Le 11 septembre 2001, le monde a basculé dans une tragédie qui allait marquer non seulement les États-Unis, mais également l'ensemble de la planète. Ce jour-là, un choc profond s'est abattu, entraînant une récession mondiale et une inégalité des revenus en pleine explosion. Les illusions d'une prospérité stable se sont effondrées, et, dans un contexte où la vérité elle-même semblait devenir relative, le pays s'est engagé dans une guerre en Irak fondée sur un mensonge. Ce mélange de désillusion et de douleur collective, je l'ai vécu tout en travaillant dans une industrie qui, paradoxalement, prétendait dire aux gens ce qu'ils devaient pleurer et ce qu'ils devaient prendre en compte comme "important".

L'industrie des médias, dans sa quête incessante de sensationnalisme, est devenue le lieu où le chaos, l'incertitude et la peur étaient convertis en récits compréhensibles et, souvent, manipulés pour répondre aux attentes des annonceurs. Dans cette époque de transition radicale, la vérité était moins une fin en soi qu’un outil de manipulation. Nous avons vu la société perdre ses illusions, pour embrasser de nouvelles qui étaient tout aussi fabriquées, reposant sur des fantasmes créés par la peur et l'intérêt commercial.

L'industrie des médias elle-même, notamment les journaux traditionnels, a été confrontée à des changements profonds. Lors de mon arrivée au Daily News en 2000, le journal imprimé dominait encore, et la version en ligne n'était qu'une pâle copie de l'édition papier. Le site web était rudimentaire, mis à jour la nuit, avec un processus long et laborieux d'encodage des articles en HTML. Il n'y avait pas de place pour des actualités de dernière minute. Le journalisme en ligne était une menace à la sacralité de l'édition imprimée, perçue comme la vérité indiscutable. Dans ce monde, la version papier était le texte sacré. Le processus était simple et exigeant : il fallait vingt-quatre heures pour vérifier les faits, ce qui laissait une marge de manœuvre pour corriger les erreurs avant que le papier ne soit publié. Cette époque semblait plus stable, même si elle n'était pas sans défauts. L'intégrité du journalisme n'était certes pas absolue, mais il y avait encore une exigence de rigueur.

Le 11 septembre a bouleversé cette dynamique. Je n'étais pas à New York ce jour-là, mais je me souviens encore de ce que j'ai ressenti en apprenant la nouvelle de l'attaque. Mon petit ami et moi étions partis pour un séjour en Wisconsin. Nous n'avions pas de télévision ni de téléphone intelligent, donc la nouvelle nous a frappés brutalement lorsqu'un rapport à la radio a annoncé l'effondrement des tours. La confusion et l'incrédulité ont rapidement laissé place à la terreur. Nous avons immédiatement tenté de revenir à New York, mais la ville que nous avons retrouvée le lendemain était méconnaissable. Cette "nouvelle normalité" était marquée par le silence, la peur omniprésente et un sentiment d'impuissance qui s'était emparé de chacun.

De retour dans la ville, l'atmosphère était lourde et étrange. Le manque d'aviation, les rues désertes, les relents de poussière et de mort, et la constante inquiétude des New-Yorkais dont la vie avait été irrémédiablement changée, témoignaient de l'ampleur du traumatisme collectif. Les visages étaient marqués par la douleur, mais aussi par un stoïcisme mal compris. Le regard de la société sur la "résilience" était paradoxal. C'était plus une manière de survivre à l'impensable que d'en sortir indemne. La perte de vie humaine était incommensurable, mais dans l'industrie médiatique, il fallait raconter des histoires qui mettaient en avant la douleur tout en la modelant de manière à la rendre "vendable". Les médias étaient devenus des instruments de narration de la douleur, plus qu'un moyen de comprendre la gravité des événements.

La guerre en Irak, déclenchée peu après, n'a fait qu'amplifier ce phénomène. Les informations sont devenues de plus en plus fragmentées et interprétées sous des angles politiques, avec de plus en plus de récits biaisés ou simplifiés pour répondre à des intérêts spécifiques. C'est dans cette époque de chaos médiatique que la notion de vérité est devenue fluide, laissant place à des récits opposés où la frontière entre le vrai et le faux était souvent floue.

