Le règne de l'empereur Domitien a été marqué par une évolution tragique et violente de son caractère et de son autorité. En début de mandat, il fit preuve d'une gouvernance autoritaire mais efficace, notamment en rétablissant l'ordre dans l'Empire romain après une période d'instabilité. Cependant, au fil du temps, il se perdit dans un tourbillon de paranoïa, une obsession pour la trahison et la conspiration qui l'amena à isoler ses proches, à purger son entourage et à mener une politique de terreur qui aurait des conséquences dévastatrices.

Le paradoxe du règne de Domitien réside dans la grande contradiction entre ses succès en tant qu’empereur et son isolement grandissant. Il n’était pas rare qu'il passe des heures dans un endroit retiré, loin des affaires de l'État, dans un silence absolu. Ce comportement étrange donna naissance à des rumeurs qui dépeignaient l'empereur comme un homme sans but, se contentant de tuer des mouches avec un stylet aiguisé. Une anecdote racontée par Suétone illustre parfaitement cette perception absurde de l'empereur, qui semblait dénué de toute activité constructive. Pourtant, ce sont ces mêmes rumeurs qui sont emblématiques d'une époque où la solitude de l'empereur était source d'inquiétude parmi ses sujets.

La paranoïa de Domitien s'étendit au sein même de son entourage, un cercle proche qu'il considérait toujours comme potentiellement conspirateur. Un événement majeur dans sa chute fut l'exécution de son cousin Flavius Clemens, qui fut démis de ses fonctions de consul sans raison apparente. Cette exécution, selon Suétone, était une réponse de Domitien à ce qu'il percevait comme une menace émanant des sénateurs, qu’il considérait toujours comme prêts à le trahir. Il chercha à envoyer un message fort : personne n'était à l’abri, pas même ceux qui, comme Clemens, étaient membres de sa propre famille impériale. Cette attitude ne fit qu’intensifier la crainte et la méfiance dans les cercles du pouvoir.

Une autre exécution marquante fut celle d'Épaphrodite, l'ex-secrétaire personnel de l'empereur Néron, accusé de complicité dans la mort de son ancien maître. Cette décision de Domitien, qu’il justifia par la nécessité de préserver son autorité, illustre l’ampleur de son dérèglement mental. Épaphrodite, bien qu'ayant agi pour sauver Néron d’une fin humiliante, fut accusé de trahison en raison de son rôle dans l’évasion de ce dernier. Pour Domitien, la loyauté envers un empereur déchu, même si elle fut héroïque à l’époque, ne pouvait être pardonnée. Le procès et l’exécution de cet homme âgé, qui avait risqué sa vie pour un autre empereur, témoignent de la vision déformée que Domitien entretenait de l'histoire et de la loyauté.

Le cercle de confiance se resserra autour de lui, et ceux qui se retrouvaient à ses côtés étaient constamment exposés à un danger mortel. Cette ambiance d’intense terreur mena à un climat de méfiance généralisée, où même les plus proches de l’empereur, comme ses chambellans, n’étaient pas à l’abri d'une exécution arbitraire. Ainsi, à mesure que Domitien s’enfonçait dans sa paranoïa, il créait une atmosphère de répression qui affectait non seulement ses administrateurs mais également sa propre famille impériale, comme en témoigne l’implication de l’impératrice Domitia dans l’assassinat de son mari. L’histoire raconte que Domitia, bien que connaissant le complot, n’eût pas le courage d’intervenir pour protéger sa vie conjugale. Le meurtre de Domitien, survenu après un complot orchestré par ses proches, fut l’aboutissement logique de sa politique de terreur.

Ce n'est pas seulement la manière dont Domitien est mort qui reflète l’état de son empire, mais la façon dont la peur et la méfiance s’étaient installées dans les moindres recoins de son administration. L’assassinat de l’empereur a impliqué un certain nombre de ses domestiques et de ses proches collaborateurs, ceux-là mêmes qui étaient censés lui être loyaux. Ce qui semble avoir échappé à Domitien, c’est que sa volonté de tout contrôler et de tout surveiller finit par avoir l’effet inverse de celui recherché : au lieu de sécuriser son pouvoir, il l’avait fragilisé en forçant ses proches à se révolter contre lui.

L’image de Domitien qui se forme à travers ces événements est celle d’un homme qui, malgré ses réussites administratives et militaires, finit par se perdre dans un monde de suspicions, d’isolement et de dénis de la réalité. Le pire de tout, peut-être, est que sa propre paranoïa l’a amené à créer un environnement où personne n’était en sécurité, pas même ceux qui lui étaient fidèles. L’assassinat de Domitien ne représente pas seulement la fin d’un règne, mais aussi la preuve que la tyrannie et la répression, même si elles semblent offrir une illusion de contrôle, finissent inévitablement par se retourner contre celui qui les exerce.

