Les économistes ont souvent salué les nouvelles approches de l'économie environnementale, voyant en elles une révolution comparable à celle de Keynes. Pourtant, cette excitation initiale a rapidement été tempérée par une réalité plus conservatrice. Les défis sérieux lancés par des figures clés de l’époque, visant à remettre en cause les paradigmes économiques dominants, n’ont pas bouleversé les fondements de la pensée économique. Bien que certains aient introduit des concepts intéressants, comme la théorie de l’équilibre général ou la modélisation des coûts sociaux, ces propositions n’ont pas remis en question la structure de base des modèles économiques classiques, qui étaient toujours centrés sur la croissance et les marchés déterminés par les prix.
La théorie de l'équilibre général, par exemple, a permis d'intégrer des concepts comme les lois de la thermodynamique et les effets de la pollution dans un cadre économique. Toutefois, cette tentative d’adapter la question environnementale à un cadre orthodoxe n’a pas permis de véritablement aborder la complexité des problèmes écologiques. Au contraire, la pollution a été vue comme un problème local, facile à résoudre grâce à une simple défaillance du marché, ce qui est réducteur face à la réalité des pollutions globales et des crises environnementales systémiques. La pollution, bien qu’universelle et omniprésente, a été rationalisée comme un phénomène isolable et quantifiable, que l'on pourrait traiter de manière marginale, sans remettre en cause le cœur même des mécanismes de marché.
Parallèlement, les méthodes de valorisation des dommages environnementaux ont évolué, en grande partie par la mise au point de techniques comme la méthode des coûts de déplacement ou l’évaluation contingente. Ces approches, qui se basaient sur la collecte de données primaires via des interviews, ont permis de mettre en lumière des aspects de la psychologie humaine et des motivations économiques qui contredisaient les hypothèses de base des modèles classiques. En particulier, l’idée que les individus prennent des décisions strictement rationnelles, maximisant leur utilité, a été remise en question. Cependant, ces critiques ont été largement ignorées ou rejetées par les économistes orthodoxes, qui considéraient ces approches comme des distractions ou des obstacles à la rigueur scientifique.
Les valeurs environnementales ont également été redéfinies à cette époque, élargissant le cadre des biens à la fois privés et publics, incluant non seulement la valeur d’usage, mais aussi la valeur optionnelle, existentielle et de legs. Mais ces idées n’ont pas trouvé un terrain fertile dans les modèles économiques classiques. Les débats éthiques concernant la prise en compte des générations futures dans l’évaluation des dommages climatiques ont été présents, mais sans changer la base des théories dominantes. Même lorsque des chercheurs comme Kahneman ont suggéré que la volonté de payer pourrait être davantage perçue comme une forme de satisfaction morale que comme un échange de valeur, ces suggestions ont été largement rejetées par les économistes, qui se sont accrochés à leur vision utilitariste et monétariste de la société.
En conséquence, bien que des débats aient eu lieu sur les approches alternatives de la valeur et de la politique environnementale, l’économie néoclassique a continué à traiter la question écologique selon des méthodes familières : la régulation du marché, l’optimisation des ressources et la minimisation des coûts par la technologie. Les théories économiques classiques se sont accrochées à l’idée que la technologie et l’innovation, plutôt que des changements dans les comportements ou des interventions gouvernementales majeures, résoudraient les problèmes de rareté et de pollution. Le marché, selon cette vision, était censé auto-réguler la consommation des ressources et intégrer les coûts externes à travers des mécanismes comme la taxation des externalités négatives. Mais dans cette vision, la pollution était considérée comme un coût acceptable, tant que ses impacts restaient dans des limites mesurables et gérables.
À partir des années 1980, l’enseignement de l’économie environnementale dans les universités, surtout en Amérique du Nord, s’est concentré sur ces concepts, limitant la portée du débat et excluant des perspectives radicales. C’est dans ce contexte que l’économie écologique est apparue, visant à remettre en cause les paradigmes dominants de l’économie néoclassique. L’économie écologique a questionné le technocentrisme des économistes néoclassiques et leur foi dans les marchés auto-régulateurs. Elle a insisté sur la nécessité de changements fondamentaux dans les comportements humains et de régulations gouvernementales plus strictes pour répondre aux crises écologiques et sociales. Contrairement à l’approche de l’économie néoclassique, l’économie écologique reconnaît l’importance de l’interdépendance des systèmes écologiques et sociaux et insiste sur le rôle primordial de la régulation et de l’éthique dans la gestion des ressources naturelles.
