L’analyse d’une série de données approfondies menée par Jardina (2019) révèle un phénomène qui mérite toute notre attention : environ 30 à 40 % de la population blanche aux États-Unis se sent fortement attachée à la solidarité raciale. Toutefois, cette solidarité ne se traduit pas nécessairement par une adhésion au suprématisme blanc ou au racisme. Au contraire, la majorité des individus ayant une forte identité raciale blanche rejettent ces idéologies extrêmes. Ce groupe semble plutôt favorables à des politiques qui soutiennent leurs intérêts communs, comme la sécurité sociale, les soins de santé (Medicare), ou encore les admissions universitaires basées sur l’héritage. En revanche, ces individus restent indifférents – plutôt que hostiles – aux politiques en faveur des minorités, telles que l'action affirmative ou les aides comme Medicaid.

Jardina soutient que l’identité raciale devrait être abordée de la même manière que l’identité des groupes raciaux minoritaires, à travers le prisme de la « théorie de l’identité sociale » en psychologie. Cette perspective suggère que l’identité raciale se caractérise par une préférence consciente pour son propre groupe et une reconnaissance des intérêts partagés au sein de celui-ci. Cependant, ce raisonnement se heurte à une difficulté fondamentale. Lorsqu’on examine l’identité blanche à travers ce prisme, il devient clair que nous faisons face à une identité de groupe dominante, rendue plus manifeste par la « menace » potentielle de devenir une minorité numérique d'ici le milieu du siècle. Ce phénomène de domination n'est pas neutre. Il renvoie à un passé où la population blanche a dominé par le biais de lois ségrégationnistes et de politiques d’immigration discriminatoires. Dans ce contexte, il semble difficile de percevoir l’identité blanche comme une simple identité ethnique comparable à celle des autres groupes raciaux, comme le suggère Jardina.

D’autant plus que la montée en puissance de personnalités comme Donald Trump, qui n’a pas hésité à se moquer des minorités raciales et ethniques, témoigne de la porosité des frontières entre le favoritisme envers son groupe d’appartenance et l’hostilité envers les autres groupes. Il serait simpliste d’assimiler cette tendance à une simple préoccupation pour l’identité raciale. Elle s’inscrit dans une dynamique politique plus complexe, où la question de l’identité blanche semble souvent se mêler à des revendications plus larges concernant les droits des majorités culturelles.

Un autre aspect fondamental de cette question se trouve dans la réflexion sur les droits des majorités culturelles, en particulier en Europe. Face à un monde de plus en plus globalisé, marqué par une migration de masse et la montée en puissance de la « diversité », certains chercheurs proposent un rééquilibrage en faveur des majorités culturelles. L'idée d'une théorie libérale des droits des majorités, formulée par Liav Orgad (2015), soulève la question de la légitimité d’une telle protection, qui semble aujourd'hui déconsidérée par les institutions libérales. Cependant, même si cette notion de droits des majorités semble difficile à mettre en œuvre dans un cadre libéral traditionnel, des arguments sont avancés pour accorder une certaine forme de protection juridique aux groupes culturels dominants, notamment pour prévenir ce qu'on appelle le « populisme nationaliste ».

L'un des cas les plus illustratifs de cette dynamique concerne la controverse en Hollande autour du personnage de "Black Pete" (Zwarte Piet), une figure de la tradition pré-Noël, dont l’apparence a été perçue comme raciste par certains groupes de militants multiculturels. La décision juridique qui a interdit le défilé de Saint-Nicolas à Amsterdam au nom de la protection des droits des minorités a été inversée en appel, montrant la persistance des traditions culturelles, même face à des critiques extérieures. Dans ce cadre, la question qui se pose est de savoir jusqu'où une majorité culturelle doit être protégée par le droit. Cette protection, si elle est mise en place, doit-elle concerner les aspects les plus profondément enracinés dans une culture, même si certains éléments peuvent être perçus comme offensants par d’autres ?

Une approche plus radicale, telle que celle de Ruud Koopmans (2018), semble envisager la nécessité de protéger non seulement les traditions dominantes mais aussi les aspects plus "non-liberaux" de l'identité culturelle. Toutefois, la question demeure : dans quelle mesure ces revendications doivent-elles primer sur les principes de liberté d'expression et de droits individuels, tels que ceux que l’on trouve dans les sociétés libérales modernes ? Faut-il sacrifier une certaine liberté d'expression au nom de la préservation d’une culture dominante ?

