Il existe un ordre implicite, un code social silencieux mais implacable, dans certains lieux de pouvoir — comme les grandes universités américaines. Une frontière invisible délimite les rôles : ceux qui parlent, qui étudient, qui décident ; et ceux qui servent, nettoient, sécurisent ou rangent. Les premiers s’assoient à la table, les seconds en effacent les miettes. Transgresser ce code, même par un simple mot, c’est menacer la hiérarchie. Et cela dérange profondément. Face à cela, beaucoup choisissent la discrétion, la stratégie de la survie. On apprend à répondre sans s’engager, à ne pas provoquer, à devenir transparent. On apprend, littéralement, à se rendre invisible.

Ceux qui occupent ces rôles périphériques — nettoyeurs, serveurs, agents de sécurité — sont souvent des “casuals”, des employés précaires sans couverture sociale, payés à l’heure, souvent sans espoir de progression. Leurs salaires ne couvrent plus le loyer depuis que les programmes de contrôle des loyers ont été démantelés. Certains, comme cette employée d’entretien, trouvent refuge dans les logements sociaux, où le loyer est proportionnel au revenu. Mais cela n'efface pas la tension constante, l’équilibre instable entre dignité et effacement.

Pour quelques-uns, le travail devient un ancrage, un refuge contre le chaos de l’existence. Une promesse silencieuse : tant que je fais ce travail bien, je tiens debout. Ranger les livres sur les étagères, préserver l’objet imprimé contre la marée montante du numérique, c’est donner un sens à des gestes répétitifs, presque effacés. D’autres, cependant, s’écroulent sous l’absurdité apparente de la tâche, refusent de s’y investir. Mais pour certains, ne pas s’engager reviendrait à s’effondrer. Alors on continue, on persiste, on accomplit la tâche acceptée, avec une rigueur presque religieuse. Quitte à disparaître dans la fonction.

Et parfois, cette invisibilité devient une blessure. Comme pour cet homme chargé de nettoyer les toilettes. La première fois qu’il croise cette étudiante brillante, elle lui demande de quitter la pièce, sans un mot, sans le regarder. Puis elle l’ignore, jour après jour, comme s’il n’existait pas. Et pour faire face à cette douleur sourde, il transgresse, lui aussi. Il fouille ses dossiers, apprend tout d’elle, se gave d’informations comme d’un acte de revanche silencieuse. Et lorsqu’il la retrouve dans son second emploi, en tant que serveur, il ne prend pas sa commande. Il lui parle d’elle, la met face à ses propres données, comme pour rétablir un équilibre. Et pourtant, même après cela, elle ne le “voit” pas. Pas une seule fois. Jusqu’à la fin.

Il y a ceux aussi qui, par loyauté, refusent de se révolter. Comme ce technicien, fidèle à Harvard, prêt à se lever à trois heures du matin pour réparer une chaudière. Mais conscient qu’il doit se taire, qu’un mot de trop contre l’institution ne lui vaudra pas un licenciement, mais pire encore : l’effacement administratif, la punition sourde, la privation de salaire sur des heures non déclarées. Le message est clair : reste à ta place. Ne parle pas. Ne regarde pas les étudiants qui protestent. Ne réponds pas aux journalistes. N’existe pas.

Et pourtant, au milieu de cette invisibilité imposée, certains résistent. L’un d’eux, un agent de sécurité sans le sou, développe un projet fou, un projet lumineux : écrire un livre et monter une pièce sur Vincent van Gogh. Endetté, épuisé, il continue. Il joue son texte dans des maisons de retraite, rêve de Tokyo, de Londres. Il y met tout son argent, toute son espérance. C’est ce projet qui lui donne un futur. Car malgré les murs, malgré l’effacement, il reste encore cela : la création, l’art, la parole intérieure qu’on n’a pas pu faire taire.

Il est essentiel de comprendre que ce texte ne parle pas seulement de conditions de travail ou de pauvreté. Il explore la violence symbolique de l’effacement, cette manière subtile qu’ont les institutions de rendre certains individus socialement inexistants. Il montre aussi la manière dont certains employés, malgré l’humiliation quotidienne, parviennent à maintenir leur intégrité à travers le travail bien fait, la fidélité, ou des projets personnels grandioses. Et surtout, il révèle le prix humain de l’invisibilité : l’obsession, le ressentiment, parfois la transgression morale, souvent la solitude. Ce n’est pas seulement un portrait de travailleurs précaires ; c’est une radiographie des fractures de la reconnaissance dans les sociétés modernes.

