Les politiques sociales mises en œuvre pendant les ères du New Deal et du Fair Deal dans les années 1930 et 1940 furent conçues et appliquées de manière profondément discriminatoire. L’architecture de ces programmes visait avant tout à maintenir l’alliance fragile entre les Démocrates du Nord et les ségrégationnistes du Sud. Il en résulta une exclusion structurelle des Afro-Américains des principaux bénéfices de l’État-providence naissant.

Les données sur le chômage révèlent l’impact différencié de ces politiques. Dès 1930, les taux de chômage chez les Noirs et les Blancs étaient relativement proches dans les zones à forte population noire. Cependant, dès 1937, le chômage chez les hommes noirs atteignait 19 %, contre 13,9 % pour les hommes blancs. Cette disparité s’amplifia à mesure que les programmes gouvernementaux favorisaient les travailleurs blancs. La loi sur la sécurité sociale de 1935, par exemple, excluait explicitement les travailleurs agricoles et domestiques — une main-d’œuvre largement noire. Les aides fédérales aux anciens combattants profitèrent également de manière disproportionnée aux Blancs, du fait de la ségrégation militaire.

La logique de compromis avec les forces ségrégationnistes du Sud empêchait toute expansion significative des droits sociaux pour les Afro-Américains. Les syndicats, eux aussi majoritairement blancs, s’opposaient à une extension des bénéfices sociaux aux Noirs, redoutant une perte de leur propre pouvoir économique et politique. Malgré cela, les leaders noirs choisirent parfois de soutenir le Parti démocrate, car même une inclusion partielle représentait plus que ce à quoi les Afro-Américains étaient historiquement habitués.

Dans les années 1960, la "guerre contre la pauvreté" lancée par le président Lyndon B. Johnson tenta de dissocier la question raciale de la question sociale, pour des raisons politiques et stratégiques. Johnson comprit que parler frontalement des inégalités raciales risquait de diviser davantage l’opinion publique, notamment dans les régions blanches pauvres du Sud et des Appalaches. Il préféra donc cadrer la pauvreté comme un ennemi collectif, un "mode de vie" en marge du système dominant, déconnecté explicitement de la question raciale.

Ce choix rhétorique permit dans un premier temps de rallier un soutien large à ses programmes. Il insista sur la pauvreté des Blancs des zones rurales, décrits comme honnêtes, patriotes, et croyant à la règle d’or du vivre-ensemble. Cette image contrastait fortement avec les stigmatisations ultérieures des ghettos urbains, marqués par le discours sur la criminalité et la violence. Johnson évita donc une association directe entre race et pauvreté, et construisit sa politique dans une logique de neutralité raciale, tout en évoquant des analogies symboliques, comme celle entre la pauvreté moderne et l’esclavage aboli un siècle plus tôt.

Cependant, cette approche ne permit pas de s’attaquer aux causes profondes des inégalités raciales. En définissant la pauvreté comme une affaire individuelle ou culturelle — un cycle à rompre par l’intégration dans le système — il détourna l’attention des structures raciales héritées. Même lorsqu’il fit le lien entre pauvreté et couleur de peau, il s’empressa d’affirmer que les deux phénomènes étaient dissociables. Il plaça ainsi la pauvreté dans une universalité dépolitisée : ville ou campagne, Blancs ou Noirs, tous souffraient également. Ce discours, s’il visait l’unité nationale, neutralisait les revendications spécifiques des Noirs américains.

La rhétorique devint un piège. Alors que Johnson proclamait une guerre contre la pauvreté, les politiques mises en œuvre ne purent dépasser qu’une extension modeste des programmes initiés sous Roosevelt. Il exagérait les succès du programme et en minimisait les échecs. Son administration, dirigée en partie par Sargent Shriver à l’Office of Economic Opportunity, fut progressivement discréditée par son incapacité à produire des résultats significatifs. Dès 1965, le Congrès, puis le président lui-même, commencèrent à se désengager de ce combat.

Il est fondamental de comprendre que la rhétorique de la guerre — contre la pauvreté — permit d’ignorer le caractère systémique de l’inégalité raciale. Plutôt que d’attaquer la ségrégation structurelle par des politiques ciblées, Johnson privilégia un discours d’universalité morale, incapable de corriger les mécanismes d’exclusion. Ce choix historique d’une approche "colorblind" freina les ambitions de justice sociale réelle, et pérennisa les écarts raciaux dans l’accès à l’éducation, à l’emploi, au logement, et à la richesse.

Pour saisir pleinement l’échec de cette "guerre", il convient d’intégrer deux dimensions essentielles : premièrement, que la pauvreté n’est pas une abstraction universelle, mais souvent le produit d’héritages historiques précis ; deuxièmement, que toute politique publique prétendant combattre l’exclusion sans reconnaître la racialisation du social est

Pourquoi le public ne blâme pas les écoles (et qu’est‑ce que cela révèle) ?

Dans les sondages Gallup, la majorité du public américain attribue l’écart de réussite scolaire non pas au système éducatif lui-même, mais à des “facteurs externes” : la famille, les conditions socioéconomiques, ou encore l’engagement parental. Peu de répondants désignent la qualité de l’enseignement comme cause majeure : ainsi, seuls 17 % attribuent l’écart aux écoles, tandis que 75 % invoquent d’autres causes. Gallup.com Pourtant, une majorité — 58 % — considère que les écoles ont la responsabilité de combler ce fossé, même si elles ne sont pas vues comme l’origine principale du problème. Gallup.com+1

On retrouve dans cette perception publique une tension forte entre deux discours : d’un côté, l’école comme remède aux inégalités ; de l’autre, l’école comme miroir passif des disparités sociales. Certains critiques estiment que la focalisation obsessionnelle sur la « fermeture de l’écart » a réduit l’école à un instrument de rattrapage en lecture et en mathématiques, au détriment de disciplines comme l’histoire, la musique ou les langues — une réduction de mission qui peut décourager l’innovation éducative. National Affairs

Pourtant, les études montrent des variations substantielles d’une école à l’autre : certaines parviennent à réduire les écarts entre élèves favorisés et défavorisés mieux que d’autres, même dans des districts comparables. Brookings Cela suggère que les pratiques scolaires — pédagogie, leadership, allocation des ressources — jouent un rôle significatif, même au sein d’un contexte difficile. Par ailleurs, il est clairement établi que l’influence de l’école est imbriquée avec les conditions extérieures (pauvreté, santé, environnement familial) : avancer sur le terrain scolaire sans agir sur le contexte social limite fortement les progrès possibles. ASCD+1

Le public, en privilégiant l’idée que les causes sont “hors de l’école”, adopte une position ambivalente : il délègue à l’école la mission de combler l’écart, tout en exonérant le système éducatif de la responsabilité première. Cette contradiction structure une relation compliquée entre attentes éducatives et soutien politique aux réformes : renforcer la responsabilité scolaire sans reconnaître les contraintes sociales revient à demander à l’école d’agir seule contre des vents défavorables.