L’architecture et l’ingénierie, secteurs historiquement ancrés dans la tradition artisanale, vivent aujourd'hui une profonde mutation. Cette transformation, portée par la montée en puissance des technologies numériques, notamment l’Intelligence Artificielle (IA) et la pensée computationnelle, réinvente non seulement les processus de conception mais aussi les rôles traditionnels des professionnels. L’ère numérique n’est plus seulement un phénomène parallèle ; elle redéfinit les modalités d’action dans les métiers de la conception, et les défis inhérents à cette révolution ouvrent des perspectives inédites pour les concepteurs et les ingénieurs.

Le terme « révolution industrielle », souvent associé aux avancées technologiques passées, semble désormais insuffisant pour décrire l’ampleur des changements actuels. Ce que l’on observe aujourd’hui relève davantage d’une reconfiguration totale des paradigmes : un saut qualitatif porté par l'émergence de nouveaux outils et pratiques. Dans ce contexte, des termes comme « AItect » ou « AI-chitect », forgés par des architectes avant-gardistes tels que Makoto Sei Watanabe et Wanyu He, illustrent la direction dans laquelle se dirige l’architecture contemporaine, où la technologie devient une extension du processus créatif humain. Ces concepts renvoient à une idée fondamentalement nouvelle où l’intelligence artificielle ne se contente pas de supporter les créateurs, mais devient un acteur actif du design.

Au-delà de cette adoption de l’IA dans les processus de conception, une autre dimension de cette transformation concerne l’émergence d’un rôle hybride que l’on pourrait qualifier de « devsumer » – un néologisme mêlant développeur et consommateur. Ces nouveaux acteurs, qui combinent compétences techniques et capacités créatives, ne se contentent plus de suivre les innovations mais participent activement à leur développement, notamment en développant leurs propres outils et en faisant avancer les technologies dans un esprit d’autonomie et de collaboration. Ce rôle de « devsumer » évoque les pratiques artisanales du passé, comme celles de Filippo Brunelleschi à la Renaissance, qui n’hésitaient pas à concevoir leurs propres instruments pour réaliser des œuvres d’une grande complexité.

Dans cette dynamique, la notion d’outils prend une importance capitale. En effet, comme le souligne le sociologue Richard Sennett dans son ouvrage The Craftsman, les outils sont bien plus que de simples instruments : ce sont des catalyseurs de créativité. Ils permettent non seulement d’accomplir une tâche mais aussi d’élargir le champ des possibles, en provoquant des ruptures dans la pensée et en ouvrant des horizons inexplorés. Dans l’industrie de la construction, les frustrations liées aux limitations des outils, souvent perçues comme des obstacles, deviennent des tremplins pour l’innovation, forçant les concepteurs à aller au-delà de l’existant, à réinventer et à redéfinir les limites du possible.

À cet égard, des outils comme le Ambrosinus-Toolkit représentent une des réponses à cette nouvelle exigence. Ce logiciel, qui permet d'intégrer des cartes de profondeur et des modèles 3D dans les phases de conception schématiques, est un exemple concret de l’évolution des outils disponibles. L’intégration de l’IA dans ce type d’outil permet d’optimiser non seulement la phase de conception mais également d’améliorer l’expérience de l'utilisateur, en rendant les processus plus intuitifs et réactifs. En parallèle, des avancées dans le domaine de l’IA, comme l’utilisation de modèles de diffusion tels que Stable Diffusion pour le rendu graphique, ouvrent de nouvelles perspectives dans la création d’images photoréalistes et la modification de modèles 3D.

Toutefois, cette évolution rapide des outils n’est pas exempte de défis. L’adoption de ces nouvelles technologies, bien que promise à un grand potentiel, se heurte souvent à des résistances culturelles et organisationnelles. Dans de nombreuses entreprises de l’AEC (Architecture, Engineering, Construction), un fossé existe entre les grandes sociétés, qui disposent des ressources nécessaires pour intégrer ces technologies, et les petites entreprises ou les indépendants, qui n’ont pas toujours les moyens d’adopter ces outils avancés. Ce clivage accentue les inégalités d’accès à l’innovation et pourrait à terme favoriser une concentration des savoirs et des pratiques au sein d’un petit nombre d'acteurs.