Quel sens donner à la valeur du travail invisible dans les institutions d’élite ?

Le travail souvent invisible et peu valorisé, tel que celui des agents d’entretien dans les institutions prestigieuses, révèle une profonde contradiction entre les idéaux affichés et la réalité économique. Travailler dans une université comme Harvard, au sein d’espaces dédiés à la culture et au savoir, sans disposer d’un accès libre aux ressources éducatives que ces lieux proposent, incarne cette dissonance. La revendication d’un accès gratuit aux bibliothèques et aux gymnases ne semble pas être un caprice, mais une juste reconnaissance du travail intellectuel et physique que ces agents accomplissent pour maintenir l’institution en état de fonctionnement.

La relation entre ces travailleurs et les étudiants peut s’avérer précieuse, notamment lorsque ceux qui entretiennent les lieux participent, par leur regard et leur expérience, à une meilleure compréhension de l’art et de la culture. Ce savoir souvent informel, qui émerge de l’observation répétée et du temps passé au contact des œuvres, enrichit la démarche pédagogique. Pourtant, cette richesse humaine est souvent ignorée, sous-estimée, alors même qu’elle pourrait favoriser une conscience sociale plus aiguisée chez les jeunes générations.

Dans ce contexte, le contraste entre l’éthique affichée par l’université et la précarité économique dans laquelle vivent ces travailleurs est criant. Histoires de familles qui ont bâti le pays au prix de sacrifices considérables, comme celle des mineurs de Pennsylvanie, rappellent que les progrès sociaux et économiques dont bénéficient certains sont le fruit d’une lutte acharnée pour la dignité au travail. Pourtant, le refus de payer un salaire décent aux employés du nettoyage dans un des lieux les plus prestigieux du pays fait fi de ces luttes, annulant symboliquement leur contribution essentielle.

Au-delà d’une simple question salariale, il s’agit d’une affaire de respect humain et de cohérence morale. L’honneur d’une institution se mesure à la manière dont elle traite ceux qui ont le moins de pouvoir. La négligence de cette dimension humaine entache la réputation de l’institution et crée une forme d’hypocrisie palpable, qui impacte aussi les étudiants. Ceux-ci, même s’ils ne le perçoivent pas directement dans les salles de classe, intègrent les signaux sociaux implicites d’une injustice tolérée, ce qui mine la crédibilité des idéaux humanistes professés.

L’histoire personnelle des travailleurs, souvent marquée par des parcours migratoires difficiles et des sacrifices familiaux, illustre cette réalité. Le quotidien, rythmé par un labeur épuisant et un souci constant d’offrir un avenir meilleur à leurs enfants, fait émerger un espoir paradoxal : malgré la dureté de leur condition, ils aspirent à une reconnaissance minimale, un emploi moins pénible, une langue mieux maîtrisée, une vie plus digne. Ces récits humains révèlent la fragilité de l’équilibre entre survie matérielle et dignité personnelle.

Il est essentiel de comprendre que la question du salaire et des conditions de travail dans ces environnements n’est pas isolée. Elle s’inscrit dans un système plus large où le discours sur les valeurs humaines se heurte aux exigences économiques, souvent au détriment des plus vulnérables. Ce décalage incite à une réflexion profonde sur ce que signifie vraiment le respect du travail, sur la place accordée aux individus dans la chaîne sociale et économique, et sur la cohérence entre les paroles et les actes des institutions qui se réclament de l’excellence et de la justice.

Comment les étudiants et les travailleurs modestes ont uni leurs forces pour changer Harvard

Au début, les chances étaient farouchement contre les étudiants qui occupaient les lieux. Pourtant, un événement remarquable et totalement inattendu s’est produit. D’autres étudiants, qui auraient pu se contenter de viser une carrière brillante après leurs études, se sont rassemblés autour de cette cause. Des membres du corps enseignant, qui ne donnaient peut-être pas de cours d’éthique mais en faisaient la pratique, ont rejoint les jeunes manifestants dans leur protestation. La presse a saisi une histoire authentique, la relayant à toute la société, et bien sûr, les agents d’entretien, pour lesquels tout cela avait lieu, ont ressenti un regain d’espoir et une véritable exaltation. L’administration, qui jusqu’alors avait toujours opposé un refus catégorique – le président avait même juré de démissionner plutôt que de négocier – a fini par céder. Des concessions importantes ont été obtenues, marquant une victoire célébrée, véritablement héroïque. Mais surtout, cette victoire était sans précédent : étudiants et ouvriers se sont imposés ensemble.