Cependant, bien que des changements d’approches aient été proposés, les conceptions dominantes de l’économie sont restées en grande partie inchangées, avec une vision étroite de la gestion des ressources, restreinte aux mécanismes de marché. C’est cette limitation qui a empêché une véritable révolution dans la pensée économique vis-à-vis des enjeux écologiques.
Comment penser l’économie sans ignorer le réel biophysique et social ?
La compréhension des systèmes économiques et sociaux humains ne peut plus se faire indépendamment des structures biologiques, chimiques et physiques dans lesquelles ces systèmes sont irrévocablement enracinés. Ces structures, que l’humain ne crée ni ne contrôle, imposent des contraintes réelles et doivent être intégrées à toute analyse sérieuse. Cela implique de reconnaître que la société n’est pas simplement la somme d’individus isolés, pas plus qu’un écosystème ne peut être réduit à une simple collection d’espèces, ni un organisme vivant à un agrégat de gènes. Un réalisme critique est nécessaire : il s’agit de comprendre que l’observation et l’analyse reposent toujours sur des conceptualisations préalables, et que les faits ne se donnent jamais de manière brute, mais sont toujours interprétés à travers des cadres cognitifs et sociaux.
La critique fondamentale adressée aux économistes mainstream est leur incapacité à représenter fidèlement les économies capitalistes réelles, avec leurs institutions telles que la propriété privée, la structure corporative, la marchandisation systématique, et les rapports de pouvoir. L’économie dominante demeure enfermée dans un réductionnisme méthodologique incapable de questionner la souveraineté du consommateur, la forme des entreprises, ou la dynamique politique du marché. Les comportements humains sont supposés rationnels, linéaires, calculables, sans référence aux lois biophysiques ou aux dimensions psychologiques, sociales ou culturelles. Pourtant, comme l’ont souligné Georgescu-Roegen ou Kapp, la production économique doit être pensée en cohérence avec les lois physiques, et la consommation doit être analysée à partir de comportements humains réels, non idéalisés.
Ce réalisme ne s’oppose pas à la construction sociale des significations mais rejette le relativisme radical. Il accepte le caractère faillible de toute connaissance (fallibilisme), tout en affirmant que la quête de vérité – en tant qu’adéquation pratique au réel – demeure possible et nécessaire. Il s’inscrit dans une ontologie des systèmes ouverts, où le changement, l’instabilité et l’indétermination sont des propriétés fondamentales du monde, y compris dans les domaines sociaux et économiques. L’idée d’un équilibre universel et d’un monde prévisible est abandonnée. Dans cette optique, la compréhension de l’incertitude doit être enrichie par la science post-normale, la sociologie des sciences, la théorie de l’ignorance ou encore les réflexions de Keynes sur la probabilité. Il ne s’agit plus seulement de calculer des risques, mais de penser l’inconnu, l’imprévisible, l’instable.
L’écologie scientifique, à travers les travaux de Holling notamment, a depuis longtemps démontré que les écosystèmes évoluent de manière non linéaire, avec des ruptures soudaines, des forces de déstabilisation constantes, et l’absence d’un quelconque état stationnaire. Transposées aux systèmes humains, ces caractéristiques exigent une approche intégrative et transdisciplinaire, capable de penser la complexité, l’incertitude forte et la pluralité des valeurs.
Les approches dominantes qui prétendent gérer les risques environnementaux à la manière d’un portefeuille d’investissements (comme dans les travaux de Stern ou Dasgupta) révèlent un excès de confiance technocratique, incompatible avec la complexité réelle des systèmes vivants et sociaux. À l’inverse, l’économie écologique sociale revendique l’usage d’outils comme l’analyse multicritère désagrégée ou la cartographie multicritère, capables de rendre compte de l’incommensurabilité des valeurs et des conflits normatifs irréductibles. Ces outils ne cherchent pas à réduire la pluralité des valeurs à un seul indicateur monétaire, mais à expliciter les divergences et les tensions entre visions du monde, éthiques et politiques.
