L'économie écologique a depuis ses origines cherché à s’affranchir des limites de l’économie néoclassique dominante, notamment par son ouverture à des méthodologies variées. Cependant, cette ouverture a parfois été mal comprise et mal appliquée, prenant la forme d’un pluralisme méthodologique parfois trop permissif. Ce pluralisme, bien que porteur d’une certaine liberté épistémologique, présente des dangers inhérents à l'absence de critères clairs pour l'application des méthodes et des théories. Ce chapitre explore les enjeux sous-jacents de cette pluralité méthodologique et critique les arguments souvent formulés pour justifier cette approche.

L'économie écologique se distingue par son intention de dépasser la vision étroite de l'économie dominante, en cherchant à intégrer des perspectives sociales et environnementales. Cependant, cette ouverture excessive aux différentes disciplines a été interprétée comme un appel à l'acceptation d’une pluralité sans frontières, comme si toutes les méthodologies et ontologies étaient également valables. C’est cette vision qui est remise en question ici, en particulier lorsqu'elle conduit à une approche éclectique, où les outils scientifiques sont utilisés de manière stratégique pour renforcer des arguments rhétoriques ou poursuivre des objectifs idéologiques.

Il est essentiel de distinguer la pluralité des méthodes de la pluralité des valeurs et des visions du monde. En effet, l’économie écologique ne doit pas être comprise comme une simple collection disparate de méthodes issues de différentes disciplines, mais plutôt comme une discipline cherchant à comprendre un objet spécifique : l’interaction complexe entre les systèmes économiques et écologiques. Les outils utilisés doivent être justifiés par la nature de l’objet étudié et l’objectif poursuivi. Cela implique une réflexion plus profonde sur les fondements épistémologiques de l’économie écologique. L’adhésion à un pluralisme méthodologique non régulé mène inévitablement à un relativisme radical, où toute méthode serait jugée équivalente, sans aucune prise en compte des exigences de rigueur scientifique.

Un des problèmes majeurs de ce pluralisme méthodologique réside dans l’absence d’une base épistémologique unifiée. La critique de Baumgärtner et al. (2008), qui plaident pour une pluralité d’approches sans parvenir à fournir un cadre conceptuel et ontologique clair, souligne les dangers de cette dérive. L'argument de défendre plusieurs épistémologies opposées (comme le rationalisme et l’empirisme) sans chercher à les concilier est philosophique et scientifiquement fragile. De telles positions conduisent à une incohérence qui, loin de favoriser l’avancement des connaissances, bloque la progression de l’économie écologique en la rendant théoriquement instable.

L’appel à un pluralisme méthodologique n’est pas sans fondement, mais il doit s’appuyer sur des principes clairs. L’économie écologique, en tant que discipline, doit avant tout s’engager dans une réflexion épistémologique rigoureuse qui reconnaît l’existence d’une réalité indépendante de l’observateur humain. C’est cette réalité qui détermine quels outils doivent être utilisés pour en rendre compte. La pluralité des méthodes peut se justifier si les outils choisis sont adaptés aux différents aspects de cette réalité, mais elle ne doit pas mener à une confusion des critères scientifiques et philosophiques. La réalité, dans sa diversité, exige des outils spécifiques, tout comme un tournevis est adapté pour visser et un marteau pour enfoncer un clou. Ces outils ne doivent pas être employés de manière indifférenciée.

Il est également crucial de souligner la limite de la construction sociale dans l’étude de la réalité écologique. Le modèle constructiviste, qui soutient que la réalité est entièrement façonnée par l’expérience humaine, s’avère insuffisant face à l’existence de limites biophysiques objectives. L’idée que la réalité serait uniquement construite par l’observateur humain entre en conflit avec les principes de l’économie écologique, qui repose sur l’idée d’un monde naturel préexistant et indépendant des constructions sociales humaines. Les théories économiques doivent prendre en compte l’existence de ces limites naturelles et leur impact sur la durabilité des systèmes économiques.

En conclusion, le pluralisme méthodologique dans l’économie écologique doit être compris comme une approche prudente et réfléchie, non comme une licence pour adopter n’importe quelle méthode sans discernement. L’absence de cadre épistémologique cohérent et de fondements ontologiques clairs peut rendre cette approche contre-productive. Pour véritablement progresser, l’économie écologique doit se doter de principes méthodologiques rigoureux qui reconnaissent la réalité indépendante et les limites biophysiques, tout en intégrant des perspectives interdisciplinaires qui enrichissent l’analyse sans compromettre sa rigueur scientifique.

Comment la science se développe-t-elle au travers des processus sociaux et épistémologiques ?