Il convient de souligner que ces débats ne sont pas isolés des réalités sociopolitiques contemporaines. Si les majorités culturelles en Europe semblent de plus en plus fragilisées par la montée de la diversité et les politiques d'immigration, les enjeux politiques et sociaux liés à cette « fragilité » ne peuvent être ignorés. La question des droits des majorités n’est pas simplement une question juridique, mais aussi une question identitaire et culturelle qui nécessite une réflexion approfondie sur les mécanismes de protection et les limites de la diversité.

Ainsi, à travers ces réflexions, il est essentiel de considérer non seulement les arguments en faveur de la protection des majorités, mais aussi les dangers potentiels qu’ils comportent, en particulier lorsqu’ils risquent d’alimenter des discours populistes et nationalistes. La recherche d’un équilibre entre la préservation des traditions culturelles et le respect des droits des individus, ainsi que des minorités, reste une tâche complexe et cruciale dans les sociétés contemporaines.

La Nouvelle Droite et le Populisme Radical en Europe : La montée du nationalisme et l'instrumentalisation de la culture chrétienne et libérale

La description sombre de De Benoist concernant le paysage urbain européen est révélatrice : « Nos villes ressemblent davantage à Los Angeles ou New York qu'à Istanbul ou Tunis. La plus grande menace pour notre identité n'est pas une autre identité, mais l'universalisme politique sous toutes ses formes, qui menace les cultures nationales et les modes de vie différents, et qui est sur le point de transformer le monde en un espace homogène. » Ce constat met en lumière une dynamique qui s'accélère au sein de l'extrême droite européenne, où le rejet de l'immigration et, plus particulièrement, de l'islam, devient un axe central de la politique radicale. Ce qui semblait être une opposition au libéralisme et au communisme, comme on le retrouvait dans les premières années de la Nouvelle Droite, s'est aujourd'hui cristallisé autour de l'immigration musulmane et de l'idée d'un Occident chrétien menacé.

Un exemple notable de ce phénomène est le mouvement Pegida, originaire de Dresde, qui, bien que se présentant comme une opposition à l'islamisation de l'Occident, avait d'abord envisagé de se nommer « Pegada », où le « a » au centre signifierait « américanisation » et non « islamisation ». Cette inversion souligne le passage de l'anti-libéralisme pur et dur à un discours populiste et identitaire qui se nourrit de l'instrumentalisation de certains éléments de la culture chrétienne. Paradoxalement, alors que des partis d'extrême droite comme le Front National en France ou la Lega Nord en Italie ont longtemps flirter avec l'anti-cléricalisme ou les références païennes, on assiste aujourd'hui à un retournement où ces mêmes partis se présentent comme les défenseurs d'une identité chrétienne face à l'islam. Cette évolution semble répondre à un besoin de trouver des points de ralliement au sein d'un paysage idéologique de plus en plus polarisé.

L'adoption de valeurs dites « libérales » par certains partis d'extrême droite ajoute une complexité supplémentaire à cette dynamique. Par exemple, en réaction à ce qu'ils perçoivent comme un rejet de ces mêmes valeurs par les musulmans, ces partis ont commencé à s'exprimer en faveur de certaines libertés individuelles, notamment en matière de droits des homosexuels et des LGBT. Ce phénomène est particulièrement visible dans des pays comme les Pays-Bas, où des partis d'extrême droite se positionnent simultanément comme anti-islamistes et comme défenseurs des droits des minorités sexuelles. Ce paradoxe témoigne d'un nationalisme ethnique et xénophobe qui se cache derrière un vernis libéral, rendant floue la distinction entre gauche et droite, au point où même le terme « droite » perd de sa signification originelle.

L'une des conséquences les plus frappantes de cette évolution est l'émergence d'une nouvelle forme de nationalisme, plus « malléable », qui permet aux partis d'extrême droite de se positionner dans des espaces idéologiques où ils étaient auparavant absents. Ce nationalisme se caractérise non seulement par un rejet de l'immigration, mais aussi par un retour à des valeurs traditionnelles, notamment en ce qui concerne la famille et les normes de genre. L'Alternative pour l'Allemagne (AfD), par exemple, soutient une image traditionnelle de la famille tout en intégrant des membres ouvertement homosexuels dans ses rangs, illustrant ainsi un étrange mélange de conservatisme social et de liberté individuelle, ce qui brouille encore davantage les lignes idéologiques.