Dans ce contexte, il est essentiel de comprendre que l’ampleur du changement apporté par le 11 septembre n’est pas uniquement politique ou économique. C’est aussi une transformation dans la manière dont nous consommons l’information. Avant cet événement, le journalisme se faisait encore avec une certaine patience, où la véracité des faits était une priorité. Après le 11 septembre, l'urgence a pris le dessus. Les médias ont été poussés à publier en temps réel, à produire des récits rapides, souvent sans avoir le recul nécessaire pour en vérifier les détails. Cette dynamique a conduit à une époque où la désinformation est devenue une conséquence quasi inévitable du besoin de répondre à l'instantanéité des événements.

Les spectateurs de l’actualité, de plus en plus désorientés, ont commencé à comprendre que l'information qu'ils recevaient n'était pas neutre, mais construite. L'explosion des médias sociaux et la diffusion de l'information par des canaux non traditionnels ont ajouté une autre couche de confusion, mais aussi une forme de démocratie médiatique, où chaque individu pouvait désormais produire et consommer des récits. Cependant, cela a également ouvert la voie à des phénomènes comme les théories du complot, et a révélé une fracture entre ceux qui pouvaient déchiffrer et ceux qui se laissaient manipuler.

L'impact du 11 septembre sur la perception de l'information et de la vérité est donc bien plus profond qu'une simple récession économique ou une guerre prolongée. Il a redéfini ce que signifie être un citoyen informé dans un monde où les faits sont de plus en plus difficiles à discerner.

Comment la crise économique a bouleversé ma carrière et ma vie familiale

L'idée que l'État américain offrirait toujours des emplois, même dans une période de crise économique, était une notion largement répandue parmi ma génération. Ce concept a été définitivement brisé sous la présidence de Trump. J'avais cru que mon expertise sur l'ex-Union soviétique attirerait l'intérêt du gouvernement américain, mais pas dans la forme que j'avais imaginée. À l’Université de l'Indiana, j'ai appris l'ouzbek et le russe, et j'ai travaillé comme assistante de recherche pour un anthropologue, qui m'a encouragée à poursuivre un doctorat. Bien que l'anthropologie ne fût pas mon domaine d'études initial, j'ai rapidement trouvé un attrait dans cette discipline : la recherche approfondie, l'écriture ethnographique, l'opportunité de traiter des sujets souvent ignorés par le journalisme. Je fus également séduite par l'illusion d'une méritocratie, une structure académique qui semblait privilégier des individus comme moi, ceux qui réussissaient malgré leur origine modeste.

L'académie m'offrait une certaine forme de liberté, surtout grâce à la révision par des pairs anonymes, où l'identité de l'auteur restait secrète, permettant ainsi une évaluation purement axée sur les mots. Dès le début de ma maîtrise, j'ai pu publier des articles académiques avec une facilité déconcertante. Mes professeurs m'ont avertie que mon succès était exceptionnel, et qu’une publication était cruciale pour espérer obtenir un poste dans le monde académique. Je commençais alors à envisager un avenir que je n'avais pas osé imaginer depuis les attentats du 11 septembre et la crise médiatique qui s’en était suivie. Les programmes de doctorat ne semblaient pas seulement être une voie professionnelle, mais une solution à une situation personnelle complexe.

Je n'étais jamais réellement attachée à l’idée de devenir académicienne, mais l'idée d'avoir des enfants tout en bénéficiant d'une bourse de plusieurs années m'attirait. Cela signifiait ne pas avoir à choisir entre travailler ou rester à la maison, un dilemme qui déchirait souvent mes amies, dont les carrières ou les économies s'effondraient en raison des coûts insupportables de la garde d'enfants. Je me voyais devenir une mère-scholariste, une chercheuse sur l’autoritarisme post-soviétique, structurant mon emploi du temps autour de mes enfants et évitant ainsi les crèches dont les coûts dépassaient largement ma bourse. Comme beaucoup de ma génération, je n'ai pas tant cherché des opportunités qu'essayé de surmonter des obstacles. Le plus grand d'entre eux avait toujours été l'argent, et je croyais avoir trouvé une solution de contournement.