La recherche scientifique, selon Schumpeter, se développe au travers de processus préanalytiques et analytiques. Dans ce cadre, il définit les règles de procédure de la recherche analytique comme étant caractérisées par deux aspects majeurs : d'une part, elles réduisent les faits acceptés sur des bases scientifiques à la catégorie restreinte des « faits vérifiables par observation ou expérience » ; d'autre part, elles limitent les méthodes admissibles à « l’inférence logique à partir de faits vérifiables ». Cette approche fait explicitement appel au critère de vérifiabilité de la validité proposé par Schlick, qui est un principe fondamental du logico-empirisme. Cependant, cette définition de la science analytique chez Schumpeter laisse une place ambiguë aux étapes préanalytiques et analytiques. Bien qu’il reconnaisse un processus "préscientifique", il précise également que celui-ci ne constitue pas nécessairement une phase préanalytiquement définie, comme il le fait dans son histoire de la pensée économique.

Dans sa philosophie de la science, Schumpeter adopte un empirisme strict, affirmant que la vérité objective ne peut être atteinte que par une méthodologie correcte, dans laquelle la vérification est le critère décisif de validité. Toutefois, il identifie plusieurs obstacles majeurs à la réalisation de cette objectivité : le biais idéologique, la manipulation des faits ou des règles de procédure, et les jugements de valeur. Cette reconnaissance des influences sociales sur la formation des connaissances introduit une tension importante entre son empirisme objectiviste et sa conscience des processus sociaux qui affectent cette même connaissance.

Le concept de sociologie de la science, qui examine les dynamiques internes des communautés scientifiques, est aussi un aspect fondamental dans la pensée de Schumpeter. Contrairement à une vision purement épistémologique de la science, il insiste sur la dimension sociale des pratiques scientifiques, un thème qui sera plus tard exploré en profondeur par des auteurs comme Kuhn et Popper. Schumpeter faisait déjà référence à la sociologie de la science dans les années 1940, bien avant que ce champ ne devienne un sujet de débat majeur dans les années 1970, en particulier à travers les travaux de Thomas Kuhn.

La conception de Kuhn sur la science, qui distingue les périodes de "science normale" des révolutions scientifiques, offre un éclairage important sur la manière dont les scientifiques, en tant que groupes sociaux, défendent et maintiennent les paradigmes scientifiques existants jusqu’à ce que des anomalies accumulées créent une crise. Lors de cette révolution scientifique, un nouveau paradigme émerge et les anciens principes sont abandonnés. Kuhn oppose la science normale, où les scientifiques travaillent à l’intérieur d'un paradigme établi, à la science révolutionnaire, où des changements de fond émergent.

De façon similaire, Neurath, dans son approche épistémologique, adopte une vision du changement scientifique où les théories ne sont pas figées mais subissent une transformation continue, en rejetant les concepts métaphysiques qui ne peuvent être vérifiés. Son métaphore du bateau en mer illustre cette idée : les scientifiques reconstruisent constamment leur "bateau" du savoir sans pouvoir jamais se "poser" pour repartir de zéro, mais en remplaçant et en remodelant des parties de cet édifice au fur et à mesure.

Ce processus de transformation continue n'est pas exempt de résistances. Schumpeter lui-même décrit cette résistance comme un mécanisme qui protège la connaissance scientifique contre des pertes potentielles. Le changement, s’il est trop brusque ou mal orienté, peut entraîner une révolution scientifique, mais il doit aussi être fondé sur un développement qui respecte l’intégrité des idées établies. Pour Schumpeter, les professions scientifiques créent une forme de groupe sociologique où la compétence professionnelle n'est pas le seul critère de reconnaissance. Les scientifiques doivent non seulement valider leur expertise, mais aussi s'intégrer dans un réseau social de partage de valeurs, de normes et de conventions qui régissent la production de la connaissance.

En fin de compte, la tension entre l’idéologie et la science, entre la résistance aux paradigmes établis et les révolutions qui redéfinissent les bases mêmes de la recherche, reste un facteur déterminant dans l'évolution de la science. La communauté scientifique, par ses pratiques, ses valeurs et ses conventions, est le terrain où se déroulent les véritables batailles de la connaissance. Cette analyse met en lumière l’importance de comprendre les dimensions sociales et idéologiques qui façonnent la recherche scientifique, au-delà de la simple méthodologie empirique ou logique.

Pourquoi faut-il rejeter l'intégration de l'économie néoclassique dans l'économie écologique ?

