Domitien, fils de Vespasien, est souvent dépeint comme un personnage complexe, pris entre l'ombre imposante de son frère aîné Titus et le poids des attentes impériales. Alors que Tacite et d'autres historiens soulignent son ascension dans l'arène publique et son ambition, il est difficile de ne pas voir un jeune homme qui cherche à se définir, tant en tant que fils que leader. Le contraste entre les deux frères, unis par le sang et l'héritage, mais séparés par l’âge, les accomplissements et la perception publique, crée une dynamique chargée de tensions sous-jacentes, qu'aucune figure n'a pu totalement apaiser.

L'année 69/70 apr. J.-C., marquée par les victoires de Vespasien et Titus sur les Juifs, a été particulièrement significative pour Domitien. C’était une période où, pour la première fois, il a connu l’attention du public, et où ses actions semblaient symboliser une transition de pouvoir inéluctable. Cependant, cet éclat n'a été que temporaire. Lorsque Vespasien est revenu à Rome pour prendre le trône impérial, Domitien se retrouve rapidement éclipsé par son père et son frère, qui avaient accumulé des victoires militaires, pendant qu’il occupait un rôle moins prestigieux dans l’ombre. Il doit faire face à la dure réalité de n’être qu’un "prince rival" dans un système impérial qui privilégie avant tout la reconnaissance publique et les faits d'armes.

Les sources historiques, telles que celles de Suétone, décrivent souvent Domitien comme un homme ambitieux et insatisfait, toujours prêt à comploter contre son frère Titus. Cependant, les preuves concrètes de cette rivalité sont minces, ce qui laisse à penser que la réalité de leur relation était plus nuancée. Leur différence d’âge, ainsi que les carrières distinctes qu’ils ont suivies, ont probablement conduit à une certaine distance émotionnelle. Titus, à l'âge de 31 ans, avait déjà gagné l'admiration pour ses exploits militaires, notamment lors de la guerre contre les Juifs, tandis que Domitien, à 19 ans, peinait à s'imposer, à la fois en tant que fils et prince héritier. Cette différence de parcours n’a pas manqué de nourrir les frustrations de Domitien, qui cherchait constamment à rivaliser avec l’éclat de son frère.

Il est possible que la perception publique de Titus comme étant le "fils idéal" ait exacerbé le sentiment d'infériorité de Domitien. Ce dernier, encore jeune et sans grandes réalisations militaires à son actif, désirait ardemment se faire une place au sein du gouvernement impérial. Mais sa tentative de mener une expédition en Gaule et en Germanie, pour rivaliser avec les exploits de son frère, se solda par un échec cuisant, et il fut rappelé à l'ordre par son père, ce qui souligna une fois de plus son manque d'expérience et de reconnaissance. Un autre épisode humiliant pour Domitien survient lorsqu’il tente, en vain, de se faire envoyer en Orient à la place de Titus pour lutter contre les Parthes, mais c’est encore une fois Titus qui bénéficie de l’admiration et de la confiance de leur père.

Le comportement de Domitien ne peut être compris qu’à travers le prisme de cette quête incessante pour éclipser son frère et se prouver à lui-même qu’il méritait d’occuper une position de pouvoir. Domitien voulait non seulement surpasser son frère, mais aussi éviter de vivre dans son ombre. Ce désir de reconnaissance se manifestait par des actions qui semblaient parfois disproportionnées ou ridicules, mais qui, dans le contexte de son époque, témoignaient de sa lutte pour se forger une identité propre dans un monde politique impitoyable.

La question qui se pose ici est : pourquoi Domitien semble-t-il avoir eu tant de mal à se faire une place en dehors de la figure imposante de Titus? Une partie de la réponse réside dans la dynamique familiale et politique qui dominait Rome à cette époque. Vespasien, en tant qu'empereur, cherchait à maintenir un équilibre de pouvoir stable au sein de la famille impériale, mais il n'est pas sûr que Domitien ait accepté ce rôle secondaire. Son mariage avec Domitia Longina, sans consulter son père, et ses tentatives de s’impliquer dans la politique de manière indépendante, montrent un jeune homme qui s'efforçait de prendre son destin en main, mais sans l'expérience ou le soutien nécessaires pour réussir.

Cependant, la véritable tragédie pour Domitien réside peut-être dans la manière dont il a été perçu par ses contemporains. Bien qu'il ait cherché à se distinguer par ses actions, son image était souvent déformée par la comparaison constante avec son frère. Dans un contexte où l'héritage familial et les apparences étaient primordiaux, Domitien n'a jamais pu se libérer de l'ombre de Titus, qui avait conquis le cœur des Romains grâce à ses victoires militaires et à son charisme personnel.

Dans l'ensemble, il est important de comprendre que Domitien n'était pas simplement un prince rival jaloux de son frère, mais un homme pris dans un jeu politique complexe, où la perception publique, les ambitions personnelles et les attentes impériales s'entrelacent. Il n'a pas eu la chance de voir son ascension se réaliser de la manière dont il l’aurait souhaitée, et son désir de surpasser son frère n’a fait qu’accentuer sa marginalisation dans les premières années de son existence publique. La rivalité entre les deux frères, tout en étant symptomatique de tensions familiales, soulève aussi des questions plus larges sur la nature du pouvoir, du destin et de l’héritage dans l’Empire romain.