Lors de ma première année en doctorat, je suis tombée enceinte, au grand désarroi de mon département. Cependant, je leur assurai que je réussirais à concilier études et maternité, en travaillant pendant les siestes, le soir et les week-ends. Quand mon directeur de recherche exprima des doutes, je lui répondis que son rôle était de superviser ma thèse, pas mon utérus. J'ai suivi mon plan, publiant plus que les jeunes enseignants de mon département, obtenant une reconnaissance dans les milieux académiques (relativement à mon domaine d'expertise sur l’Ouzbékistan), et j’ai soutenu ma thèse en 2012, un an après la naissance de mon second enfant.

La situation familiale ne m'a pourtant jamais freinée, bien au contraire. Étant journaliste à temps partiel tout en élevant deux jeunes enfants, je trouvais que la vie académique était, malgré tout, moins difficile que mon ancien poste à la Daily News, où je devais passer des nuits entières à cataloguer les victimes de guerre tout en vivant dans la peur constante du terrorisme et des licenciements. Pourtant, après deux ans dans le programme de doctorat, la crise économique a frappé, et 50 % des postes dans mon domaine ont été supprimés. Les postes précaires, sous-payés mais prestigieux, sont devenus la norme. De nombreuses personnes, qui étaient des universitaires en poste, se retrouvaient dans des conditions de travail tellement misérables que, de facto, elles payaient pour pouvoir enseigner.

Quand j'ai soutenu ma thèse en 2011, j'ai dû faire face à la réalité amère du marché de l’emploi académique. Pour décrocher un poste, il fallait payer des milliers de dollars pour assister à des conférences dans des villes coûteuses, où les entretiens avaient lieu. Bien que cela n'ait aucun fondement logique – des entretiens auraient pu être réalisés par téléphone ou via Skype – c’était une manière pour les universités de sélectionner les candidats, une façon de trier les "bons" chercheurs des autres. Mon mari et moi n'avions pas les moyens financiers pour de telles dépenses, et je refusais de m'endetter, surtout en tant que mère de deux enfants dans une économie qui se délitait. Lorsqu’on m’a suggéré d’emprunter de l’argent à mes parents, je suis restée sidérée. Comment des professeurs qui avaient vécu des années dans le milieu académique pouvaient-ils proposer une solution aussi déconnectée de la réalité de ma vie ?

C’est ainsi que, après des années d’efforts, j’ai décidé de mettre fin à mon parcours académique et de rester à Saint-Louis, la ville qui m’avait vue évoluer depuis 2006. Saint-Louis, autrefois perçue comme un lieu sans prétention et souvent dévaluée par ceux qui ne la connaissaient pas, offrait néanmoins des avantages que je n'avais pas trouvés ailleurs. Quand on devient parent, on voit la ville différemment, à travers les yeux de ses enfants. À Saint-Louis, j'ai vu des parcs, des musées gratuits, un zoo gratuit et des événements familiaux tous les week-ends. Cela m'a permis de me rapprocher des habitants du quartier, qui partageaient mes valeurs et mes frustrations, et de m’éloigner du monde académique de Wash U.

La récession de 2008, qui m’a poussée à m’ancrer dans cette ville, a plongé de nombreuses personnes dans la précarité. Mes amis, qu'ils soient avocats, enseignants, journalistes, ou travailleurs sociaux, ont tous perdu leur emploi. Mon mari a été victime d'une vague de licenciements massifs, et pendant près de 16 mois, il n’a pas retrouvé de travail à temps plein. Il a dû accepter deux emplois rémunérés au salaire minimum, tandis que je jonglais entre le freelancing et l'éducation de nos enfants. La réalité de la crise économique m’a frappée de plein fouet, et il m’a fallu apprendre à vivre avec un stress constant. L’incertitude économique est une ombre qui persiste, et chaque mois apportait son lot de nouvelles angoisses.

Les recherches menées sur la crise économique de 2008 et ses effets sur le monde académique révèlent une réalité amère. De plus en plus de jeunes chercheurs se retrouvent dans une situation où la rémunération de leur travail est inférieure à leurs dépenses de base. Le système universitaire, tout en affichant des principes de méritocratie, révèle en réalité une profonde inégalité, où les conditions de vie des universitaires sont directement liées à leur classe sociale d’origine. Cette réalité, souvent masquée par des discours valorisant l'académisme, s'avère être une forme d'ostracisme pour ceux qui ne peuvent pas se permettre d'accéder à l'élite. Le rêve académique que l'on m'avait vendu, fait de bourses et de reconnaissance, n’était en réalité qu’une illusion.