L’étude de la chute de Domitien soulève des questions cruciales sur le pouvoir, la paranoïa et la manière dont un leader peut détruire lui-même son propre empire en cherchant à le protéger à tout prix. Il est important de comprendre que la confiance est un élément fondamental dans la gestion d’un empire ou d’une autorité. Sans elle, le gouvernement devient une machine de terreur, où chaque action est perçue comme une menace. Dans un tel environnement, les complots et les conspirations ne sont pas simplement une réalité, mais une auto-réalisation, un cycle vicieux de méfiance qui finit par détruire tout ce qu’il touche.

Pourquoi Nerva a-t-il été choisi empereur malgré son manque de préparation et d'expérience ?

Nerva est devenu empereur dans une situation qui semblait tout à fait improbable. Son ascension en 96 après J.-C., suite à l'assassinat de Domitien, n'a pas été marquée par un plan soigneusement orchestré ou un soutien populaire massif, mais par une nécessité de remplacer un monarque brutalement assassiné pour éviter un vide de pouvoir dangereux. Le Sénat, après l'assassinat de Domitien, a agi rapidement et a désigné Nerva comme son successeur, probablement pour éviter une répétition des troubles de l’année 69, après la mort de Néron. La transition a été sans heurt, un contraste frappant avec les années chaotiques qui avaient précédé, et, paradoxalement, elle a marqué le début d’une période de stabilité remarquable pour l’Empire romain. Cette stabilité, qui a duré près de 85 ans, n’a pourtant pas été le fruit de Nerva lui-même, mais de la politique qu’il a mise en place.

Bien que son règne n'ait duré que 16 mois, Nerva a joué un rôle crucial dans la transition vers une époque de prospérité impériale. Cependant, il est difficile de qualifier Nerva de "grand empereur". Ses compétences en matière de gouvernance sont largement absentes des récits historiques et son manque d'expérience militaire en fait un choix pour le moins déroutant. Avant de devenir empereur, Nerva avait un parcours public limité. Sa carrière se résume à quelques rôles dans le Sénat et un consulship en 90, en compagnie de Domitien, mais rien qui ne le prépare à gouverner un empire vaste et complexe. Le contraste est frappant avec des personnages comme Galba, qui, bien qu'il fût un empereur de transition en 68, avait une carrière militaire impressionnante et un sens du leadership éprouvé.

Les raisons de la sélection de Nerva demeurent floues. Il est possible que sa nomination ait été une manœuvre pragmatique du Sénat pour apaiser la situation après le règne tyrannique de Domitien. Son âge avancé, sa santé fragile et son absence de pouvoir militaire ou de grandes réalisations administratives en font un choix peu naturel pour l’Empire romain. Il n'avait aucune expérience militaire, ce qui était pourtant essentiel pour qu'un empereur soit respecté, mais ce manque était peut-être compensé par son statut sénatorial et la confiance qu'il inspirait en raison de sa position modérée, loin des excès de Domitien.

L'une des raisons de cette nomination pourrait résider dans son rôle au sein de la conjuration de Piso, en 65, contre l’empereur Néron. Bien que les détails de son implication restent flous, il est possible qu'il ait été perçu comme un homme modéré, capable de prendre la tête de l'État sans causer de trouble supplémentaire. Cela pourrait expliquer pourquoi le Sénat s'est tourné vers lui lorsque la situation exigeait une solution rapide et consensuelle. Nerva semble avoir incarné une sorte de « solution sûre » dans un moment de crise, un individu qui, bien que sans grandes ambitions, n'était pas perçu comme une menace pour les intérêts de l'élite sénatoriale.

Les problèmes qui se posaient à Nerva étaient nombreux. À 66 ans, il n'était pas en pleine forme physique et ne possédait pas l'énergie nécessaire pour faire face à des défis immédiats. Néanmoins, il a pris des mesures pour stabiliser l'Empire. Il a réussi à apaiser les tensions internes en adoptant une politique de réconciliation, en s'appuyant sur des réformes destinées à renforcer les finances de l'État et en entamant une série de changements qui allaient poser les bases des années de prospérité à venir. Mais ces actions ne sont qu'un prélude à ce qui allait se passer sous ses successeurs, notamment Trajan, qui allait porter l'Empire à son apogée.

Nerva n'a pas eu l'occasion de gouverner assez longtemps pour marquer durablement l'histoire, et son rôle dans la transition du pouvoir ne doit pas être sous-estimé. Cependant, son règne a révélé une caractéristique importante de la gouvernance romaine : parfois, la stabilité de l'Empire ne réside pas dans la grandeur des individus qui gouvernent, mais dans la capacité de ceux qui prennent les rênes à éviter le chaos, à apaiser les tensions et à préserver l'ordre. À cet égard, Nerva a accompli sa mission avec un minimum de risques. La stabilité qu'il a assurée a permis à ses successeurs de mener à bien des réformes de plus grande envergure.

Le lecteur doit également comprendre que, même si le règne de Nerva a pu sembler anodin, il a été un moment crucial dans l'histoire romaine, un tournant d'une époque de paix et de prospérité. Ce n'est pas dans la grandeur de ses actions que Nerva se distingue, mais dans sa capacité à maintenir l'ordre dans un moment de grande incertitude. Son règne rappelle que, parfois, la gouvernance exige moins de gloire personnelle et plus de sagesse dans la gestion de l'institution impériale.

