un en un diminutif — Semiejka, mais cela ne sonnait pas avec mépris, — plutôt avec affection.

Les gens habitués à arpenter de vastes étendues par les sentiers de bêtes, à travers la toundra et la taïga, parlaient de Semiejka avec éloge, disaient qu’il avait combattu dans quarante batailles et qu’il ne restait sur son corps aucun endroit intact : tout était couvert de cicatrices et de plaies.
Mais Semiejka n’aimait pas raconter ces innombrables mêlées, ses aventures étonnantes et ses expéditions audacieuses. En deux mots, il résumait tout ce qu’il avait vécu :
— Telle est la service…
Or, le service du Tsar dans une contrée sauvage, inconnue, en ces années lointaines, était très lourd. En explorant de nouvelles terres, recueillant souvent à coups de bataille pour le trésor royal un yasak — un impôt payé généralement en fourrures, en ivoire de mammouth, en défenses de morse, — les gens de service quittaient Iakoutsk (à l’époque point d’appui des Russes sur la Léna) pour des centaines, voire des milliers de verstes. Dans ces expéditions, des détachements entiers d’explorateurs disparaissaient sans laisser de trace : des guerriers de tribus sibériennes, annexées à la Russie, les attaquaient dans les profondeurs de la taïga, les vallées montagnardes, les marais de la toundra, tendant des embuscades aux passages de grandes rivières. Beaucoup étaient condamnés à périr de faim, de froid, ou du scorbut.
Il fallait un tempérament particulier, une volonté et un véritable caractère d’acier, pour surmonter toutes ces misères et conquérir pour la patrie de nouvelles terres, et pour le trésor du Tsar — le yasak.
Même dans les pétitions du kazak endurci Semiejka, qu’il envoyait au Tsar, il laissait percer, comme une plainte retenue, des récriminations. Il décrivait comment « mourait de mort affamée », « mangeait l’écorce de pin et de feuillus », « endurait pendant de longues années toutes sortes de besoins et de calamités », « mettait sa tête en jeu, recevait de grandes blessures»…
Cependant, de ces terres lointaines, Semiejka et ses compagnons ne se hâtaient pas de revenir à Iakoutsk. Iakoutsk était redoutable à cause des affaires sanglantes du stolnik Piotr Golovine. Le bourreau et tyran Golovine torturait et exécutait des dizaines de gens innocents ; une sombre renommée résonnait de lui dans toute la Sibérie.
Mais pour le vétéran Semiejka, il n’était pas difficile de trouver un service plus tranquille ailleurs. Mais la vie paisible dans une maison chaude, visiblement, n’était pas pour lui. Il aimait trop les vastes étendues sibériennes, les rapides mugissants des rivières, les crêtes inconnues au‑dessus des nuages où l’homme n’avait encore jamais posé le pied… Et l’océan polaire rigoureux ! Quels îles encore non découvertes dans cet océan, quels animaux et quels oiseaux y habitaient ? Et les lacs bleus, répandus jusqu’à l’horizon ! Que se trouvait‑il au‑delà de ces lacs ? Peut‑être encore montagnes, rivières et peuples inconnus ?
Les défenses de mammouth et la défense de morse, trouvées sur des îles dans le delta de la Léna ; la peau précieuse de martre‑sibl, de renard croisé, de renard arctique bleu ; les filons d’or scintillants au fond des ruisseaux et des bras de rivière, et d’autres richesses féériques de cette contrée primordiale — tout appelait les audacieux explorateurs en avant, vers l’inexploré. Le confort domestique et les révérences serviles auprès des voïvodes n’étaient pas pour eux.
Dès le XIᵉ siècle, franchissant des milliers d’obstacles, les Russes explorèrent la Ceinture de pierre — l’Oural — et s’avancèrent plus à l’est, en Sibérie. En 1582, le royaume de Sibérie fut rattaché définitivement à la Russie. Mais où se trouvaient les limites de cette contrée immense, personne ne pouvait le dire exactement. Un pays colossal, inexploré, s’étendait sur plusieurs milliers de verstes.
La Russie fut de tout temps célèbre pour l’audace sans bornes de ses fils : il n’y avait pas d’obstacles capables d’arrêter l’homme russe curieux.