Enfin, le populisme de droite en Europe centrale et orientale présente des caractéristiques propres. En Hongrie, le gouvernement de Viktor Orbán a ouvertement rejeté l'idée de la démocratie libérale, préférant construire un « État illibéral ». Cette orientation va au-delà de la simple opposition à l'immigration ; elle s'inscrit dans un projet politique plus large visant à refonder la nation sur des bases ethno-culturelles. Contrairement à leurs homologues de l'ouest, ces partis sont souvent plus extrêmes idéologiquement et disposent de systèmes politiques moins consolidés, ce qui leur permet de se nourrir d'une instabilité qui joue en leur faveur. La montée du populisme en Europe de l'Est a permis à des partis comme le Fidesz en Hongrie ou le PiS en Pologne d'accéder au pouvoir et d'orienter les politiques nationales dans une direction de plus en plus autoritaire et nationaliste.

L'unité apparente de ces partis radicaux autour de l'immigration musulmane masque une réalité plus complexe. Ils s'appuient sur des narrations qui vont au-delà de l'enjeu de l'immigration, pour interroger des aspects fondamentaux de la culture européenne : qu'est-ce que signifie être européen dans un monde globalisé ? Quel est le rôle de l'héritage chrétien dans cette identité ? Et, plus largement, comment concilier les valeurs libérales de l'Europe moderne avec une vision du monde de plus en plus tributaire du nationalisme ethnique et de la culture chrétienne ? Autant de questions qui nécessitent une réflexion approfondie face à l'essor de ces nouveaux mouvements politiques.

Comment l'immigration a façonné les débats politiques britanniques : de la politique du travail aux enjeux de l'intégration

Au début des années 2000, le Royaume-Uni a mis en place plusieurs réformes majeures concernant l'immigration et la politique du travail, avec l'introduction de nouvelles mesures pour le secteur de l'alimentation et de l'hôtellerie, et surtout, l'accès sans entrave pour les citoyens des pays de l'A8 entrant dans l'Union européenne en 2004. Pour David Blunkett, ministre de l'Intérieur, cette ouverture à l'immigration de bas niveau visait à "démanteler les réseaux de passeurs" et à prévenir "l'allongement des files d'attente pour l'asile" (Spencer 2007:350–1). Sous sa direction, l'immigration et l'intégration se sont vues fusionner dans une "approche intégrée" visant à augmenter l'immigration de travail, à restreindre les demandes d'asile et à faire avancer la citoyenneté comme outil d'intégration.

Les chercheurs ont attribué une "vision pragmatique" aux électeurs britanniques, qui, tout en étant favorables aux migrants étudiants et hautement qualifiés, se montrent généralement défavorables à ceux de niveau de compétence plus faible ou aux demandeurs d'asile (Ford, Jennings et Somerville 2015:1393). En 2009, alors que "l'immigration" devenait de plus en plus un sujet de préoccupation, un sondage révéla que 58 % de la population "s'opposait" ou "s'opposait fermement" à la réduction du nombre de travailleurs migrants qualifiés, tandis que le même pourcentage soutenait "fortement" ou "assez fortement" la réduction du nombre de travailleurs migrants non qualifiés (2015:1398). Le problème était que, concernant les migrants des pays de l'A8, qui n'étaient pas nécessairement non qualifiés mais "prêts à accepter des emplois de niveau d'entrée" (Favell et Barbulescu 2018:123), le gouvernement était contraint, une fois la décision fatidique de ne pas leur imposer une restriction temporaire à la libre circulation, d’agir avec des mains liées.

