L'idée selon laquelle l'État-providence crée des incitations perverses à la dépendance s’est imposée dans les débats américains des années 1980 et 1990, portée notamment par les écrits de Charles Murray. Dans Losing Ground, Murray ne se contente pas de critiquer les effets du welfare ; il cherche à redéfinir la compréhension même de la pauvreté urbaine, notamment au sein des communautés noires. À ses yeux, ce ne sont ni l'héritage de l'esclavage ni la discrimination structurelle qui expliquent l'érosion de la famille afro-américaine, mais bien les politiques sociales elles-mêmes. Selon lui, celles-ci récompensent les comportements dysfonctionnels en rendant économiquement viable l'absence de travail, la monoparentalité et l'instabilité familiale.
Contrairement au rapport Moynihan qui, bien que paternaliste, plaçait la déstructuration familiale dans une continuité historique de violence raciale, Murray inverse la causalité : la pauvreté ne produit pas le dysfonctionnement, c’est le dysfonctionnement encouragé par le welfare qui perpétue la pauvreté. Il affirme que les programmes sociaux ont incité les hommes noirs à abandonner leur rôle de chef de famille, contribuant à une culture de dépendance et de passivité. L’attaque est frontale, fondée sur une lecture économiciste et culturaliste de la pauvreté, qui refuse d’y voir des causes structurelles ou systémiques.
Cette lecture trouve un écho immédiat dans le discours politique conservateur, notamment dans les prises de parole de George H. W. Bush au début des années 1990. Ce dernier, reprenant les thèses de Murray sous une forme plus codée, construit une rhétorique fondée sur l’opposition entre « vrais Américains » — travailleurs, autonomes, patriotes — et bénéficiaires du welfare, perçus comme amoraux, dépendants et déconnectés des valeurs nationales. Bush évoque un « mode de vie welfare » qui aurait remplacé l’éthique du travail et de la responsabilité individuelle, insistant sur le fait que les aides sociales ne réparent pas mais enracinent la misère.
La stratégie discursive consiste à moraliser la pauvreté et à culturaliser la marginalité. Plutôt que de dénoncer des inégalités économiques ou raciales, Bush lie explicitement le déclin des centres urbains à la dissolution de la famille. La pauvreté devient un symptôme de l’effondrement moral, et l’État-providence, non pas une solution, mais un catalyseur du déclin. Ainsi, le welfare est présenté non seulement comme inefficace, mais comme contraire à l’identité nationale.
Dans cette logique, les réformes proposées visent à modifier les comportements des pauvres : incitations au mariage, à la scolarisation, à l’emploi. Des programmes tels que le « learnfare », le « family cap » ou le « wedfare » conditionnent l’accès aux aides à l’adhésion à des normes sociales de classe moyenne. Ces politiques n’ont pas pour but premier la redistribution, mais la rééducation. Il ne s’agit plus d’aider les pauvres, mais de les transformer — ou de les exclure du contrat social s’ils échouent à se conformer.
Les émeutes de Los Angeles en 1992 offrent alors un moment opportun pour donner une visibilité accrue à ces thèses. Le discours présidentiel évolue : la colère urbaine n’est plus comprise comme une réaction à l’injustice ou à l’exclusion, mais comme une conséquence de décennies de politiques sociales mal orientées. L’administration Bush reprend à son compte l’idée que les aides publiques ont affaibli la famille, érodé l’éthique du travail et détruit le tissu moral des communautés urbaines.
Ce discours établit un lien explicite entre race, pauvreté et citoyenneté. En réaffirmant que les « vrais » Américains sont ceux qui refusent l’assistance, travaillent et adhèrent à un idéal familial normatif, on redéfinit l’appartenance nationale sur des critères moraux et comportementaux. Les bénéficiaires du welfare, en particulier les Afro-Américains urbains, sont ainsi symboliquement exclus de la nation. Le débat sur la pauvreté cesse d’être économique pour devenir identitaire.
Dans ce contexte, la critique de l'État-providence ne peut être comprise comme une simple position budgétaire ou administrative. Elle s’inscrit dans une guerre culturelle qui oppose des visions antagonistes de l'Amérique : l'une inclusive et structurelle, qui voit dans les inégalités un produit de l'histoire ; l'autre exclusive et morale, qui voit dans la pauvreté un échec individuel et une menace pour les valeurs communes. Le welfare devient alors le terrain symbolique où se rejouent les tensions raciales, sociales et idéologiques du pays.
Il est essentiel de comprendre que cette rhétorique, en naturalisant la pauvreté comme un choix ou un mode de vie, détourne l'attention des mécanismes structurels qui produisent et reproduisent les inégalités. L'idéologie de la responsabilité individuelle sert ici à dissimuler les effets d'une économie inégalitaire, d'un racisme systémique et d'une ségrégation persistante. De plus, la moralisation du débat sur le welfare a légitimé des politiques qui ont accru la précarité sans jamais remédier aux causes profondes de la marginalisation.
L’évolution du discours présidentiel américain sur la race et l’ethnicité : De Truman à Obama
Le discours présidentiel aux États-Unis a connu une transformation notable depuis les premières années de la présidence de Harry Truman jusqu'à l'ère contemporaine. Ce changement est particulièrement visible dans la manière dont les présidents abordent les questions de race et d'ethnicité. Ces évolutions ne sont pas seulement le reflet des changements sociaux et politiques, mais aussi des stratégies politiques délibérées, souvent liées aux contextes électoraux et à la gestion des tensions raciales qui traversent la société américaine.
