La crise de la modernité semble ne plus se limiter à des phénomènes sociaux et économiques. Elle se transforme en une véritable crise de l'identité personnelle, où l’individu, à la fois vulnérable et dérouté, cherche à retrouver un sens et un rôle dans un monde en mutation rapide. En l’absence de repères clairs, la quête de soi devient une quête désespérée de sécurité et de reconnaissance. Il est alors aisé de comprendre pourquoi de nombreux individus se tournent vers des mouvements populistes ou fondamentalistes, qui leur offrent des récits simples et puissants pour reconstruire une identité fragilisée par la précarité et l'isolement social.

Les relations de travail modernes sont de plus en plus temporaires et incertaines, ce qui empêche de nombreux individus de s’épanouir socialement et économiquement. L’ascension sociale et l'amélioration des conditions de vie deviennent des concepts abstraits, voire inaccessibles, puisque les revenus réels restent stagnants ou baissent, tandis que les riches s’enrichissent. Dans ce contexte, l’identité personnelle est de plus en plus définie par l’incapacité à subvenir à ses besoins ou à ceux de ses proches, par la soumission aux jugements des autres, souvent sur des plateformes de médias sociaux où l'anonymat favorise les attaques et les humiliations. De plus, la politisation de l’identité, où les leaders politiques cherchent à instrumentaliser certaines catégories sociales pour asseoir leur pouvoir, exacerbe ce sentiment d’impuissance. Cette situation contribue à une dégradation de l’estime de soi. Comment l’individu peut-il penser du bien de lui-même s’il n’a plus de travail stable, s’il est rejeté par la société ou encore si des mouvements idéologiques l'accusent d’être un obstacle à l’avenir d'une nation ou d'une communauté ?

Cette crise de l'identité trouve un terreau fertile dans les discours populistes et fondamentalistes. Ces mouvements, loin de chercher une solution à la crise économique ou à l'inégalité sociale, proposent plutôt une réécriture du récit identitaire des individus. Pour les populistes, la solution passe par une idée de la « vraie » nation, à défendre coûte que coûte, un peuple dont les membres, pour être authentiques, doivent se distinguer des élites corrompues et des étrangers. De l’autre côté, les fondamentalistes construisent un récit d'une pureté originelle, d’une foi intacte qu’ils croient devoir préserver à tout prix, au mépris des traditions modernes, qu’ils perçoivent comme corrompues. Ces deux mouvements jouent sur le sentiment de victimisation : que ce soit pour défendre une nation face à des ennemis extérieurs ou pour restaurer la « vérité » d’une foi égarée. Les figures politiques, comme celles de Donald Trump, Viktor Orban, ou Marine Le Pen, se dressent comme des représentants du peuple, des porte-voix de la nation « vraie », celui des gens ordinaires.

Ces récits restaurent, en apparence, l'estime de soi des individus qui, dépossédés de leur pouvoir social et politique, retrouvent une forme de dignité en se voyant comme des défenseurs d’un idéal supérieur. Ils y gagnent un sens de l’action, un retour en force sur la scène publique. Dans un monde où l'individu se sent souvent désarmé face aux forces globales, l’adhésion à un mouvement populiste ou fondamentaliste lui permet de se retrouver dans une guerre symbolique où il est un acteur principal, un combattant pour la vérité, la liberté, ou la foi.

Cependant, la gratification apportée par ces mouvements est souvent de courte durée. Car, à mesure que ces récits identitaires s’enracinent, les individus se retrouvent de plus en plus enfermés dans une identité unidimensionnelle. L'identité nationale ou sectaire devient un carcan, étouffant toute possibilité de dialogue ou d'ouverture vers d'autres identités et cultures. Les exigences de pureté et de séparation créent des barrières infranchissables entre « eux » et « nous ». Ce monde divisé rend difficile la collaboration et le compromis nécessaires au bon fonctionnement des sociétés modernes. Dans cette logique, les individus ne peuvent plus espérer un avenir collectif basé sur la coopération et le respect mutuel.

Ces mouvements ne résolvent pas les problèmes profonds qui minent les sociétés modernes : l’inégalité croissante, l’atomisation des individus, et la déconnexion entre le pouvoir politique et les aspirations réelles des citoyens. Au contraire, ils détournent l’attention de ces problèmes en concentrant l'énergie des masses sur des ennemis imaginaires ou réels, tout en offrant un exutoire aux frustrations collectives. En fin de compte, l'individu, dans sa quête de sens et d’appartenance, se trouve souvent coincé dans un cul-de-sac identitaire, où la promesse d'une renaissance de soi ne mène qu’à une régression collective.

Il est essentiel que l’individu puisse se réapproprier son identité dans un cadre plus large que celui proposé par ces mouvements. Ce n’est pas la nation ou la foi en elle-même qui posent problème, mais la manière dont elles sont instrumentalisées pour diviser et polariser. Le défi réside dans la capacité à trouver une identité plurielle, capable de dialoguer avec le monde tout en préservant un sens de l’individualité et de la responsabilité. L’avenir de la société, ainsi que celui de l’individu, dépendra de cette capacité à réconcilier les différentes dimensions de l'identité humaine et à les projeter vers un avenir plus inclusif, où les tensions actuelles pourront être surmontées.

