La question de la réaction raciale et de ses effets sur la structure socio-économique des États-Unis, notamment dans les villes en déclin comme celles du Rust Belt, ne peut être saisie qu’en prenant en compte le contexte historique particulier qui remonte à l’esclavage et à la construction de la « blancheur » comme identité politique et sociale dominante. Comme l'ont suggéré des intellectuels tels que W.E.B. Du Bois, cette dynamique ne se limite pas à une simple opposition entre les classes sociales, mais repose sur un réseau complexe de valeurs psychologiques et identitaires. Au-delà des apparentes contradictions, il est essentiel de comprendre que le soutien des classes populaires blanches aux structures oppressives, telles que la ségrégation ou les violences raciales, n’est pas un phénomène accidentel ni une simple ignorance de leur propre intérêt matériel, mais un produit d’une identification forte à la blancheur, qui leur permet de préserver une hiérarchie sociale et un statut symbolique, même au détriment de leur propre bien-être économique.

Du Bois a mis en lumière le fait que, dans l'Amérique post-esclavagiste, la séparation raciale allait bien au-delà des simples structures juridiques ou économiques ; elle était enracinée dans l'identité même de la classe blanche, une identité qui s’est vue renforcée par des politiques qui opéraient une fusion entre la domination raciale et la solidarité de classe. Dans ce cadre, les pauvres blancs, loin de se joindre aux noirs dans une lutte commune pour une répartition plus équitable des ressources, ont souvent soutenu les régimes de ségrégation et d’injustice raciale, y trouvant un réconfort psychologique et une forme de pouvoir symbolique, même s'ils étaient eux-mêmes écrasés économiquement.

Il ne s’agit donc pas seulement d’un phénomène de « conscience fausse », comme l’ont suggéré certains théoriciens marxistes européens, mais d’une réalité plus complexe, où la structure de domination raciale influe directement sur la capacité des individus à reconnaître leurs véritables intérêts économiques. Cette « blancheur » devient, pour les pauvres blancs, une ressource psychologique plus importante que les gains matériels qui pourraient découler d’une société plus égalitaire.

À travers cette lentille, on comprend mieux les événements tragiques de l’histoire raciale américaine, de la violence physique et juridique contre les Afro-Américains après la guerre civile jusqu’à la montée des mouvements de résistance dans les années 1960. L’opposition à toute avancée des droits civiques, comme les décisions de la Cour suprême sur la ségrégation scolaire (Brown v. Board of Education) ou les réformes dans l’armée, ne provient pas seulement d’une crainte des changements sociaux, mais d’une peur profonde de l’érosion de la hiérarchie raciale qui constitue la base même du statut des blancs pauvres.

L’élection d’un président noir a renforcé ce phénomène de réaction raciale. Ce n’est pas tant le charisme d’un individu comme Barack Obama qui a mis en lumière cette dynamique, mais la manière dont des forces conservatrices ont habilement manipulé l’image de cette élection pour réveiller des sentiments raciaux profondément ancrés. L’exploitation politique de cette réaction raciale par des figures comme Donald Trump ne se fait pas tant par une habileté rhétorique exceptionnelle, mais plutôt par une exploitation cynique des peurs raciales déjà existantes. Ce phénomène montre à quel point les structures raciales sont ancrées dans le tissu même de la société américaine.

La dévastation des villes industrielles comme Detroit ou Cleveland, souvent réduites à des vestiges d’une époque révolue, n’est pas simplement le fruit de la désindustrialisation. Ces villes sont le produit d’un processus de déclin racialement motivé, où des politiques publiques et des messages politiques ont délibérément exploité l’image de l’effondrement urbain pour mobiliser un électorat blanc et raciste. Ces images de déclin ont été utilisées par les conservateurs comme un « signal » pour galvaniser la peur et la colère des blancs de la classe ouvrière, tout en leur promettant la restauration de leur statut symbolique à travers la défense d’une hiérarchie raciale. La mise en avant du déclin urbain a ainsi servi à masquer d’autres luttes sociales et a été un outil puissant pour la réorganisation politique du pays.

Les villes du Rust Belt, et particulièrement celles à majorité noire, ont donc été l’objet d’un « autrement » systématique. Elles sont devenues les cibles de politiques déprivantes, à travers lesquelles la classe dirigeante a pu légitimer des interventions conservatrices justifiant des restrictions sur l’autonomie locale. Cette marginalisation a permis de justifier une fuite en avant des ressources et de la population vers d’autres régions, exacerbant encore davantage la paupérisation et l’exclusion des communautés afro-américaines. Le déclin urbain n’a pas seulement été un phénomène économique, mais aussi un processus socialement et politiquement organisé.

Les politiques de privation, qui ont accompagné la mise en avant du déclin urbain, ont permis aux élites économiques et politiques d’avancer un agenda de régression sociale, tout en justifiant la poursuite d’une domination raciale et sociale. Ainsi, les villes dévastées par la déindustrialisation ont été réduites à des symboles de dégradation, sur lesquels des discours politiques ont été construits pour justifier des mesures visant à renforcer les inégalités raciales et économiques dans le pays.

Comment unifier la gauche face à l’adversité et les défis de l'urbanisme moderne ?

Le paysage politique actuel, notamment celui des États-Unis, présente des lignes de fracture au sein des deux grands camps idéologiques. À gauche, la recherche d'un but commun s'est manifestée à travers plusieurs tentatives récentes, comme lors des manifestations du mouvement "Occupy Wall Street". Ces initiatives ont cependant mis en évidence la difficulté, voire l'impossibilité, d'unir les voix dissidentes sous une même bannière. L'alignement de certains universitaires progressistes n'a fait qu'ajouter une dimension étrangère et incongrue à un mouvement qui, fondamentalement, se voulait une réponse radicale aux inégalités systémiques. En définitive, ces initiatives ont souvent échoué à trouver une véritable cohésion.