L'approche néoclassique, fondée sur des postulats axiômatiques déductifs, repose sur des affirmations qui n'ont pas besoin de correspondre à la réalité. C'est précisément l'une des raisons pour lesquelles elle est si problématique lorsqu'il s'agit de traiter des enjeux économiques contemporains, en particulier dans le domaine de l'économie écologique. Ce modèle postule une vision idéalisée des marchés, où l'efficacité et l'équilibre sont atteints par la simple interaction de l'offre et de la demande, sans tenir compte des dynamiques sociales, environnementales et historiques qui façonnent les véritables systèmes économiques. Ainsi, cette approche n'éclaire en rien les réalités du monde moderne, mais impose plutôt un modèle déconnecté qui structure la société d'une manière qui peut nuire à l'avenir écologique et social.

La tentative de certains chercheurs de justifier l'utilisation de modèles économiques néoclassiques, même dans des contextes hétérodoxes, révèle une incompréhension fondamentale des limites et des effets réels de ces théories. Des travaux comme ceux de Goddard et al. (2019) tentent de défendre l'idée que le modèle de marché est plus apte à expliquer le fonctionnement réel des marchés que des approches plus réalistes de l'économie, telles que celle qui considère l'économie comme un système de provision des ressources. Cette position ignore non seulement les contradictions logiques de telles approches, mais aussi les implications réelles d'une économie de marché qui repose sur des principes idéologiques déconnectés des réalités écologiques.

Dans cette perspective, l'adoption du néoclassicisme comme fondement pour l'économie écologique représente une négation des transformations nécessaires dans notre compréhension de l'économie et des systèmes écologiques. Les arguments en faveur de l'intégration des différentes écoles de pensée dans un « grand chapiteau » de pluralisme, comme proposé par certains défenseurs de l'unité disciplinaire (par exemple, Nelson, 2009), semblent ignorer les fractures profondes entre les approches qui défendent la structure capitaliste actuelle et celles qui cherchent à en sortir. Un tel pluralisme ne doit pas se traduire par une simple juxtaposition de modèles contradictoires sans remise en question sérieuse des principes fondamentaux qui les sous-tendent.

L'idée de pluralisme, dans le cadre de l'enseignement économique et de la recherche scientifique, ne doit pas se réduire à un compromis qui dilue les critiques fondamentales de l'économie dominante. Il est essentiel de contextualiser la place et les échecs de l'économie néoclassique, de manière à ne pas enseigner cette approche comme une simple alternative parmi d'autres, mais comme un modèle qui repose sur des hypothèses contestables et des prescriptions idéologiques qui ont conduit à des politiques environnementales inadaptées. Des économistes orthodoxes comme Dasgupta, Stern ou Nordhaus ont continuellement minimisé l'ampleur des crises sociales et écologiques, en se concentrant plutôt sur des questions secondaires comme l'optimisation de la température ou le calcul des taux d'intérêt sur les investissements, ce qui détourne l'attention des enjeux réels auxquels nous faisons face.

Accepter une telle position dans un cadre pluraliste risque de renforcer l'illusion que les crises systémiques actuelles peuvent être résolues par des ajustements techniques au sein du système capitaliste existant. En réalité, ces approches ne font qu'étouffer les critiques nécessaires à une transformation véritable du modèle économique mondial. Au contraire, une économie écologique véritablement transformative nécessite de rejeter les modèles néoclassiques en faveur d'approches hétérodoxes qui intègrent des éléments ontologiques, axiologiques et idéologiques plus cohérents avec les défis contemporains.

L'idée selon laquelle l'économie néoclassique devrait avoir une place dans l'économie écologique repose sur une vision utopique, où des conceptions idéologiques opposées seraient capables de coexister sans conflit. Cela s'oppose fondamentalement à l'idée même de transformation sociale et écologique. Comme le souligne Morgan (2021), la théorie économique n'est pas simplement diversifiée, elle comporte des degrés de justification qui dépendent de ses hypothèses, de ses omissions, et de la manière dont elle répond aux enjeux réels de l'époque. Ainsi, il ne suffit pas d'ajouter des voix hétérodoxes à un grand chapiteau pluraliste ; il est essentiel de poser une critique radicale des fondements mêmes de l'économie dominante et de ses prescriptions.

La prétendue « unité » des disciplines économiques dans ce grand chapiteau ne doit pas se traduire par une assimilation des approches hétérodoxes au néoclassicisme dominant. Un pluralisme véritable implique une remise en cause des paradigmes actuels, et pas une cohabitation pacifique entre des visions du monde radicalement différentes, comme celles qui opposent les défenseurs du capitalisme aux partisans d'une réorganisation plus équitable et écologique de la société. Ce n'est qu'en rejetant cette fausse unité et en explorant des alternatives théoriques et pratiques que l'économie écologique pourra réellement jouer son rôle dans la construction d'un avenir durable.