L'Empereur Étrange : Élagabal et son rejet des coutumes romaines

Élagabal, empereur romain du début du troisième siècle, incarne une figure emblématique du rejet des traditions romaines au profit de pratiques considérées comme « barbares » ou étrangères. Sa préférence pour des vêtements exotiques, ses comportements insolites et surtout sa dévotion à un dieu étranger ont choqué les Romains, qui, tout en étant eux-mêmes issus de diverses cultures, étaient néanmoins attachés à des normes et coutumes bien définies. Élagabal, plus que tout autre empereur avant lui, a incarné cette rupture radicale avec la Romanité, à tel point que sa conduite et ses choix sont souvent interprétés comme un acte de provocation vis-à-vis de la culture impériale.

Dès son accession au pouvoir, Élagabal choisit d’adopter un style vestimentaire qui était loin de l’habit traditionnel romain. En effet, il se faisait souvent remarquer dans des tuniques pourpres à manches longues, brodées d’or, qui tombaient jusqu'à ses pieds, ainsi que des robes semblables décorées de la même manière, recouvrant ses jambes de la hanche aux orteils. Son diadème, orné de pierres précieuses de toutes les couleurs, renforçait encore cette image de souverain non conforme aux canons de la Rome antique. Cela contraste profondément avec les attentes de sa propre famille, notamment de sa grand-mère, qui lui demandait de porter la tunique et la toge traditionnelles romaines. Il se refusait à s'y conformer, préférant le style oriental qu’il avait adopté, ce qui ne fit qu’alimenter le sentiment de rejet parmi les Romains.

Les vêtements n’étaient qu’un aspect de la rupture d’Élagabal avec la culture romaine. Il se comportait également de manière à évoquer des mœurs considérées comme « barbares ». Son attachement aux eunuques, une pratique associée à la décadence orientale, et son choix de les nommer à des postes importants dans l'administration financière, firent grand bruit. De plus, son successeur, Alexandre Sévère, s'empressa de les retirer de ces fonctions et de les reléguer à des emplois plus « appropriés ». Cela souligne le rejet de ce qu'on considérait comme une conduite excessive et déviante aux yeux des Romains.

Cependant, l’élément le plus déstabilisant pour l’opinion publique romaine fut sans doute son culte de la divinité étrangère, l’Elagabal, dont il avait pris le nom et qu’il installa à Rome sans consulter les institutions religieuses traditionnelles. Ce dieu oriental, qu’il avait adoré depuis sa jeunesse en Syrie, représentait une figure de rupture totale avec le panthéon romain. Élagabal pratiquait un culte extravagant, accompagné de flûtes et de tambours, et était réputé pour ses danses rituelles, qu'il exécutait même lors de ses apparitions publiques. Ce culte, perçu comme des rites orgiastiques, fit naître des rumeurs qui le présentèrent comme un empereur débauché, étranger à tout ce que la Rome antique défendait.

Le culte d’Élagabal n’était pas sans précédent dans l’histoire romaine. La déesse Phrygienne Cybèle, par exemple, avait également été intégrée à la religion romaine après un épisode de crise, lorsque Rome, après sa défaite humiliante lors de la bataille de Cannes contre Carthage, chercha des moyens de restaurer la faveur divine. Mais contrairement à Cybèle, dont l’introduction à Rome s'était faite à travers un processus officiel, validé par le Sénat, Élagabal introduisit son dieu de manière unilatérale et sans consultation préalable. Cet acte fut perçu comme un défi direct à l’autorité religieuse et politique de la ville.

Au fond, ce qui rend Élagabal si fascinant aux yeux des historiens et des contemporains, c’est la manière dont il incarna ce que les Romains redoutaient par-dessus tout : l’étranger, l’autre, celui qui n’appartient pas à leur monde, mais qui revendique néanmoins une place centrale dans le tissu social et politique de Rome. Ce rejet des traditions romaines, tout comme son refus de la Romanité comme culture unificatrice, soulignait une tension fondamentale entre le cosmopolitisme de l'Empire et la nécessité d'une identité romaine cohérente.

Il est important de noter que cette question de l’étranger à Rome n’est pas simplement une question de mode ou de croyances. Elle touche à des préoccupations profondes sur l’identité, la sécurité et la stabilité. À Rome, être romain ne se limitait pas à la simple origine géographique, mais à un mode de vie, à une culture partagée. Lorsque cette culture était mise en péril par l’adoption de coutumes étrangères, cela remettait en cause la légitimité même de ceux qui gouvernaient. Élagabal, en rejetant les codes traditionnels, représentait à la fois une rupture et un défi à cette structure.

Ainsi, ce n’était pas seulement la figure d’un empereur qui dérangeait, mais aussi la manière dont son règne remettait en question les valeurs fondamentales de Rome, notamment la place de la religion, de la politique et de la culture. En fin de compte, Élagabal incarne ce que signifie être un « autre » dans un empire multiculturel : à la fois accepté et rejeté, adoré et haï, il représente l’inquiétude que suscite la perte de repères au sein d’une civilisation en constante évolution.