Les élites de l'ombre, ces groupes informels d'individus exerçant un pouvoir discret mais profondément ancré, ont façonné les dynamiques politiques et économiques contemporaines. Leur influence ne réside pas dans l'occupation de fonctions officielles, mais dans la manipulation subtile des structures existantes, qu'elles soient gouvernementales, financières ou médiatiques. Ces acteurs, souvent invisibles aux yeux du grand public, réorganisent discrètement les processus de gouvernance pour servir leurs propres intérêts, tout en restant à l'extérieur des institutions qu'ils influencent.

Les recherches menées dans les années précédant l'élection présidentielle de 2016 ont révélé une multitude de mécanismes de manipulation qui ont renforcé l'influence des élites de l'ombre. Le cas de la Fondation Clinton en est un exemple frappant. Bien que la fondation ait fait l’objet d’une surveillance intense depuis des années, c'est une étude financée par le milliardaire Robert Mercer qui a amplifié la controverse, en la propulsant sur le devant de la scène médiatique. Cette affaire a été exacerbée par la circulation de contenus viraux sur les réseaux sociaux, largement diffusés sans que le public ne prenne conscience des origines possibles de ces informations, souvent manipulées par des acteurs étrangers comme la Russie.

Un autre exemple de cette influence subtile réside dans l'existence de cabinets de conseil, comme Promontory Financial Group, qui jouent un rôle central dans la régulation des grandes entreprises. Composé principalement d'anciens régulateurs, ce groupe est embauché par les banques pour effectuer des tâches de surveillance financières qui relevaient autrefois exclusivement de l'État. Loin de se limiter à des activités de conseil classiques, ces entreprises agissent comme des régulateurs de substitution, renforçant la confusion entre intérêts privés et publics. Dans ce cadre, Promontory, tout en étant payé par les banques qu'il surveille, devient un acteur clé dans le processus réglementaire, manipulant parfois les résultats pour satisfaire ses clients, au détriment de la transparence gouvernementale.

Les élites de l'ombre ne se contentent pas de manipuler des entités spécifiques ; elles servent également de connecteurs, reliant des acteurs d'horizons divers dans des réseaux informels et fermés, appelés "flex nets". Ces réseaux, parfois appelés "cliques de pouvoir", permettent à leurs membres d’exercer une influence transversale, en coordonnant des actions et en façonnant des politiques à travers plusieurs canaux. Les membres d'un "flex net", bien que provenant de secteurs variés, poursuivent des objectifs communs, qu’ils soient idéologiques ou financiers, souvent sur une longue période. Un exemple parfait de ce type de réseau est le "Neocon Core", un groupe restreint d'individus qui ont œuvré ensemble pendant des décennies pour promouvoir des politiques étrangères américaines basées sur la force militaire, y compris l'invasion de l'Irak. Leur capacité à manipuler l’intelligence officielle et à créer des narratives alternatives a permis de vendre la guerre en Irak au public américain, sans transparence ni débat démocratique.

Ces réseaux d'influence sont caractérisés par leur structure informelle et leur manque de responsabilité publique. Ils contournent les processus démocratiques et, bien qu'ils ne soient pas affiliés à une administration particulière, exercent une pression considérable sur les décisions politiques. Leur impact sur la démocratie est profond, car ils redéfinissent les notions de conflit d'intérêt et d'intégrité. En effet, un membre influent de ce réseau, qui a pris part à la décision d'entrer en guerre en Irak, a déclaré : "Il n'y a pas de conflit d'intérêts, car c'est nous qui définissons l'intérêt."

Le pouvoir des élites de l'ombre, bien que souvent non officiel, est largement omniprésent. Ces groupes savent fusionner les sphères publique et privée, ce qui les rend particulièrement redoutables. Ils agissent en dehors des structures gouvernementales traditionnelles, tout en les utilisant à leur avantage lorsqu'ils servent leurs objectifs. Ils sont également capables de se réorganiser en fonction des enjeux, assumant des rôles et des responsabilités variables dans le gouvernement, les affaires et les organisations non gouvernementales.