Dans cette perspective, les besoins humains universels ne sont pas vus comme des préférences subjectives ou des choix individualistes, mais comme des exigences objectives pour assurer le bien-être et la santé des entités vivantes. Le système des besoins et des satisfacteurs proposé par Max-Neef permet de distinguer entre les besoins fondamentaux (universels) et les pratiques culturelles permettant de les satisfaire (contextuelles et multiples). Cette distinction est essentielle pour comprendre comment répondre aux besoins humains tout en respectant la diversité sociale et culturelle.
L’enjeu n’est donc pas simplement de corriger les défaillances du système économique actuel, mais de repenser en profondeur ses fondements : structures de pouvoir, rapports sociaux, institutions, finalités. L’analyse institutionnelle critique devient indispensable, tout comme l’intégration de la participation délibérative dans la décision publique, en matière économique comme environnementale. Il s’agit de dépasser le paradigme de la croissance comme unique horizon du développement, et de remettre en cause les récits dominants sur ce qu’est une « vie bonne ».
Ce refus de la vision unique de « l’économie » comme entité homogène et universelle conduit à explorer la multiplicité des formes économiques existantes et potentielles. Le pluralisme économique devient une nécessité épistémologique et politique. La critique du développementalisme rejoint ici les perspectives décoloniales, post-développementalistes et décroissantes, qui contestent les modèles standardisés du progrès et leurs implications destructrices, tant sur le plan écologique que social.
Le réalisme critique, au cœur de l’économie écologique sociale, appelle à une transformation intellectuelle et pratique profonde : celle de l’économie comme discipline, mais aussi celle des structures socio-économiques elles-mêmes. Il ne s’agit plus de gérer les symptômes d’une crise systémique, mais d’en affronter les causes en mobilisant un savoir ancré dans le réel – biophysique, social, historique, institutionnel – et en assumant l’incertitude, la pluralité, et l’urgence de nouvelles orientations éthiques.
Comment comprendre les intersections entre l'économie des ressources, le pragmatisme environnemental et l'économie écologique sociale ?
L’étude des intersections entre l’économie des ressources, le pragmatisme environnemental et l’économie écologique sociale (EES) révèle des dynamiques complexes et des lignes de tension théoriques qui façonnent les approches modernes des politiques environnementales. D’un côté, l’économie des ressources (NE) et l’économie écologique sociale (EES) sont traditionnellement considérées comme des paradigmes distincts, voire opposés, en raison de leurs approches divergentes du rôle des marchés, des valeurs écologiques et des modèles mathématiques. Pourtant, des points de convergence apparaissent, notamment à travers le concept de pragmatisme environnemental, qui cherche à établir un lien fonctionnel entre des idées théoriques variées et des stratégies politiques concrètes.
L’un des aspects intéressants de l’analyse réside dans le fait qu’un nombre important de chercheurs au sein de l’Association européenne des économistes de l’environnement et des ressources (EAERE) adopte une approche hybride qui combine l’économie des ressources avec des éléments provenant d’autres paradigmes, notamment l’économie écologique sociale. En effet, 88 % des membres orthodoxes de l’EAERE ont choisi une approche de recherche qui intègre à la fois l’économie des ressources et une ou plusieurs positions alternatives, parmi lesquelles l’économie sociale écologique représente la plus fréquemment adoptée. Ce phénomène témoigne de la flexibilité des paradigmes dans la pratique académique et politique, où les positions théoriques se mélangent souvent de manière pragmatique.
Cependant, il est essentiel de noter que cette souplesse ne s'étend pas de manière uniforme à l’ensemble des approches. Par exemple, 72 % des chercheurs de l’EES et 86 % de ceux de l’AHE (Association des économistes en sciences humaines) ont adopté des positions qui mélangent l’économie écologique sociale et le pragmatisme, tandis que cette combinaison est absente chez les membres de l’EAERE. Cette dichotomie met en lumière une séparation fondamentale : l’économie des ressources, souvent perçue comme la voie dominante, semble chercher à subsumer l’économie écologique sociale sous son emprise, ou à l’adopter dans un cadre pragmatique, tandis que l’économie écologique sociale cherche, quant à elle, à maintenir son indépendance, ou à s’allier avec le pragmatisme pour naviguer dans un paysage économique complexe.