À l’avenir, pour que ces technologies bénéficient au plus grand nombre, un enjeu majeur réside dans leur démocratisation. Les entreprises devront repenser leurs processus et développer des infrastructures qui permettent l’intégration des outils numériques dans la pratique quotidienne des architectes et des ingénieurs. Cela passe par la formation, la mise à disposition de ressources et le développement d'outils capables de s’adapter aux besoins spécifiques de chaque utilisateur, qu’il soit grand groupe ou professionnel indépendant.

En conclusion, les transformations induites par l’IA dans le secteur de l’architecture et de l’ingénierie ne se limitent pas à une simple évolution des outils disponibles, mais reflètent un changement fondamental dans les processus de pensée, la manière de concevoir et de collaborer. Le véritable défi sera d’accompagner cette transition, en intégrant ces nouvelles pratiques sans pour autant perdre de vue l’importance de la créativité et de l’intelligence humaine dans la conception.

Comment un outil numérique peut transformer la mesure du carbone incorporé dans la conception structurelle ?

La complexité croissante des exigences environnementales impose aujourd’hui à l’ingénierie de se doter d’outils de mesure précis et transparents. Le logiciel EOC ECO2, né de la volonté de rationaliser l’évaluation du carbone incorporé dans les bâtiments, s’inscrit dans cette évolution. En intégrant les bases de données existantes — notamment celle du RICS 2019 ICE — il permet une application automatique des coefficients de potentiel de réchauffement global (PRG) à chaque volume constructif. Ce qui relevait autrefois d’un exercice manuel fastidieux devient désormais un calcul rapide et traçable, ouvrant la voie à une approche systémique du suivi carbone dans la conception.

Le principe fondamental de ce plug-in repose sur la transparence des données. Contrairement à de nombreux logiciels de simulation environnementale, il bannit les fonctions de « boîte noire ». L’utilisateur peut ainsi examiner, corriger et affiner les paramètres sans devoir remodeler l’objet initial dans Revit. Les volumes sont extraits, les matériaux identifiés et regroupés en familles structurelles de base. Une erreur de tri peut être rectifiée dans l’interface elle-même : la structure numérique du projet reste intacte, mais l’ingénieur garde la maîtrise du sens physique des données.

Cette liberté d’intervention, conjuguée à une interface simplifiée, transforme la relation de l’ingénieur à l’outil. L’EOC ECO2 ne se contente pas de produire un résultat ; il crée un processus de réflexion itératif, une sorte de dialogue entre le modèle et le concepteur. En un coup d’œil, le tableau de bord graphique révèle les éléments dominants du score carbone, mettant en évidence les composants les plus responsables de l’empreinte totale. Dans un projet de référence, la structure métallique représente 40 % de l’impact global, contre 27 % pour les planchers préfabriqués en béton et environ 23 % pour les fondations et murs. Le transport des matériaux, souvent surestimé dans les débats publics, n’en constitue qu’environ 1 %. Cette lecture visuelle et immédiate rend la démarche plus intelligible, plus pédagogique aussi, pour des équipes pluridisciplinaires.

Le logiciel se distingue également par son interopérabilité. Conçu initialement pour la plateforme BIM d’Autodesk Revit, son code peut être adapté à d’autres environnements numériques. Ce caractère ouvert préfigure un futur où les différents outils de conception échangeront entre eux les données environnementales en temps réel. Toutefois, la centralisation de ces informations demeure un enjeu majeur : le système ne permet pas encore le transfert automatique vers une base de données collective. Les exportations restent locales, et l’effort de mutualisation repose encore sur les bonnes volontés des ingénieurs et organismes de régulation.

L’impact culturel de l’EOC ECO2 dépasse la simple automatisation. Il contribue à une acculturation technique : les ingénieurs, historiquement formés à gérer les contraintes physiques — gravité, vent, sismicité —, apprennent à intégrer le carbone incorporé comme une nouvelle dimension de la performance. Le logiciel devient alors un outil de formation implicite, favorisant l’apprentissage par la pratique. Plus de cent cinquante organisations à travers le monde ont déjà téléchargé la version libre du programme, témoignant d’une dynamique de partage et d’appropriation collective.

Ce changement de paradigme s’accompagne d’une évolution méthodologique : mesurer le carbone ne consiste plus seulement à répondre à une exigence réglementaire, mais à reconfigurer le processus de conception autour d’une responsabilité mesurable. Les corrélations observées entre la typologie structurelle et les scores A1–A5 révèlent déjà des tendances : les structures légères ou hybrides, à forte part de matériaux renouvelables, tendent à se situer sous les cibles LETI pour 2030. Ces indicateurs, s’ils étaient consolidés à grande échelle, permettraient enfin une comparaison cohérente des pratiques, au-delà des intentions déclarées.

