Les chocs politiques du Brexit et de l'élection de Donald Trump en 2016 marquent une rupture profonde dans l’histoire des sociétés libérales. Ces événements ont révélé un phénomène qui allait au-delà des simples discours sur l'immigration ou les identités nationales. Ce qui est apparu, plus que jamais, c’est l’interaction complexe entre deux forces apparemment opposées : le nationalisme émergent et le néolibéralisme. Bien que ces deux tendances semblent parfois incompatibles, elles sont en réalité souvent interdépendantes, voire complémentaires, dans le contexte des politiques modernes d'immigration et de citoyenneté.

Le nationalisme d’aujourd'hui n'est pas seulement une réaction à la mondialisation ou à l’immigration massive, comme on pourrait le penser à première vue. Il se nourrit aussi d'une restructuration néolibérale profonde des États et des sociétés. Christian Joppke, sociologue et professeur à l'Université de Berne, montre que de nombreuses politiques migratoires récentes, loin d'être la conséquence directe du nationalisme, trouvent leurs racines dans les dynamiques néolibérales. En effet, certains des développements les plus frappants en matière de citoyenneté, tels que l’idée de la "citoyenneté méritée" (earned citizenship), ne peuvent être compris qu’en croisant ces deux tendances : le néolibéralisme et le nationalisme, dans ce que l’on pourrait qualifier de nationalisme néolibéral.

Le néolibéralisme, en tant que paradigme économique et politique, prône une gestion plus restrictive et utilitaire des ressources humaines, y compris des citoyens. Dans cette logique, la citoyenneté n'est plus simplement un droit universel lié à l'appartenance à une nation, mais un privilège qui peut être acquis, mais aussi perdu, en fonction de la contribution de l’individu à l'économie ou à la société. Cette approche transforme la citoyenneté en un bien marchand, où l’immigration devient une question de "compétences" et où le "mérite" devient la condition essentielle pour intégrer pleinement la société.

Cette évolution est rendue encore plus manifeste dans les sociétés occidentales où les politiques migratoires, jusque-là plutôt orientées vers l'inclusivité, prennent un tournant vers des logiques d’exclusion basées sur des critères de compétence et de performance. Ce processus est particulièrement visible dans le cas de la Grande-Bretagne et des États-Unis, où, sous l’effet de réformes néolibérales, l’acquisition de la citoyenneté devient plus difficile et conditionnée par des exigences strictes.

Il est crucial de comprendre que ce mouvement vers une citoyenneté "méritée" est profondément connecté à la montée du nationalisme, qui, tout en mettant en avant des valeurs de "protection" des cultures et identités nationales, incite également à une gestion plus sévère des frontières, à une hiérarchisation des droits d’entrée et à une exclusion accrue des "autres". Ainsi, le nationalisme néolibéral crée une nouvelle forme de citoyenneté, divisée, hiérarchisée, et parfois déconnectée des idéaux traditionnels de l’égalité des droits.

Le néolibéralisme, cependant, ne se limite pas à des politiques d’immigration restrictives. Il façonne également le discours et la perception de l’immigration à travers une logique de gestion de crise. En effet, les migrants ne sont plus seulement perçus comme des individus cherchant refuge ou une meilleure vie, mais comme des "ressources humaines" à intégrer de manière efficace, c’est-à-dire en fonction de leur utilité économique. Les politiques migratoires deviennent alors une sorte de contrat, où les migrants sont invités à contribuer activement à la croissance économique tout en étant soumis à une surveillance stricte.

Cependant, au-delà des seules politiques, l’interaction entre néolibéralisme et nationalisme redéfinit aussi la manière dont les sociétés perçoivent l’identité nationale et la citoyenneté. Ce n’est plus simplement une question d'adhésion à des valeurs démocratiques universelles, mais d’appartenance à une communauté qui valorise avant tout la performance économique, l’individualisme, et parfois l’homogénéité culturelle. En ce sens, le nationalisme néolibéral va au-delà des simples préoccupations économiques ; il façonne une vision du monde où l’individualisme prime sur la solidarité collective et où la diversité culturelle est perçue comme une menace plutôt qu’une richesse.

Les implications de ces changements pour les politiques d'immigration et de citoyenneté sont considérables. L’accent mis sur le "mérite" dans l’attribution de la citoyenneté crée des fractures entre ceux qui sont considérés comme "méritants" et ceux qui ne le sont pas. Il est désormais plus facile de perdre sa citoyenneté, mais aussi plus difficile de l’acquérir. En outre, les politiques migratoires deviennent de plus en plus sélectives, cherchant à favoriser ceux qui peuvent apporter une contribution économique directe, tout en excluant ceux qui sont perçus comme des fardeaux pour la société.