Les craintes du public n'étaient pas totalement infondées. Dans un marché du travail britannique peu réglementé et flexible, l'impact de la migration du nouveau millénaire sur les niveaux de salaire, bien qu'en moyenne négligeable, se faisait sentir dans le segment des salaires les plus bas. Une étude a montré que pour chaque augmentation de 1 % de migrants parmi les employés, les salaires dans ce segment diminuaient de 0,6 %. En conséquence, le vote en faveur du Brexit lors du référendum de 2016 était "systématiquement plus élevé" dans les Midlands industriels, où les salaires sont bas et le chômage élevé (Manow 2018:129). La migration nette en constante augmentation, atteignant un pic historique de 336 000 au cours de l'année précédant le référendum de juin 2016, représentait un phénomène totalement nouveau pour le Royaume-Uni. Même lors du grand afflux postcolonial des années 1960, la migration nette était faible, voire négative, en raison des niveaux élevés de migration britannique vers l'extérieur. Cette migration nette en forte hausse depuis la fin des années 1990, avec l'arrivée de New Labour au pouvoir, a fait de l'immigration l'une des préoccupations majeures du pays pour la population britannique. En 1997, seulement 3 % des Britanniques mentionnaient l'immigration et la race parmi les trois premières préoccupations, mais en 2002, au plus fort de l'afflux d'asile, ce chiffre atteignait 39 %; en 2006, deux ans après l'influx des Européens de l'Est, 40 % des Britanniques considéraient l'immigration comme la question la plus importante du moment (Spencer 2007:341 et 348). À la fin de l'année 2015, lorsque la migration nette atteignait son niveau record, 63 % des Britanniques classaient l'immigration comme l'enjeu le plus urgent, loin devant les soins de santé (39 %) et l'économie (33 %) (Clarke et al. 2017:11).

Le New Labour, à la fin de son mandat, a tenté de limiter l'immigration avec un accent sur le "contrôle de nos frontières" et l’introduction d’un nouveau système basé sur des points, inspiré de l'Australie, qui devait "assurer que seules les personnes dont le Royaume-Uni a besoin puissent venir travailler et étudier." Lors de l’adhésion de la Bulgarie et de la Roumanie à l'UE en 2007, l’erreur de 2004 n'a pas été répétée et la libre circulation a été maintenue restreinte pendant les sept premières années de leur adhésion. De son côté, le successeur de Blair au sein du Parti travailliste, Gordon Brown, avait promis la création de 500 000 "emplois britanniques pour les travailleurs britanniques" lors de son discours devant le Congrès des syndicats en 2007 (Smith 2008:425).

À ce moment-là, l'immigration était déjà devenue une question clé, habilement exploitée par le Parti conservateur dans l'opposition. Bien qu'ils n'aient pas réussi à s’imposer lors des élections de 2001 et 2005, ces campagnes électorales ont été marquées par un populisme sur l'immigration et l'asile, accusant le gouvernement travailliste d'être "hors de contact" avec les préoccupations populaires. Leurs manifestes attaquaient la politique du gouvernement travailliste, le qualifiant de "trop indulgent envers les demandeurs d'asile" ou de "perdre le contrôle effectif de nos frontières". Toutefois, ces attaques ne parvinrent pas à renverser le Labour, qui remporta facilement ces élections. Ce n’est qu’à partir de 2005, avec l’arrivée de David Cameron à la tête du Parti conservateur, que la question de l’immigration prit une nouvelle tournure. Cameron, dans un souci de modération tout en restant dans une ligne populiste, se tourna vers une politique plus stricte concernant l’immigration.

L'immigration est devenue une question incontournable dans le débat politique britannique, ses ramifications touchant aussi bien l'économie que les questions d’identité nationale et d’intégration sociale. Au-delà des chiffres et des politiques de régulation, il est essentiel de comprendre que l’immigration ne concerne pas seulement la politique publique, mais aussi les dynamiques sociales et les perceptions du peuple. Alors que certaines politiques semblent axées sur le contrôle de l’immigration, les sentiments publics reflètent des préoccupations plus profondes concernant l’identité et les inégalités sociales. De plus, le débat sur l'immigration n'est pas seulement une question de nombre de personnes qui entrent, mais aussi de la manière dont ces personnes s'intègrent dans la société britannique, et de la manière dont les citoyens britanniques perçoivent cette intégration.

Pourquoi le vote pour le Brexit fut-il avant tout un rejet de l’immigration européenne ?

La campagne officielle en faveur du maintien dans l’Union européenne, menée par le Premier ministre David Cameron, évita soigneusement les sujets épineux que constituaient l’immigration et la souveraineté. Plutôt que de répondre aux préoccupations majeures d’une partie significative de l’électorat, la stratégie du “Remain” se cristallisa autour d’une rhétorique alarmiste : quitter l’Union menacerait la sécurité économique et nationale du pays. Cette approche, désignée péjorativement sous le nom de “Project Fear,” se révéla inapte à contenir la montée d’un sentiment populaire dont l’intensité allait bientôt faire basculer l’histoire contemporaine britannique.