La terre ouralienne venait tout juste d’être colonisée, les jeunes villes russes repoussaient encore les assauts d’ordes sauvages, tandis que des bandes de cosaques et de « promychlenniki », chacune de deux à trois dizaines d’hommes, naviguaient déjà sur des kots — de petits bateaux à fond plat et des radeaux — sur l’Ob abondante en eau, pénétraient dans les bassins de rivières avoisinantes, remontaient vers l’Iénisseï, la Toungouska Inférieure, la Viliouï, traçant obstinément et sans peur le chemin vers la lointaine Léna.
En 1632, le sotnik cosaque Piotr Béketov fonda sur la Léna le fort d’Iakoutsk. Cet établissement permanent devint un centre commercial et un nœud pour toutes les voies sibériennes. À l’ouest, les routes menaient vers l’Oural, vers la lointaine Moscou. À l’est, elles menaient vers l’inconnu — vers l’Amérique ou vers le mystérieux Japon. Aucun Européen n’avait encore, à cette époque, visité l’extrême nord‑est de l’Asie, et les savants débattaient avec passion : exist‑il un détroit entre l’Asie et l’Amérique ?
Sur certaines cartes géographiques, l’Amérique était représentée comme reliée à l’Asie, sur d’autres le détroit était tracé, nommé « Aniansk ». Pendant de longues années, ce détroit resta un mystère, et les débats à son sujet éclataient de temps en temps avec une nouvelle vigueur.
L’homme de service Semiejka connaissait les rivières sibériennes, les chaînes de montagnes, la toundra sauvage et la taïga sans cartes et sans descriptions — les cicatrices des lances, des flèches et des épées étaient pour lui comme les marques des jours mémorables et des routes parcourues.
Mais les vastes étendues de l’est, encore, l’appelaient puissamment à nouveau. Il partit alors avec des compagnons vers la rivière inconnue Kolyma, sur les richesses de laquelle on parlait déjà à Iakoutsk.
Personne parmi les explorateurs n’avait encore posé pied sur la rive de cette rivière lointaine, mais sa rumeur avait déjà parcouru tous les établissements de toundra et de taïga, séparés les uns des autres par des centaines de kilomètres, et on croyait déjà que quelqu’un l’avait visitée. Ses richesses en fourrures faisaient tourner la tête des audacieux, des détachements de reconnaissance se formaient en hâte.
Lorsque le kazak Semiejka arriva dans les basses de la Kolyma, un autre explorateur — Mikhaïl Stadoukhin — avait déjà fondé un petit fort et contraint les tribus yukagires à verser au Tsar le yasak.
À l’embouchure de la Kolyma, Stadoukhin arriva par mer, ne craignant ni les tempêtes ni les glaces. Les petits kots en bois étaient impitoyablement secoués par les vagues de tempête, la route était barrée par des rochers sous‑marins et des hauts‑fonds, le vent arrachait les voiles d’élan montées en peaux de rennes, mais Stadoukhin avançait obstinément vers l’est jusqu’à ce que l’embouchure kolymienne s’ouvrit devant lui. Et maintenant, à juste titre le premier, il se sentait maître de toute la rivière.
Mikhaïl Stadoukhin était un homme déterminé et courageux, mais, comme disaient les cosaques, son caractère était très rude et irascible. Avec les tribus inconnues qui habitaient les rives de la mer glacée et des rivières sibériennes, il ne savait pas traiter autrement que par menaces et combat. Le service de Semiejka avait un temps été sous les ordres de cet homme féroce. À plus d’une reprise, il avait dû persuader son ataman, mais celui‑ci n’écoutait jamais les conseils et n’admettait pas les ordres.
Et, en se séparant un jour sur la route, Semiejka décida fermement de ne plus jamais retourner vers Stadoukhin, pour ne plus entendre ses cris frénétiques, ne plus voir ses jugements cruels.