Au-delà de ces transformations visibles dans les politiques publiques, il est important de souligner que la montée du nationalisme néolibéral entraîne aussi un changement dans la manière dont les sociétés occidentales abordent la question de l’appartenance et de l'identité. Les débats sur la citoyenneté, l’immigration, et le multiculturalisme ne sont plus uniquement des discussions sur les droits humains ou la justice sociale, mais des discussions sur la gestion des ressources humaines et la préservation de "l’identité nationale". Cela marque un tournant dans la manière dont les sociétés libérales, historiquement ouvertes et inclusives, perçoivent leurs obligations envers les migrants et les minorités.

Le libéralisme est-il responsable de la désintégration culturelle des sociétés immigrées ?

Le débat autour du libéralisme et de ses prétendus effets désintégrateurs sur les sociétés multiculturelles contemporaines trahit une confusion persistante entre plusieurs concepts politiques et philosophiques. L’amalgame entre le libéralisme, le multiculturalisme et l’effritement de la cohésion sociale est devenu un refrain familier dans les rhétoriques populistes, mais une analyse rigoureuse révèle l’insuffisance de ce raisonnement.

À la base, le principe de justice tel que formulé par John Rawls — selon lequel les inégalités ne sont admissibles que si elles profitent aux membres les plus désavantagés de la société — est rejeté par les néolibéraux, qui considèrent la justice sociale comme une illusion, voire comme une forme d’envie déguisée. Or, cette critique n’est pas une réfutation du libéralisme en tant que tel, mais bien d’une certaine interprétation redistributive du libéralisme. Les populistes, quant à eux, s’en prennent plus radicalement encore au libéralisme, non seulement sur le plan économique, mais avant tout sur le plan culturel, en s’opposant fondamentalement aux droits individuels et à l’ouverture pluraliste qu’implique le constitutionnalisme libéral.

Dans cette optique, la seconde équation, qui lie le libéralisme au multiculturalisme, semble davantage fondée. En effet, la tradition du libéralisme constitutionnel, en assurant la protection des droits individuels, implique nécessairement la reconnaissance de la diversité. L’approche du multiculturalisme libéral défendue par Kymlicka le montre bien. Pourtant, prétendre, comme le fait Andreas Reckwitz, que cette politique aurait favorisé l’isolement communautaire et nourri une politique identitaire blanche en réaction, c’est céder à une logique populiste sous-jacente.

La politique identitaire, bien qu’omniprésente, ne se confond pas avec le libéralisme des droits. Comme l’a souligné Francis Fukuyama, les formes contemporaines de revendications identitaires ont en partie provoqué une réaction symétrique à droite, notamment à travers le rejet de la “correction politique”. Celle-ci, lorsqu’elle est interprétée comme censure, devient un levier de mobilisation puissant contre les élites perçues comme déconnectées. Or, des expressions telles que “micro-agressions” ou “trigger warnings”, bien qu’issues d’un souci pour la sensibilité des minorités, ont souvent été détournées de leur visée originelle, devenant des instruments de limitation de la liberté d’expression. Loin de s’inscrire dans le sillage du libéralisme classique, ces pratiques en trahissent l’esprit.

Il serait néanmoins erroné d’en déduire que le libéralisme est impuissant face à la désintégration sociale. La rhétorique conservatrice qui accuse le multiculturalisme libéral de provoquer le morcellement des sociétés est infondée. L’infrastructure juridique des démocraties libérales ne soutient pas une telle évolution. Les tribunaux occidentaux n’ont jamais considéré les droits subjectifs comme absolus. Ils les mettent systématiquement en balance avec d'autres droits, ou avec des principes constitutionnels tels que l'ordre public ou la neutralité de l’État. Cette logique de proportionnalité témoigne de la capacité du droit libéral à intégrer, réguler et contenir les tensions culturelles.

L’exemple de l’intégration juridique de l’islam est particulièrement éclairant. Les revendications religieuses, comme le port du voile par des enseignantes musulmanes, sont évaluées à l’aune d’un équilibre entre la liberté de religion, les droits des élèves, les attentes des parents et les impératifs de neutralité. Loin de favoriser la fragmentation, la jurisprudence récente tend même à restreindre les prétentions religieuses lorsque l’intégration culturelle est perçue comme menacée. On ne saurait donc prétendre que le libéralisme des droits serait inapte à gérer les défis de la diversité.