Parmi les 51,9 % de Britanniques ayant voté en faveur du “Leave” en juin 2016, une majorité exprimait des motivations dominées par deux préoccupations étroitement liées : l’immigration (68 %) et la souveraineté (74 %). Le slogan phare de la campagne “Leave.eu” – “Take Back Control” – traduisait cette exigence de reprise en main, devenue centrale pour des pans entiers de la population. L’immigration européenne fut perçue non seulement comme une menace économique, mais aussi comme un symptôme d’une perte de contrôle démocratique.

L’un des moments les plus marquants de cette campagne fut la diffusion de l’affiche “Breaking Point” montrant une colonne de réfugiés, principalement non blancs, avançant vers l’Europe centrale. Le message était explicite : sortir de l’UE permettrait de regagner la maîtrise des frontières. Pourtant, cette imagerie reposait sur une désinformation manifeste. Le Royaume-Uni ne faisait pas partie de l’espace Schengen, et il avait déjà opté pour des dérogations substantielles au droit européen en matière d’asile. En théorie, il pouvait renvoyer tout demandeur d’asile vers le premier pays d’entrée en vertu de la Convention de Dublin, dont il était signataire. L’argument selon lequel le Brexit renforcerait la souveraineté migratoire n’était donc pas fondé juridiquement. Au contraire, la sortie de l’Union rendrait plus difficile l’application de certaines procédures européennes d’expulsion.

La sociologie des électeurs du Leave révèle un autre aspect fondamental du phénomène. Majoritairement sans diplôme universitaire (78 %), vivant dans des logements sociaux (70 %), touchant des revenus faibles (moins de 1 200 livres mensuelles pour 66 %), et âgés de plus de 65 ans (61 %), ils formaient le cœur des perdants de la mondialisation néolibérale, entamée sous Thatcher puis radicalisée sous Blair. Dans cette perspective, le Brexit prit la forme d’une revanche sociale, un sursaut des périphéries contre les élites mondialisées.

Theresa May, puis Boris Johnson, surent incarner cette demande d’affirmation nationale. May, dans un discours au congrès conservateur de 2016, avait déjà donné le ton : “Si vous vous considérez comme un citoyen du monde, vous êtes un citoyen de nulle part.” Cette déclaration, résolument ancrée dans une conception nationaliste de l’identité, faisait écho à une colère diffuse contre l’idéologie cosmopolite perçue comme détachée des réalités locales.

À Boston, petite ville agricole de 35 000 habitants dans les East Midlands, la proportion de votes pour le Leave atteignit le record national de 75,6 %. Ce bastion du Brexit avait vu sa population migrante, principalement polonaise, passer de 1 000 à 16 000 en dix ans. L’augmentation brutale de cette présence, bien que numériquement modeste à l’échelle nationale, transforma radicalement le tissu social local. Les tensions s’exacerbèrent autour du logement, de l’accès aux services publics, des salaires en berne, et d’un sentiment d’invasion culturelle, alimenté par une ségrégation visible dans les pratiques quotidiennes (commerces, bars, lieux de sociabilité).

La réaction ne se limita pas aux Britanniques “de souche”. Dans certaines villes où les populations sud-asiatiques dépassaient les 25 % – comme Bradford, Slough ou Luton – le vote Leave domina également. Même dans des zones prospères de l’ouest londonien, où l’on aurait pu prédire un vote Remain fondé sur l’éducation et le confort économique, la présence d’importantes communautés indiennes, pakistanaises ou bengalies coïncida avec une préférence pour la sortie de l’UE. Ces groupes, bien qu’éduqués aux “valeurs britanniques,” avaient un ancrage identitaire et géographique différent : leur monde se jouait entre la Grande-Bretagne et l’Asie du Sud, non entre Londres et Bruxelles. Leur scepticisme vis-à-vis du projet européen s’expliquait autant par leur loyauté nationale que par un ressentiment envers un système

Comment la citoyenneté libérale perd-elle sa valeur dans un monde globalisé ?

La citoyenneté, ce concept central dans les sociétés modernes, se trouve aujourd’hui dans une phase paradoxale. D’un côté, elle est revendiquée comme un droit précieux, une protection contre l’instabilité des États défaillants, comme dans le cas des réfugiés yéménites cherchant à accéder à une citoyenneté plus stable. De l’autre, sa valeur juridique et factuelle décline, notamment dans les sociétés libérales ouvertes aux migrations à grande échelle. Cette tension entre la rhétorique valorisant la citoyenneté et la réalité de sa dévaluation mérite une analyse attentive.