La Valeur de l'Agriculture et la Déclin des Pollinisateurs : Une Réflexion Écologique et Économique

Le déclin des pollinisateurs représente une menace cruciale pour l'agriculture mondiale. Leur rôle dans la pollinisation des cultures est vital non seulement pour la biodiversité, mais aussi pour l'économie mondiale. À l'heure actuelle, il est de plus en plus évident que la vulnérabilité de l'agriculture face à cette crise écologique peut avoir des répercussions significatives sur la sécurité alimentaire et la stabilité économique à long terme. La question qui se pose alors est : comment évaluer cette vulnérabilité et son impact économique ?

La recherche menée par Gallai et al. (2009) a permis d’évaluer les pertes économiques potentielles dues au déclin des pollinisateurs. Les résultats montrent que les services de pollinisation sont d’une importance capitale pour l’agriculture, notamment dans la production de fruits, légumes, et autres cultures dépendantes des insectes pollinisateurs. Si cette fonction écologique venait à être perturbée, les rendements agricoles pourraient chuter considérablement, avec des conséquences économiques négatives dans de nombreuses régions du monde.

L’approche économique traditionnelle peine à appréhender cette question, car elle ne prend pas en compte la complexité des interactions entre l’économie, l’écologie, et les dynamiques sociales. En effet, la dégradation de l’environnement et la diminution des services écosystémiques, comme la pollinisation, ne sont pas simplement des pertes mesurables en termes monétaires, mais aussi des perturbations profondes qui affectent les structures sociales et économiques.

Il est essentiel de comprendre que les pollinisateurs ne sont pas seulement des acteurs biologiques. Ils font partie d'un système socio-écologique qui interagit avec des facteurs économiques, politiques et culturels. L’économie des pollinisateurs, comme la déclin de ces espèces, est un exemple de ce que l’on pourrait qualifier de "pénurie systémique" : un processus qui dépasse la simple réduction des rendements agricoles pour inclure des changements dans les modes de vie, les valeurs culturelles, et les équilibres économiques globaux.

Une autre dimension à ne pas négliger est la manière dont les sociétés humaines se rapportent à la nature. La façon dont nous comprenons et valorisons les services environnementaux, tels que la pollinisation, reflète une vision plus large de la relation entre l’homme et la nature. L’agriculture industrielle, avec son approche centrée sur la productivité à court terme, a souvent tendance à ignorer l’importance des pollinisateurs et d’autres services écologiques. Cette perspective réductrice pourrait contribuer à un cercle vicieux de dégradation écologique, où la dépendance à des méthodes agricoles insoutenables ne ferait qu’aggraver la situation.

Dans ce contexte, la transition vers une économie durable nécessitera de repenser les relations entre les humains et la nature. Ce changement doit se faire à la fois sur le plan économique et culturel. Le rôle des pollinisateurs doit être reconnus non seulement pour leur valeur économique directe, mais aussi pour leur contribution à la résilience écologique. L'évaluation économique de ces services naturels ne doit pas se limiter à une simple analyse de marché, mais intégrer des dimensions écologiques et sociales plus larges.

Les théories économiques classiques, qui considèrent souvent les ressources naturelles comme étant infinies ou facilement substituables, se trouvent ici à la croisée des chemins. Selon des économistes comme Georgescu-Roegen (1979) et Gowdy (2009), l’intégration des notions d'entropie et de durabilité dans les modèles économiques offre une approche plus pertinente pour aborder la crise des pollinisateurs. Ces théories insistent sur le fait que la croissance économique ne peut être dissociée de l’état des ressources naturelles. La pollinisation, comme processus naturel essentiel à l’agriculture, ne peut être ignorée dans le calcul des coûts et bénéfices économiques.

Au-delà de la valeur économique des pollinisateurs, il est également important de réfléchir à la manière dont la perte de ces espèces affecte la résilience des systèmes alimentaires mondiaux. Une agriculture résiliente ne dépend pas uniquement de l’efficacité des cultures, mais aussi de la diversité des services écologiques qui la soutiennent. La disparition des pollinisateurs met en lumière l’insuffisance des modèles agricoles actuels, qui favorisent une homogénéisation des cultures et une dépendance accrue aux intrants chimiques.

Il est nécessaire de prendre en compte l’interdépendance de ces facteurs dans l’élaboration de politiques agricoles et environnementales. En intégrant une approche écologique et systémique dans les prises de décision, il devient possible de développer des stratégies de gestion plus efficaces pour contrer le déclin des pollinisateurs et préserver la stabilité économique à long terme.

En somme, pour appréhender pleinement l’impact économique de la perte de pollinisateurs, il convient de considérer non seulement les effets directs sur la production agricole, mais aussi les implications pour la résilience écologique et la durabilité sociale des systèmes économiques. La crise des pollinisateurs nous oblige à redéfinir notre relation à la nature et à repenser les fondements mêmes de notre modèle économique.