De plus, prétendre, comme le fait Reckwitz, qu’il faudrait dépasser le libéralisme par un nouveau “consensus culturel” implicite, revient à plaider pour une régulation étatique de l’identité collective qui contredit l’essence même du libéralisme. Une telle proposition, qui vise à instaurer des “valeurs culturelles fondamentales” partagées, s’illustre de manière absurde dans la tentative de l’ex-ministre de l’Intérieur allemand, Thomas de Mazière, de définir une liste de valeurs que les immigrants devraient accepter. Ce projet souligne l’impossibilité d’une régulation culturelle par décret étatique. Les valeurs implicites ne peuvent être imposées, elles émergent d’un tissu social vivant, non d’une volonté politique centralisée.

La critique habermassienne d’un patriotisme constitutionnel purement procédural, incapable de garantir la cohésion sociale, trouve ses détracteurs dans les tenants d’un nationalisme libéral modéré. Ceux-ci affirment la nécessité d’un substrat culturel commun pour maintenir l’unité, invoquant des cas comme celui du Québec pour illustrer les limites d’un attachement purement procédural à l’ordre constitutionnel. Cependant, cette thèse oublie que la démocratie libérale repose non pas sur l’uniformité culturelle, mais sur la gestion pacifique de la diversité à travers des principes abstraits, mais opérants, tels que la liberté, l’égalité devant la loi, et la pluralité des identités.

Il est donc essentiel de distinguer entre les effets sociaux du multiculturalisme mal interprété et les principes juridiques du libéralisme. Confondre les deux revient à justifier des régressions autoritaires au nom de la cohésion. Le libéralisme n’est pas le vecteur de la désintégration, mais le cadre même à l’intérieur duquel les tensions culture

Comment l’Europe redéfinit la citoyenneté à travers les politiques migratoires et d’intégration ?

Les dernières décennies ont vu une reconfiguration progressive mais profonde de la citoyenneté en Europe, un processus impulsé par des tensions entre les exigences économiques, les considérations identitaires et la montée des populismes. L'intégration des migrants — en particulier dans le cadre des regroupements familiaux — s'est imposée comme un champ d’expérimentation politique où les États projettent leurs conceptions de l’appartenance, de la mérite et de la cohésion sociale.

Les politiques d’intégration, souvent enveloppées dans le langage technocratique du « mérite » et de la « responsabilité », tendent à substituer à la citoyenneté sociale un modèle éthico-moral basé sur la « deservingness ». L’analyse de Bloemraad, Kymlicka et Lamont montre comment cette mutation affaiblit les fondements universalistes de l’égalité en redéfinissant les critères de redistribution autour de comportements jugés « acceptables » plutôt qu’autour des besoins. La citoyenneté n’est plus un statut stable, mais un processus conditionné par des évaluations permanentes — linguistiques, économiques, morales — imposées aux migrants.

Ce glissement est particulièrement visible dans la transposition des exigences dites de pré-intégration, telles que les tests linguistiques ou les cours de culture civique imposés avant même l’entrée sur le territoire. Bonjour et Strik identifient dans ces dispositifs un mécanisme d’exclusion anticipée, qui contribue à la racialisation des droits de séjour et à l’ethnicisation de l’accès à la citoyenneté. L’État devient ainsi l’arbitre d’une inclusion graduée, sélective et souvent inégale, justifiée par la rhétorique de l’« intégration réussie ».

Les juridictions européennes, initialement perçues comme des contre-pouvoirs favorables aux droits individuels, connaissent elles aussi un infléchissement notable. L’étude de Blauberger et al. souligne une inflexion jurisprudentielle de la Cour de justice de l’Union européenne, qui, sensible aux clivages politiques et aux récits médiatiques, tend à réinterpréter la citoyenneté européenne à la lumière de la soutenabilité nationale des prestations sociales.

Cette évolution n’est pas isolée. Elle s’inscrit dans un contexte plus large de réorganisation néolibérale de l’État, où les politiques sociales sont soumises à des impératifs de performance, d’efficacité et de discipline comportementale. Block et Somers, dans leur lecture de Polanyi, décrivent ce déplacement du politique vers le marché comme une logique de « fondamentalisme de marché » qui redéfinit la relation entre le citoyen et l’État à travers des critères de productivité plutôt que de solidarité.