Et maintenant, de manière inattendue, dans ce petit fort à l’embouchure de la Kolyma, Semiejka se retrouva invité chez Stadoukhin, et celui‑ci, en riant sournoisement dans sa barbe, demanda comme s’il connaissait déjà la réponse :
— Alors, cosaque, viendras‑tu sous mon commandement ? Tu sais, je n’aime pas qu’on me dise non…
Étaient là aussi Dmitri Zyryan, compagnon éprouvé de Semiejka, et c’est lui qui répondit pour les deux :
— Notre service est unique, Mikhaïlo, — cher frère, du Tsar. Et si tu es arrivé le premier en ces lieux, cela veut dire que c’est toi notre chef…
— Alors, rassemblez, braves gens, le détachement, — dit Stadoukhin. — Il faut mater le prince yukagir Allia. Il nous contredit partout, tend des embuscades, tue des gens…
La tribu yukagir des omoks défendait bravement ses terres. Pour la première fois, les habitants autochtones de cette contrée — les yukagires — entendaient parler du puissant tsar russe qui se proclamait leur souverain. Pour commencer, ce souverain exigeait un tribut élevé en peaux de martre et de renard arctique. Les camps nomades des yukagires se levèrent et s’en allèrent vers la toundra.
…Trois ans durant le kazak Semiejka erra dans la toundra, essaya à plusieurs reprises de persuader le fier prince Allia de tout régler pacifiquement. Mais celui‑ci attaqua soudain depuis une embuscade, et commença un combat au corps à corps, dans lequel Semiejka s’illustra à nouveau, tuant le guerrier le plus fort et le plus courageux des yukagires — le frère même d’Allia.
Semiejka lui‑même fut sérieusement blessé : une pointe de flèche en fer torsadé traversa son bras.
D’une façon ou d’une autre, Semiejka atteint le fort de Nijnekolymsk avec une poignée de cosaques et remit au chef le yasak collecté.
Avec ce butin, les cosaques quittèrent la Kolyma vers Iakoutsk. Seuls douze hommes sous la direction de Semiejka restèrent au fort. Ils se consacraient à des travaux pacifiques : pêcher du poisson, repriser leurs vêtements usés, recueillir des herbes médicinales pour guérir les blessures.
Le prince Allia apprit qu’une petite poignée de Russes habitait le fort. C’était une occasion facile de se venger de la mort de son frère et de réaffirmer son autorité sur la région. Il rassembla une armée de cinq cents hommes, promettant à chacun d’eux des récompenses généreuses. Il ne pensait même pas que treize Russes, blessés lors des batailles antérieures, accepteraient de combattre contre ses cinq cents guerriers.
Dans la nuit, la troupe bruyante encercla le fort, et Allia proposa à Semiejka de se rendre à sa clémence princière. Cette clémence, toutefois, n’était pas très grande : le prince dit qu’il permettrait à Semiejka de choisir n’importe quelle mort — par le feu, par la corde ou par le couteau.
Semiejka rit haut dans sa réponse :
— Essaye‑donc, Allaïka, approche‑toi ! Nous sommes Russes, et les Russes ne se rendent pas !..
La troupe d’Allia se lança à l’assaut. Marchant sur les cadavres de ses soldats presque sauvages, Allia entra le premier dans le fort…
Treize hommes se battirent avec furie. Les lances sifflaient, les épées brillaient, les flèches volaient, les couteaux étincelaient, les longs fusils‑pistoles des cosaques tonnaient…
Une flèche de fer se planta dans la tête de Semiejka, il l’arracha, ensanglanté, se jeta sur Allia. Mais le prince était protégé par des guerriers d’élite. Semiejka dévia du sabre les coups de trois lances et terrassa un géant peint en terre rouge. L’un des cosaques ramassa la lance abandonnée, elle siffla aussitôt dans les airs. Le prince Allia put saisir l’arçon du javelot, mais il était trop tard… La lance le transperça et le cloua au palissade du fort.
À l’instant même, la panique s’empara des assaillants. Il s’avéra que le prince Allia avait assuré à ses hommes qu’il était protégé par les chamanes des lances, des flèches, des épées. Et maintenant il se tenait mort près de la palissade, — le fût de la lance l’empêchant de tomber.
La troupe d’Allia se dispersa aussi vite qu’elle était venue, et les cosaques entreprirent de ramasser les armes abandonnées, d’extraire les corps, de bander les blessures.
Zyryan, l’ancien ami de Semiejka, comme s’il pressentait le malheur,