Ce phénomène de croisement des paradigmes nous invite à réfléchir sur la manière dont les économistes intègrent des concepts issus de différentes traditions théoriques. Dans le cas de l’économie des ressources et du pragmatisme environnemental, cette fusion se fait souvent au détriment de la rigueur théorique. L’adoption du pragmatisme par les économistes classiques se manifeste par une simplification des sciences naturelles, un refus des approches théoriques substantielles, et une volonté de dominer le discours économique en imposant un langage néoclassique comme étant la vérité incontestable. Ce processus donne lieu à des pratiques telles que la quantification et l’évaluation des services écosystémiques, qui soutiennent des politiques publiques favorisant les intérêts corporatistes. Dans cette optique, le pragmatisme est utilisé comme un outil pour légitimer des actions qui sont en réalité plus proches d’une forme de modernisation écologique, c’est-à-dire une alliance entre les marchés de la concurrence et des initiatives telles que la responsabilité sociale des entreprises.
Loin de se limiter à une simple question d’efficacité ou de viabilité des modèles, ce phénomène soulève également des questions idéologiques profondes. Par exemple, une certaine forme de croissance verte, promue par des agences internationales telles que le Programme des Nations Unies pour l'environnement (PNUE) et la Banque mondiale, est souvent présentée comme une solution universelle aux crises écologiques, malgré des critiques qui soulignent l'inefficacité et le caractère non soutenable de ces modèles économiques. L’utilisation du « pragmatisme » dans ce cadre devient un moyen de justifier des stratégies économiques fondées sur la rentabilité à court terme et la croissance continue, tout en écartant les considérations plus radicales qui remettraient en cause les bases mêmes du capitalisme.
Pourtant, l’approche pragmatique peut également être présente du côté des écologues et des biologistes, mais cette fois avec une vision plus technocratique et utilitaire. Pour certains, les sciences sociales ne sont qu’un outil pour diffuser les vérités scientifiques des sciences naturelles, ces dernières étant perçues comme détenant une forme de vérité objective. En adoptant cette position, certains chercheurs se retrouvent à coopérer avec l’orthodoxie économique dominante, renforçant ainsi le pouvoir des modèles économiques mainstream tout en ignorant les tensions idéologiques sous-jacentes.
D’autres chercheurs, au contraire, cherchent à fusionner les approches de l’économie des ressources et de l’économie écologique sociale en proposant des modèles mathématiques de plus en plus sophistiqués. Ces modèles sont souvent fondés sur une méthodologie quantitative qui tente de traduire des concepts qualitatifs en termes mesurables et opérationnels. Cette démarche, bien qu’elle puisse paraître séduisante en raison de son apparente rigueur scientifique, présente de nombreux dangers. En effet, l’adoption systématique des outils mathématiques et statistiques dans l’analyse des phénomènes socio-écologiques tend à réduire la complexité des enjeux environnementaux à une série de variables manipulables, souvent sans prendre en compte les implications sociales et politiques de ces réductions. Cela permet à certains économistes de l’économie des ressources d’intégrer l’écologie et les sciences sociales dans leurs modèles sans remettre en question le paradigme néoclassique dominant.
L’une des positions les plus intéressantes, mais aussi les plus problématiques, est celle du pragmatisme radical. Les partisans de cette approche, comme Kallis, Gómez-Baggethun et Zografos, défendent une forme de pragmatisme qui laisse de côté la validité scientifique des méthodes d’évaluation économique, au profit de conventions politiques dictées par les objectifs de protection environnementale et d’égalité sociale. Bien que cette position puisse sembler progressiste, elle ouvre la voie à la légitimation de pratiques pseudoscientifiques et de politiques économiques néolibérales sous couvert de solutions pratiques et opérationnelles. Cela pose un risque majeur : celui de faire passer des mesures politiques inefficaces ou idéologiques pour des solutions validées par des méthodes prétendument objectives.
L’interaction entre ces paradigmes révèle ainsi non seulement les tensions entre différentes traditions théoriques, mais aussi les enjeux politiques, idéologiques et pratiques qui sous-tendent les choix de modèles économiques et environnementaux. Il est essentiel de comprendre que l’adoption de l’un ou l’autre de ces modèles n’est pas simplement une question de science pure, mais aussi de choix idéologique et politique. Cela fait de l’économie environnementale un terrain de lutte pour l'avenir de la planète.

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