Sous la présidence de Harry Truman, les préoccupations relatives aux réfugiés et aux personnes déplacées, notamment celles des communautés racialisées, étaient exprimées principalement dans le cadre des enjeux internationaux de l'après-guerre. Dans ses discours, Truman met en avant les valeurs démocratiques, tout en s’attaquant indirectement aux discriminations raciales existantes aux États-Unis, notamment en appelant à des politiques d'accueil et d'intégration. Il faut aussi noter que les années qui suivirent la Seconde Guerre mondiale furent marquées par une pression croissante pour l’adoption de législations sur les droits civils, bien que ces questions n'aient pas encore occupé une place centrale dans les discours présidentiels.
L’évolution du discours sur la race a pris une autre dimension sous les présidences de Dwight D. Eisenhower et John F. Kennedy. Si Eisenhower a mis l'accent sur la lutte contre l'expansion communiste et la défense des principes démocratiques, Kennedy a commencé à intégrer des références plus explicites aux questions raciales dans le cadre de ses discours sur les droits civiques. L'exemple le plus marquant reste son discours du 11 juin 1963, où il évoque directement les droits civils et l'égalité raciale comme des enjeux centraux de la politique américaine. Cette prise de position s'inscrit dans un contexte de manifestations et de mobilisations des Afro-Américains pour l’égalité des droits, ce qui a poussé la présidence à se positionner plus fermement contre la ségrégation.
Les années suivantes, sous les administrations de Johnson, Nixon et Ford, ont vu une intensification du discours sur la race, souvent plus teinté de tension. Dans les années 1960, la guerre du Vietnam et la lutte pour les droits civiques ont transformé le paysage politique américain, obligeant les présidents à jongler entre les exigences de l’opinion publique majoritaire et les besoins des minorités raciales. Johnson, par exemple, après avoir signé la Civil Rights Act de 1964, a engagé un discours plus inclusif, soulignant que la justice sociale ne se limiterait pas à des réformes économiques, mais toucherait aussi des questions plus profondes liées à la reconnaissance et à l'intégration des communautés racialisées dans le tissu national.
Cependant, avec l’arrivée de la présidence de Ronald Reagan dans les années 1980, le discours présidentiel sur la race se durcit, et les stratégies politiques de la "nouvelle droite" se manifestent clairement. Reagan adopte un discours plus conservateur, souvent perçu comme une forme de "colorblindness", où les questions raciales sont évitées ou minimisées au nom de l’unité nationale. Cette approche a marqué un tournant dans la manière dont les présidents abordent les questions de race : loin d'être un facteur déterminant dans la politique nationale, la race est souvent absente ou reléguée au second plan. Toutefois, cette marginalisation de la question raciale ne signifie pas qu’elle ait disparu des préoccupations sociales et politiques des États-Unis.
Les années 1990 et 2000 ont vu une nouvelle montée en puissance de l’ethnicité dans les discours présidentiels, surtout avec l'arrivée de Bill Clinton et George W. Bush. Clinton, bien que centriste dans sa politique économique et sociale, a reconnu l’importance de la diversité ethnique et raciale comme un atout pour le pays, intégrant régulièrement ces thèmes dans ses discours sur l’unité nationale et la réconciliation. Ce discours est particulièrement visible dans ses références aux Afro-Américains et aux Latinos, qu’il considère comme des éléments essentiels de l’avenir américain.
Sous la présidence de Barack Obama, une nouvelle ère semble s'ouvrir. Le premier président afro-américain des États-Unis, Obama, a cherché à redéfinir la relation entre race, politique et identité nationale. Cependant, sa manière de traiter la question raciale est complexe et nuancée. Contrairement à ses prédécesseurs, Obama n’a pas toujours abordé la race de manière frontale durant ses campagnes, mais a évoqué des enjeux raciaux importants, en particulier après son élection en 2008. Ses discours sur la race, notamment lors de la crise de Ferguson en 2014, ont été perçus comme un tournant, tant dans leur analyse des tensions raciales que dans la manière dont ils ont cherché à réconcilier une nation divisée.
Il est important de noter que tout au long de cette évolution, le discours présidentiel sur la race ne se limite pas à une simple réaction aux événements sociétaux. Au contraire, il est profondément inscrit dans une logique de construction de l'identité nationale et de gestion des conflits sociaux. Les présidents ont souvent utilisé la question raciale non seulement pour répondre aux préoccupations de leurs électeurs, mais aussi pour façonner des narratifs politiques qui visent à maintenir l'ordre social et politique existant, ou, au contraire, à le réformer.
La dynamique du discours présidentiel sur la race montre que, loin d’être un simple reflet des tensions sociales, la manière dont les présidents abordent la question raciale est aussi une forme de politique en soi. Ce discours ne se contente pas de répondre aux attentes de la population, mais sert également de moyen pour les dirigeants de gérer les tensions internes, souvent en fonction des opportunités électorales et des stratégies de mobilisation. Les changements observés dans ce discours, de Truman à Obama, illustrent comment les présidents américains ont évolué dans leur manière de traiter la race et l'ethnicité, mais aussi comment ils ont façonné, ou du moins influencé, la perception de ces questions au sein du public américain. Il reste à voir si cette tendance se poursuivra sous les prochaines présidences, mais il est clair que le rôle du discours présidentiel dans la gestion des questions raciales et ethniques continue de façonner l'avenir politique du pays.
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