Au cours des cinquante dernières années, la définition de l’appartenance nationale est devenue plus inclusive et pluraliste. Pourtant, cette ouverture est accompagnée d’un durcissement des jugements sociaux sur qui mérite cette appartenance. Les groupes marginalisés — mères célibataires, chômeurs, immigrés, pauvres — sont fréquemment stigmatisés par l’opinion publique, ce qui se reflète dans des politiques sociales régressives. La multiculturalité, qui pourrait a priori apaiser ces jugements négatifs, risque en réalité de renforcer les frontières identitaires, compromettant ainsi le sentiment de solidarité nécessaire au soutien redistributif des systèmes sociaux.

Le modèle classique de l’État-nation, « dur » à l’extérieur et « souple » à l’intérieur, est remis en cause dans un monde globalisé où ses limites s’estompent. Cette érosion fragilise la capacité de l’État à assurer une inclusion égalitaire. Contrairement aux politiques d’immigration, fortement influencées par des mouvements populistes et nationalistes, la citoyenneté semble moins directement attaquée par ces tendances. Cela s’explique en partie par le fait que la citoyenneté intervient après la première phase d’admission sur le territoire, moins visible et moins contestée que la gestion frontalière.

Cependant, la citoyenneté est traversée par une logique néolibérale nationaliste, où l’appartenance ne dépend plus d’un critère ethnique mais de la capacité à « contribuer » économiquement, faisant du contribuable la nouvelle unité de responsabilité démocratique. Cette approche explique en grande partie les restrictions croissantes, souvent attribuées à tort au seul nationalisme, alors qu’elles résultent d’un croisement complexe entre nationalisme et néolibéralisme. Par ailleurs, les politiques d’intégration, telles qu’observées en Allemagne après la crise des réfugiés syriens, illustrent un dilemme fondamental : comment intégrer sans encourager de nouvelles migrations indésirables, conduisant à une intégration à la fois nécessaire et restrictivement encadrée.

Le débat autour de la citoyenneté par investissement et de la réapparition du retrait de la citoyenneté éclaire aussi ces tensions. Les critiques libérales contre la vente de la citoyenneté se fondent souvent sur un modèle idéalisé et dépassé de la citoyenneté grecque, alors que la citoyenneté moderne relève davantage des droits romains, protecteurs et pragmatiques. Quant au retrait de la citoyenneté, il apparaît comme une réponse cohérente à la menace terroriste mondiale, ciblant des individus précisément en tant que citoyens. Refuser la citoyenneté à ceux qui attaquent délibérément cette appartenance semble une mesure de cohérence, même si son usage peut être instrumentalisé par la droite radicale ou des États autoritaires.

Enfin, il est remarquable que, malgré les différences historiques, les politiques de citoyenneté en Europe et dans les pays classiques d’immigration comme le Canada, les États-Unis et l’Australie convergent vers un modèle restrictif d’« earned citizenship » (citoyenneté méritée). Cette approche économique, non ethnique, mais néanmoins exigeante, traduit une perte de l’ambition de construire des nations par l’établissement durable et l’intégration, un phénomène désigné comme la « perte de l’établissement ».

Il importe de saisir que la transformation de la citoyenneté ne se réduit pas à un simple ajustement politique. Elle reflète un changement profond des relations entre individus et États dans un monde interdépendant. La citoyenneté libérale, jadis symbole d’universalité et de protection des droits, se mue en un mécanisme conditionnel, lié à l’utilité économique et à des critères sélectifs qui peuvent miner son potentiel d’inclusion réelle. Cette mutation soulève des questions fondamentales sur la nature même de la souveraineté, de la solidarité sociale et de la reconnaissance mutuelle dans des sociétés fragmentées et globalisées.

La compréhension de cette évolution est essentielle pour qui veut appréhender les défis contemporains des sociétés libérales. Elle invite à dépasser une lecture simpliste qui opposerait ouverture et fermeture, inclusion et exclusion, pour reconnaître les tensions internes et les contradictions qui traversent les politiques de citoyenneté, et par extension, l’idée même de la communauté politique dans notre époque.