La crise de la modernité : Comprendre les réactions sociales et le destin commun de l’humanité

Les crises actuelles de la modernité, souvent perçues à travers des phénomènes tels que le populisme, le fondamentalisme, l'inégalité sociale, les transformations dans le travail, l'austérité et le changement climatique, pointent du doigt des enjeux d’une ampleur inédite. Ces crises ne sont pas simplement le produit de tensions sociales ou économiques locales, mais de transformations globales, et sont souvent interprétées comme des réactions contre les valeurs et institutions modernes. Dans ce contexte, l'humanité se trouve confrontée à un destin commun, sous l'effet de forces qui la redéfinissent à l'échelle mondiale. Mais comment comprendre la réponse sociale à cette crise de modernité?

L'une des premières tentations consiste à adopter une perspective externe, objective, comme si l'on pouvait observer cette crise depuis un point de vue détaché. D'un autre côté, une approche plus classique serait de se positionner du côté des défenseurs de la modernité, opposés aux mouvements réactionnaires qui attaquent les valeurs et institutions contemporaines. Cependant, une telle division entre “nous”, la modernité et les mouvements réactionnaires, bien qu'elle semble naturelle, ne tient pas compte du fait que nous faisons tous partie du même système social mondial, un système dont les crises actuelles et les réactions qui en résultent sont les conséquences de notre participation collective.

Les grands systèmes sociaux qui définissent la modernité — comme le droit, la religion, les arts, ou encore la science — sont tous des réseaux de communication mondiaux. Ces systèmes ne sont pas simplement des structures sociales locales ou nationales, mais des phénomènes qui visent à représenter l’humanité dans son ensemble. Prenons le droit, par exemple : il repose sur l’idée que chaque individu est égal devant la loi, une idée universelle qui, même si elle est loin d’être toujours appliquée de manière juste, fonde un idéal commun de justice et de dignité. Cette idée s’étend à d’autres systèmes, comme la religion, où, indépendamment des différences doctrinales, l'humanité est vue comme digne de respect, tout comme dans les arts et la science, qui visent à exprimer des expériences humaines universelles.

La crise climatique actuelle est sans doute l'un des plus puissants stimuli à cette prise de conscience d'une humanité partagée. Le changement climatique, en dépit de ses causes et effets inégaux à travers le monde, affecte l’ensemble de la planète, forçant l’humanité à reconnaître son destin commun. Les scientifiques, les médias et même notre propre expérience nous rappellent que, quel que soit notre statut social ou notre nationalité, nous partageons tous cette vulnérabilité. Le défi climatique rend indispensable la coopération mondiale et la solidarité, même si certains devront faire face aux effets de cette crise avant d'autres. Cela renforce l'idée que notre destin est indissociable, et que nous devons faire face à cette crise de manière collective.

Cependant, pour que ce système global fonctionne et que l'humanité puisse réellement se retrouver dans cette situation de solidarité mondiale, il est essentiel que l'universel soit constamment relié au particulier. Autrement dit, bien que la solidarité globale soit fondamentale, elle doit aussi se traduire dans les actions quotidiennes, au niveau local : au sein des familles, des quartiers, des groupes de travail. La communication, dans un système social global, doit circuler à la fois du bas vers le haut et de l'extérieur vers l’intérieur, garantissant ainsi que toutes les parties du système s’informent mutuellement.

Cela dit, le concept de “local” dans ce contexte ne doit pas être pris de manière littérale. Il s'agit moins de géographie physique que de groupes sociaux, de communautés interconnectées au sein du réseau global. L’essor des technologies de l’information a permis une communication plus fluide entre ces différents niveaux, mais il est essentiel de comprendre que ces “localités” sont des composants du système global, chacune ayant un rôle à jouer dans la transmission et l’application des valeurs universelles.

Ainsi, un des aspects clés de la modernité réside dans la différenciation constante des systèmes sociaux, qui se divisent en sous-systèmes spécialisés pour mieux aborder la complexité du monde moderne. Prenons l’exemple de la science : longtemps pratiquée indépendamment dans diverses régions du monde, elle a fini par se globaliser au XIXe siècle grâce à un consensus sur des méthodes et standards communs. De même, les sciences sociales ont émergé comme un sous-système distinct de la philosophie, se subdivisant en disciplines telles que la sociologie, la psychologie, l’économie ou la science politique. Ce processus de spécialisation permet une compréhension plus fine des phénomènes sociaux, mais il démontre aussi la nécessité d’une coopération entre ces sous-systèmes, qui ne doivent pas se perdre dans leurs particularités.

Les systèmes sociaux modernes ont donc besoin de se maintenir dans une dynamique d’échange constant et d’intégration de leurs sous-systèmes respectifs. Pour survivre et se développer, ils doivent trouver des moyens de se relier tout en préservant les particularités de chaque niveau. À une époque où les défis mondiaux sont aussi pressants, l'équilibre entre le local et le global devient plus crucial que jamais. Il ne suffit pas de faire appel à un idéal de solidarité globale sans garantir que chaque individu, chaque communauté, ait un rôle actif à jouer dans ce processus.