Dans cette perspective, l’intégration des réfugiés ou des migrants hautement qualifiés, analysée respectivement par Brücker et Boyd, obéit à des logiques différenciées mais convergentes. Le premier groupe est soumis à des exigences d’adaptation intensive et rapide au marché du travail, tandis que le second fait l’objet de politiques d’attraction compétitives, révélant une stratification implicite des corps migrants selon leur « valeur » économique présumée.

La citoyenneté devient ainsi un espace de lutte symbolique et matérielle, où se rejouent les tensions entre inclusion conditionnelle et exclusion systémique. Le travail de Bonjour, notamment avec Block, met en lumière cette dynamique à travers l’affaiblissement des droits familiaux, même pour les citoyens nationaux, dès lors qu’ils concernent des conjoints étrangers. La frontière entre le citoyen et l’étranger devient floue, traversée par des critères d’ethnicité, de classe et de conformité culturelle.

Ce processus s’accompagne d’une transformation du langage politique : le paradigme des droits est progressivement remplacé par celui de la performance individuelle. L'idéal du citoyen autonome et productif devient la norme implicite, excluant de fait ceux dont les trajectoires ne correspondent pas à ce modèle. La critique de Brubaker sur l’usage des catégories d’analyse dans les études du nationalisme souligne l’urgence d’interroger les fondements conceptuels sur lesquels reposent ces politiques.

À travers cette reconfiguration, l’Europe ne se contente pas de gérer les flux migratoires : elle redéfinit les contours de la citoyenneté, de l’appartenance nationale et de la solidarité sociale. Ce processus mérite d’être analysé non seulement à travers les dispositifs juridiques qu’il mobilise, mais aussi dans ses effets sociaux, symboliques et politiques.

Il est crucial de comprendre que les politiques migratoires et d’intégration agissent aujourd’hui comme des laboratoires d’un nouveau gouvernement des populations, où la citoyenneté devient un privilège modulable, une récompense octroyée selon des critères fluctuants. Dans

L'Industrie de la Citoyenneté par Investissement : Une Évolution Étonnante et ses Conséquences

L’acquisition de la citoyenneté par investissement (CIP) représente un phénomène en pleine expansion, bien que marginal au niveau mondial. Ce processus, qui permet à des individus très fortunés d’obtenir une citoyenneté par le biais de contributions financières substantielles à un État, est souvent perçu comme un domaine réservé aux ultra-riches et aux pays en développement. Selon les données disponibles, environ 10 000 personnes dans le monde par an optent pour cette voie, un chiffre relativement faible comparé aux millions de naturalisations réalisées chaque année dans le monde. Toutefois, cette pratique reste centrée sur quelques régions du globe, notamment la Chine, la Russie et le Moyen-Orient, révélant ainsi une demande grandissante parmi les élites non occidentales.

L’évolution rapide de cette industrie repose sur des changements significatifs dans la répartition mondiale des richesses. Entre 2000 et 2016, la proportion de personnes ultra-fortes en patrimoine vivant dans des pays à faible ou moyen revenu est passée de 7 à 18 %, et le nombre de nouveaux millionnaires en dehors de l’Amérique du Nord et de l’Europe a atteint 4,3 millions. Ces nouveaux acteurs économiques, bien que riches, sont souvent confrontés à des passeports dits « mauvais », c’est-à-dire des passeports qui limitent leur liberté de circulation internationale. C’est ici que la citoyenneté par investissement entre en jeu, offrant une solution à ceux qui souhaitent améliorer leur mobilité tout en acquérant une citoyenneté, parfois pour des raisons purement stratégiques liées à l’accès facilité à des pays de l’Union Européenne ou à d’autres zones de commerce et de circulation sans restrictions.

Contrairement aux systèmes de migration par investissement, qui exigent une résidence préalable et un processus de naturalisation ordinaire, la citoyenneté par investissement ne demande aucune résidence physique, permettant ainsi aux individus d’acquérir une nouvelle nationalité de manière quasi-automatique, souvent sans obligation de s’installer dans le pays d’accueil. Ce contraste avec les pratiques de naturalisation traditionnelles soulève des interrogations sur la véritable « connexion » entre l’individu et l’État conférant la nationalité, un principe de plus en plus débattu dans les cercles juridiques internationaux. Les critiques citent souvent la doctrine de la Cour internationale de justice dans l’affaire Nottebohm, où il a été affirmé que la citoyenneté devait reposer sur une « connexion réelle » entre l’individu et l’État. Toutefois, cette notion reste complexe et contestée, notamment dans le contexte de la citoyenneté par investissement, où le lien social et l’attachement affectif sont souvent inexistants.

Le véritable moteur de cette industrie est