Dans ce contexte, la question se pose de savoir comment ces dynamiques de pouvoir ont évolué sous l'ère Trump. Bien que Donald Trump lui-même n'ait pas été un acteur classique des élites de l'ombre avant sa présidence, son accession à la Maison-Blanche a marqué un tournant. Contrairement à ses prédécesseurs, Trump n'a pas cherché à dissimuler ses pratiques de corruption. Bien au contraire, son administration a ouvertement fusionné les pouvoirs publics et privés, adoptant des pratiques des élites de l'ombre et les poussant à l'extrême. Ses actions ont révélé une forme de corruption encore plus audacieuse, s'éloignant de la subtile manipulation à laquelle les élites étaient habituées.

La présence d'acteurs comme les membres de l’administration Trump, qui ne cherchaient même plus à masquer leurs conflits d’intérêts, a érodé davantage la séparation entre le secteur public et le secteur privé, souvent au détriment de l'intérêt général. En mettant en œuvre des pratiques qui semblaient destinées à "drainer le marais", Trump et ses alliés ont, en réalité, renforcé les mécanismes qui permettent aux élites de l'ombre de poursuivre leurs objectifs à travers des canaux non officiels et de contourner les contrôles démocratiques traditionnels. Le fossé entre la gouvernance démocratique et la réalité des décisions politiques est ainsi devenu encore plus large et plus difficile à combler.

La question de la gouvernance dans ce contexte ne concerne pas uniquement l’officialisation des pratiques de corruption, mais bien l’érosion des structures qui soutiennent la responsabilité publique. Ces nouvelles formes de corruption, tout en semblant visibles et presque banales, ont des effets à long terme sur la capacité des citoyens à exercer une influence véritablement démocratique. Le rôle des élites de l'ombre dans l’organisation et la gestion de l'État est désormais une réalité incontournable, avec des implications profondes pour la transparence et l'intégrité des processus politiques.

Pourquoi Donald Trump est-il si populaire dans le sud-est du Nigéria et que pouvons-nous en apprendre ?

Le 11 janvier 2018, le président américain Donald Trump qualifia le Nigéria de « pays de merde ». Cette remarque suscita une onde de choc dans de nombreuses parties du monde, y compris aux États-Unis, et provoqua une indignation considérable au Nigéria. Cependant, dans la région du sud-est, où je travaille, l'impact de cette déclaration fut différent : elle ne fit que renforcer un soutien manifeste à l’égard de Trump. Nombreux sont ceux qui saluèrent ses paroles comme une forme de vérité. Une vérité qu’ils jugent enfin exprimée, concernant les conditions de vie difficiles de leur pays.

Le Nigéria, bien qu'étant le plus grand exportateur de pétrole d'Afrique et possédant la première économie du continent, est miné par une pauvreté endémique et un taux de chômage élevé. Pour les Nigérians ordinaires, la lutte quotidienne pour survivre est exacerbée par l’incapacité du gouvernement à maintenir les infrastructures essentielles et à fournir les services sociaux de base. L’eau courante est un luxe rare. L’électricité est sporadique. Les transports publics sont souvent assurés par des minibus privés, en piteux état, qui doivent circuler sur des routes défoncées. Dans plusieurs grandes villes, la gestion des déchets est catastrophique, créant des conditions insalubres avec des égouts à ciel ouvert et des montagnes de détritus. Les écoles sont mal équipées, et les enseignants sont accusés de retenir délibérément des informations afin d'assurer un travail supplémentaire comme tuteurs privés. Les hôpitaux exigent souvent des dépôts en espèces importants avant d’administrer même les soins urgents. La crainte du crime amène de nombreux Nigérians à « dormir avec un œil ouvert », bien que l’on pense que la police collabore parfois avec les criminels plutôt que de chercher à les arrêter.

Les Nigérians attribuent ces échecs gouvernementaux à un seul facteur : la corruption. La corruption est perçue comme un mal omniprésent, et il existe même un terme argotique pour la désigner, appelé « le facteur nigérian ». Elle est vue comme l’un des plus grands fléaux du pays, s’immisçant dans tous les aspects de la vie sociale et politique. Face à cette situation, il paraît paradoxal que des Nigérians, exaspérés par cette corruption, puissent soutenir Donald Trump, un homme que ses détracteurs considèrent comme l'incarnation même de cette corruption, notamment en raison de ses pratiques politiques et de ses liens d’affaires controversés.