Pourquoi Nerva n'était-il pas un bon empereur ?

Le règne de Nerva est souvent perçu comme une transition, un moment de répit dans une période de turbulences pour l'Empire romain. En apparence, il incarne toutes les qualités d'un bon empereur : il est bienveillant, il introduit des lois justes, s’efforce de satisfaire le Sénat et le peuple, et, surtout, il semble avoir une relation harmonieuse avec les deux. Pourtant, derrière cette façade, son règne se révèle être l’exemple même de l'impuissance et de la soumission aux exigences des forces militaires.

Au début de son règne, Nerva présente une image de gouvernance modérée et équilibrée. Il instaure des lois visant à protéger les citoyens, comme l’interdiction de la castration des hommes et de l’union de tout homme avec sa nièce. Il s’attelle également à réduire les inégalités sociales, et, en bon empereur, met de l’argent de sa propre poche pour subvenir aux besoins du peuple. Il fait même embellir le Forum de Domitien, y apposant son nom sur les pierres fraîchement posées. À première vue, tout semble aller pour le mieux. Pourtant, cette apparente stabilité cache des tensions sous-jacentes qui finiront par miner son autorité.

La clé de ces tensions réside dans les événements précédant son accession au pouvoir. Lors de l’assassinat de Domitien, un empereur impopulaire auprès du Sénat, il devient évident que l’armée et la Garde prétorienne n’avaient pas oublié cet assassinat. Les auteurs du meurtre, des affranchis impériaux, restaient intacts, en fonction et protégés au sein de la cour impériale. Si le Sénat et le peuple semblaient accepter cette situation, l’armée, et en particulier la Garde prétorienne, n’étaient pas prêts à oublier. Cette négligence vis-à-vis de la justice se retournera contre Nerva de manière tragique.

Lorsque la Garde prétorienne, en colère, exige que justice soit faite, Nerva se trouve dans une position délicate. En dépit de sa résistance, il ne parvient pas à endiguer la pression. Il offre à ses soldats une récompense, mais cela ne suffit pas à les faire oublier l’affront. Nerva, faible et âgé, ne répond pas aux attentes de l’armée, qui cherche un empereur plus énergique et capable de mener des campagnes militaires. En comparaison, Domitien, bien qu’impopulaire, incarnait une certaine force en prenant part personnellement aux combats. La passivité de Nerva le rend vulnérable face aux ambitions rivales, et il finit par se soumettre aux pressions militaires.

Ce qui suit est peut-être l’un des moments les plus humiliants de l’histoire impériale. Lorsque la Garde prétorienne exige des têtes, Nerva, n’ayant pas la force nécessaire pour s’opposer, sacrifie ces hommes responsables du meurtre de Domitien. Un des plus tristement célèbres d’entre eux, Parthenius, se voit infliger une mort particulièrement cruelle, et son corps est défiguré pour satisfaire la brutalité des soldats. Cette scène de violence gratuite souligne l’absence de respect et de contrôle que Nerva exerce sur ses troupes, un manque de pouvoir qui va marquer son règne de manière définitive.

Face à cette perte de pouvoir, Nerva prend une décision précipitée et apparemment désespérée : il adopte Trajan comme héritier. Ce geste, fait en public et dans l’urgence, semble être une réponse directe à la crise qu’il traverse. Cependant, des spéculations sur l’implication de la Garde prétorienne dans cette nomination laissent entendre que Trajan n’a pas été choisi uniquement en raison de ses qualités personnelles, mais aussi sous la contrainte des soldats. L’adoption de Trajan pourrait alors être perçue non pas comme une mesure de sagesse, mais comme une réponse forcée aux menaces pesant sur la vie de Nerva.

Il est essentiel de comprendre que Nerva n’était pas seulement victime des circonstances politiques de son époque, mais qu’il représentait également un type de gouvernance qui, bien que modéré, échouait à répondre aux attentes des forces vives de l’Empire. Son règne, marqué par la faiblesse et la soumission à la pression militaire, illustre la fragilité d’un pouvoir qui ne parvient pas à s’imposer face à une armée omniprésente et influente. En ce sens, Nerva montre que la figure impériale ne doit pas seulement être un symbole de justice et de bienveillance, mais aussi de force et de capacité à maintenir l’ordre au sein des institutions militaires.

Dans cette optique, le règne de Nerva nous rappelle que le succès d’un empereur ne repose pas uniquement sur sa gestion des affaires intérieures et de la justice sociale. La relation avec l’armée, souvent l’élément déterminant dans la stabilité impériale, nécessite un équilibre délicat entre autorité et diplomatie. Les empereurs qui échouent à asseoir leur autorité sur les forces militaires risquent de voir leur pouvoir contesté, comme ce fut le cas pour Nerva.