Ce qu’il importe de comprendre, c’est que la véritable puissance de tels outils ne réside pas seulement dans leur capacité à produire des chiffres

Comment les projets urbains peuvent-ils intégrer la fusion entre le réel et le virtuel pour améliorer la résilience urbaine ?

Les projets de développement urbain, avant d'être mis en œuvre physiquement, doivent prendre en compte de multiples dimensions complexes, notamment la collaboration entre les technologies émergentes, l'urbanisme et les politiques publiques. La clé réside dans l'intégration de l'architecture traditionnelle avec des innovations numériques telles que le Metavers et le Web3. À l'heure où ces technologies ouvrent des possibilités inédites, il devient essentiel de repenser les processus de conception architecturale. En effet, la nécessité d'une telle réinvention se fait d'autant plus ressentir à mesure que les défis contemporains, tels que la résilience face aux crises écologiques et sociales, exigent une adaptation rapide et durable des espaces urbains. La démarche consiste non seulement à créer des espaces physiques mais aussi à les connecter de manière fluide et cohérente aux environnements virtuels.

Dans ce contexte, l'une des pistes les plus prometteuses est celle d'un modèle de conception qui, à l'instar d'un rhizome, relie toutes les parties d'un projet sans hiérarchie stricte. Un tel modèle, comme le préconise Deleuze et Guattari, permet d’échapper à la rigidité des approches linéaires traditionnelles en favorisant des connexions horizontales entre les différentes parties prenantes : architectes, ingénieurs, urbanistes, développeurs de technologies, et, bien sûr, les citoyens eux-mêmes, qui interagiront avec ces espaces. Ce modèle rhizomatique est particulièrement pertinent lorsque l’on examine l'intégration de la durabilité dans les processus de conception. Plutôt que d’ajouter des mesures écologiques à la fin du processus, ces éléments deviennent partie intégrante dès les premières étapes de la création, assurant ainsi une efficacité optimale sur l'ensemble du cycle de vie d'un projet.

L’introduction de technologies numériques et robotiques dans le secteur de l’architecture permet non seulement de rationaliser la production et la gestion des données, mais aussi d'explorer de nouvelles possibilités matérielles et esthétiques. Par exemple, les processus de fabrication numérique permettent la personnalisation à grande échelle, ce qui s’avère essentiel dans un contexte où chaque projet urbain doit répondre à des exigences locales, tout en maintenant des standards globaux de performance et de durabilité. Grâce à ces outils, l’architecture ne se contente plus d’être un art statique, elle devient un terrain d'expérimentation dynamique, où chaque élément peut évoluer en fonction des besoins spécifiques du moment, dans un espace où le virtuel et le réel se rencontrent.

Cependant, bien que les avancées technologiques soient prometteuses, il est primordial de prendre en compte la diversité des acteurs qui influencent ces processus. Les développeurs de technologies doivent comprendre les enjeux réels des espaces urbains et non se limiter à des solutions techniques abstraites. Les urbanistes et les décideurs politiques, quant à eux, doivent intégrer une vision plus large de la ville comme un organisme vivant, capable de s'adapter et de se transformer. La collaboration entre ces disciplines devient dès lors indispensable pour anticiper et répondre aux défis contemporains, qu'ils soient liés à la mobilité, à la gestion des ressources, ou à l'inclusivité des espaces.

L’approfondissement des recherches dans ce domaine, ainsi que l’engagement d’un dialogue constant entre les parties prenantes, permet de tirer pleinement parti de cette approche innovante. Dans ce contexte, la résilience urbaine ne doit pas seulement être perçue comme une capacité à résister aux crises, mais aussi comme une aptitude à transformer les espaces urbains de manière fluide et interactive, tant sur le plan physique que numérique. Cette vision d’un environnement urbain hybride – combinant le virtuel et le réel – est donc essentielle pour anticiper un avenir où les villes seront non seulement plus résilientes, mais aussi plus inclusives et adaptatives aux défis mondiaux actuels.

Le véritable potentiel de ce modèle réside dans sa capacité à fonctionner à travers une multitude de points de vue, permettant une interaction fluide entre le monde numérique et l’espace physique. À terme, cela ouvre la voie à une ville qui n'est plus figée, mais en constante évolution, capable de répondre aux besoins changeants de ses habitants tout en intégrant de manière transparente des innovations technologiques.