Ce soutien peut être expliqué par une perception très particulière de la relation entre la vérité et la corruption. Pour beaucoup de Nigérians, la vérité sur la corruption est bien connue. Elle est un fait incontestable, une évidence que tout le monde constate, mais que peu osent dénoncer ouvertement. Dans une société où le mensonge et la dissimulation sont perçus comme monnaie courante, l’adhésion à la figure de Trump repose sur le fait qu'il semble n’avoir aucune crainte de froisser des intérêts établis ou de critiquer des discours politiques dits « politiquement corrects » qui, selon certains, protègent les minorités, les femmes et d’autres intérêts libéraux.

Dans ce contexte, Trump est vu comme quelqu'un qui ose dire ce qu’il pense, sans détour. Pour ses partisans nigérians, la véracité de ses propos n'est pas aussi importante que le fait qu’il s’oppose ouvertement aux tabous sociaux et aux normes établies, tout en exprimant des frustrations communes. Dans un pays où les autorités et les élites sont souvent accusées de ne jamais dire la vérité, la figure de Trump apparaît comme un contrepoint à l’hypocrisie perçue du pouvoir. Dans cette vision, Trump est célébré comme quelqu’un qui, bien qu’il soit un homme d’affaires controversé et un politicien sujet aux accusations de mensonges, est avant tout perçu comme un « franc-parler », un homme qui dit ce que tout le monde pense mais que personne n’ose exprimer.

Cependant, cette admiration pour la franchise de Trump soulève une question importante sur les attentes des Nigérians vis-à-vis de la politique : le rejet de la corruption ne découle pas uniquement d’un désir de justice ou de moralité, mais d’un besoin profondément ancré de rupture avec des pratiques de gouvernement qu’ils jugent déloyales et inaccessibles. Dans une société où le gouvernement est souvent vu comme un agent de l’exploitation plutôt que de la rédemption, des leaders qui semblent incarner une rupture brutale avec l'ordre établi, même s’ils sont eux-mêmes controversés, trouvent un écho favorable.

Il est important de comprendre que cette dynamique ne repose pas seulement sur un mécontentement général vis-à-vis de la gouvernance, mais aussi sur une perception de la politique comme un terrain de lutte où seuls ceux qui osent braver les conventions peuvent véritablement apporter un changement. En ce sens, l’attrait de Trump au Nigéria n’est pas simplement une question de partage de valeurs, mais aussi une question de survie dans un système où la vérité, si elle existe, semble constamment dissimulée par la corruption omniprésente.

L’adhésion à Trump est donc un symptôme d'une crise plus large de légitimité, où l’alternative à la corruption perçue par les Nigérians pourrait bien être un rejet de toutes les formes de politique traditionnelle, même si cela signifie embrasser des solutions radicales et risquées. Dans ce contexte, les critiques occidentales de Trump, qui insistent sur sa malhonnêteté et son soutien à des pratiques qu’elles jugent autoritaires, ne sont pas toujours reçues comme pertinentes dans un pays où la perception de la politique est marquée par une lutte contre une corruption bien plus systémique et pernicieuse.

Comment la communauté "President Trump General" sur 4chan défend la corruption et rejette les accusations en ligne : une analyse de la participation numérique et de la violence discursive

Sur 4chan, un site souvent décrit comme le bas-fond de l’internet, les utilisateurs peuvent publier anonymement quasiment tout ce qu’ils veulent. Il est connu pour l’intensité de la haine qu’il véhicule, et il est devenu un lieu privilégié pour les discussions politiques, notamment depuis l’élection présidentielle de 2016 aux États-Unis. À cette époque, des utilisateurs de droite extrême ont commencé à affluer vers 4chan, fuyant des plateformes plus grandes comme Reddit, Twitter et Facebook. Leurs échanges ont pris une ampleur particulière sur le forum "politiquement incorrect" (/pol/), un sous-forum parmi plus de soixante-dix autres sur 4chan, qui regroupe une communauté essentiellement anonyme.

Sur ce forum, une majorité des utilisateurs se sentent marginalisés par les discours culturels dominants valorisant la diversité et par les médias traditionnels perçus comme de plus en plus libéraux. Dans ce contexte, 4chan est devenu un espace où ces opinions extrêmes peuvent être exprimées sans filtre. L'élection de Donald Trump en 2016 a été catalysée par une vague de "mèmes" créés sur ces forums, qui cherchaient à influencer l’opinion publique. Ces mèmes, souvent réinterprétés à partir de bandes dessinées ou de médias populaires, sont devenus les symboles du chaos et de la violence, bien que présentés comme des commentaires légers par les membres de la communauté.