Durant les années tumultueuses des sixties, les étudiants des campus à travers le pays avaient participé aux mouvements pour les droits civiques et contre la guerre du Vietnam. Pourtant, ils étaient éloignés des ouvriers, et l’inverse était vrai également. Un fossé malheureux séparait ces deux groupes. Ce qui s’est passé à Seattle fut le premier signe que les temps changeaient. Ce fut la sit-in à l’université Harvard qui constitua le moment culminant de ce changement.

Greg Halpern faisait partie de ces cinquante occupants. Heureusement, il est un chroniqueur remarquable, tant comme intervieweur que photographe. Il a capturé les paroles, les visions, les rêves, les espoirs de ces « autres », offrant à ce livre la chance de les faire connaître à ceux qui, autrement, n’auraient jamais pu les entendre. Désormais, les agents d’entretien de Harvard ont des visages et des voix. Ils sont des conteurs nés, éloquents et naturels. Carol-Ann Malatesta, penchée, essorant sa serpillière, témoigne : « Le travail lui-même, c’est dur, très fatiguant, surtout quand un des enfants vomit. Les enfants boivent, vomissent, et ça sèche sur les murs, c’est dégoûtant. Mais tu nettoies, tu te pinces le nez, tu te dis : “J’ai trois enfants, je les aime, je veux qu’ils soient heureux. Ils iront à l’université ! Ils tomberont enceintes d’un homme diplômé et avec un boulot, pas comme leur mère !” »

Les photographies sont toutes saisissantes. L’une des dernières images résume tout : le président de l’université, Larry Summers, s’exprime lors d’une conférence tandis que Jean Phane, un agent d’entretien, l’observe attentivement à travers la table. Un membre de notre espèce fasciné par un autre, humain pourtant si distant, mais intrigué. Cette image saisit profondément.

À Harvard, règne une aura délibérée de richesse et de pouvoir, entretenue par plus d’un millier d’employés. Ils dépoussièrent les portraits, font briller les boiseries, taillent les arbres. Ils cuisinent, gardent le campus, travaillent dans chaque pièce, jour et nuit. Pourtant, ils se plaignent fréquemment que les étudiants et les chercheurs les plus perspicaces ne les voient tout simplement pas. Il a fallu qu’on explique à l’auteur que les lumières allumées toute la nuit dans les bâtiments signifiaient que des équipes d’agents d’entretien nettoyaient, souvent de manière invisible, le désordre laissé dans la journée. L’auteur fut choqué qu’aucun enseignant ne lui ait jamais assigné de lecture sur les histoires ouvrières, comme celle de Studs Terkel.

Alors qu’Harvard connaissait une période record de collecte de fonds – passant de 7 à 20 milliards de dollars entre 1994 et 2001 – les salaires et avantages des employés les moins payés étaient réduits via l’externalisation. Malgré le rejet initial de son projet par son département, l’auteur persévéra pour comprendre et raconter cette réalité. Son engagement n’était pas uniquement de rendre visibles les récits des travailleurs, mais aussi d’explorer sa propre histoire familiale, marquée par l’immigration et le travail manuel, pour saisir les dynamiques de classe sur ce campus d’élite.

Ce récit invite à une réflexion profonde sur les rapports de pouvoir, les disparités sociales invisibles et les alliances inattendues entre groupes sociaux opposés par leurs origines mais unis par une même volonté de justice. Il souligne la nécessité de reconnaître les contributions essentielles des travailleurs souvent oubliés et la force collective que leur solidarité peut engendrer.

Il importe de comprendre que ce combat dépasse le simple cadre universitaire ou une lutte salariale ponctuelle. Il questionne les fondements même des hiérarchies sociales et économiques, invitant à percevoir les individus dans leur complexité humaine plutôt qu’à travers les stéréotypes de classes ou de statuts. La solidarité étudiante et ouvrière, née d’une conscience partagée, révèle ainsi la puissance d’un engagement commun contre les injustices structurelles, ouvrant la voie à une société plus équitable et respectueuse de chacun.