Depuis cette période, l’activité sur le forum /pol/ a diminué, bien que le nombre d’utilisateurs demeure supérieur à celui d’avant 2016. Les discussions liées à Trump ont trouvé un foyer permanent dans un fil de discussion spécifique : le "President Trump General" (/ptg/). Ce fil est devenu un espace privilégié pour les discussions politiques en faveur de Trump et la défense de son administration. En particulier, les utilisateurs de ce fil se sont employés à contrer et à "démonter" les accusations de corruption qui ont régulièrement été portées contre le président et son gouvernement. Ce fil ne disparaît jamais, car une poignée d’utilisateurs se chargent de le renouveler dès qu'il atteint son nombre limite de messages ou d'images, garantissant ainsi sa continuité. Ces utilisateurs, appelés les "bakers" (bouchers, ou en français "bâtisseurs de fil"), n’ont aucune autorité officielle sur le forum, mais ils s’imaginent comme les gardiens d’un espace qui, sans eux, s’éteindrait.

Les "bakers" s'engagent dans ce que le philosophe Thorsten Quandt appelle la "participation noire" : une forme émergente de participation politique qui utilise les médias numériques pour perturber, dévier et blâmer les "ennemis" pour des problèmes réels ou imaginaires. Cette "participation noire" prend la forme de campagnes de désinformation, de trolling, de harcèlement et de violences en ligne. Sur le fil /ptg/, lorsque des utilisateurs extérieurs au fil publient des contenus accusant Trump de corruption, les "bakers" répondent en non seulement le défendant, mais en célébrant souvent son comportement. Pour eux, ces accusations sont perçues comme une manifestation de l’"anxiété" libérale, une réaction déformée des élites à la montée de Trump et de ses partisans.

Ce qui rend ces discussions particulièrement intéressantes est la manière dont les utilisateurs sur /ptg/ tentent de redéfinir les accusations de corruption, qu’elles soient politiques ou culturelles. Ils refusent de les accepter et les rejettent en les qualifiant de distractions mal intentionnées, souvent des attaques trollesques visant leur communauté. En ce sens, ils créent un contre-espace qu’ils considèrent comme un "lieu de vérité", un endroit où leurs opinions et comportements sont libérés de la censure des discours médiatiques dominants et des politiques progressistes.

La communauté sur /ptg/ se positionne comme une contre-publicité éclairée qui utilise des discours populistes pour résister aux accusations de corruption. Les "bakers" emploient des outils discursifs qui mêlent sarcasme, racisme et trolling pour maintenir une légitimité politique qu’ils estiment attaquée par les médias grand public et la politique progressiste. Les échanges sur ce forum s’inscrivent dans une forme de violence discursive où l’insulte et la moquerie deviennent des mécanismes de légitimation et de résistance.

Il est essentiel de comprendre que sur /ptg/, le trolling ne se contente plus d'être un simple "jeu". Il devient un acte politique et un moyen d’affirmer l’identité de la communauté tout en rejetant les accusations d’incompétence et de corruption. Ce rejet se fait par la construction d’une réalité parallèle où les "bakers" et leurs partisans tentent de redéfinir ce qu’est la corruption et ce qui constitue un comportement acceptable. Cette dynamique crée un environnement où l’engagement numérique prend la forme d’une exclusion délibérée des normes libérales, tout en renforçant des liens communautaires basés sur une résistance collective et sur des pratiques de communication violentes.

Les utilisateurs de /ptg/ construisent ainsi une forme de communauté qui non seulement défend Trump, mais utilise des stratégies de violence discursive pour contester les critiques de son administration. Dans cette lutte, les frontières entre critique politique et attaque personnelle s’estompent, et la notion même de corruption est manipulée pour créer un espace d’affirmation de soi. Cette dynamique de rejet systématique des critiques, et de transformation des accusations en opportunités de renforcer l’identité de groupe, illustre parfaitement comment les forums en ligne peuvent servir de terrain pour la création de nouvelles formes de participation politique, fondées sur la provocation, la division et la haine.