À droite, bien que les divergences d’opinion existent également, une sorte d'adhésion commune à des valeurs d’obéissance et de hiérarchie a permis de surmonter ces divisions. L’idée d’un retour à un ordre passé semble attirer une majorité de conservateurs, indépendamment des problèmes sociaux spécifiques qu’ils privilégient. Cette sensibilité à l'autorité et à la structure sociale reste la pierre angulaire de la droite. En revanche, la gauche, par son héritage et ses diverses influences, peine à trouver un terrain d’entente. L'idée d'un ennemi commun, cependant, pourrait offrir une solution pour rassembler les diverses factions de la gauche. Si l'unité semble utopique, l’adversaire reste plus facile à identifier : les inégalités exacerbées par un marché économique raciste, isolé et profitant à une petite élite.

Cependant, cette confrontation politique n’a pas seulement pour origine une bataille idéologique, mais aussi une rupture profonde entre les intellectuels de gauche et les mouvements populaires. Depuis Marx, et renforcé par des évolutions successives, le discours dominant sur la gauche a souvent tenu les idées venues d'en haut pour suspectes, voire nuisibles. Ainsi, la participation des intellectuels et des activistes à l’élaboration des idées politiques a longtemps été vue comme une tentative d’imposition. De nombreux penseurs et militants insistent sur le fait que les véritables idées progressistes ne peuvent émerger que des milieux marginalisés, sans intervention d’une élite éclairée.

Mais cette idée a ses limites. Susan Fainstein et d’autres penseurs ont montré que cette approche s’avère contre-productive dans la quête d’une justice réelle. Les grands projets, capables de changer le quotidien des individus, ne sont pas intrinsèquement injustes simplement parce qu’ils proviennent d’en haut. Il n'y a pas de contradiction entre un projet global qui bénéficie à tous et une approche participative locale. Ce mythe de l’idée progressive uniquement "d’en bas" empêche la gauche de formuler des propositions ambitieuses, privant ainsi les mouvements populaires de l'énergie nécessaire à leur transformation.

L’élaboration d’idées nouvelles et leur diffusion ne sont pas seulement un enjeu théorique, mais aussi un besoin urgent. La gauche a besoin d’une élite intellectuelle pour nourrir sa réflexion, un rôle qui, loin de disqualifier le mouvement, le renforce. La politique de changement social ne peut se contenter de solutions immédiates et superficielles, souvent limitées aux campagnes activistes en ligne ou à la signature de pétitions. Ces démarches sont loin d'être suffisantes face à des forces qui sont profondément enracinées et puissantes.

L’histoire de la dégradation des centres urbains en témoigne. L'effritement des villes, particulièrement dans la "Rust Belt" américaine, n'est pas un phénomène naturel, mais une construction politique délibérée. Ce processus a été marqué par des décisions telles que la diminution des budgets publics, la déregulation ou l’attaque frontale contre les communautés racialisées. Ces choix ont permis de concentrer la richesse entre les mains d’une petite élite, tout en exacerbant les divisions sociales et raciales. Le combat pour une politique progressiste nécessite de prendre en compte cette dimension historique et politique. La dégradation urbaine n’est pas inéluctable et peut être inversée par une organisation consciente, rigoureuse et soutenue.

Il est essentiel de reconnaître que les politiques d'exclusion urbaine n'étaient pas simplement des erreurs techniques, mais des décisions politiques prises dans un but précis. Pour inverser ce processus, il ne suffit pas de propositions techniques, mais de l'organisation politique à long terme. La gauche doit apprendre à mobiliser ses ressources intellectuelles et populaires pour répondre à cette exigence de transformation systémique.

Les mouvements sociaux de gauche doivent donc s’employer à réconcilier l’intelligentsia et les bases populaires. Cette collaboration n’est pas simplement une question d’idées, mais aussi une question de moyens et de durabilité de l’action. Loin d’être un luxe ou une tendance intellectuelle, l’élaboration d’idées claires, ambitieuses et justes devient un impératif pour mener une véritable transformation sociale.

Comment les États-Unis ont transformé l'urbanisme et la politique sociale à travers la crise fiscale et l’interventionnisme conservateur

L’histoire urbaine des États-Unis, notamment dans les régions industrielles du Midwest et du Nord-Est, illustre de manière saisissante la façon dont les interventions politiques et économiques façonnent les sociétés et les territoires. Cette transformation est particulièrement évidente à travers la crise fiscale des grandes villes américaines dans les années 1970 et 1980, une période marquée par un désengagement de l'État fédéral et une poussée vers des politiques conservatrices qui ont redéfini le rôle du gouvernement dans l’urbanisme et le bien-être social.

Les années 1980 ont vu un virage décisif dans la manière dont les autorités locales ont abordé la gestion des crises financières urbaines. En réponse à la dégradation économique, les villes comme New York ont fait face à des déficits budgétaires abyssaux, les obligeant à accepter l’imposition de "conseils de contrôle fiscal" qui prenaient des décisions budgétaires cruciales en dehors du contrôle démocratique local. Cet état de fait a renforcé une vision conservatrice du gouvernement local, marquée par la réduction des dépenses sociales et la libéralisation des politiques économiques. Ce modèle de gestion d’urgence s'est largement répandu à travers les États-Unis, notamment dans des villes confrontées à des défis démographiques et économiques similaires, comme Detroit ou Flint.

L’instabilité économique des années 1970, exacerbée par des crises énergétiques et une désindustrialisation galopante, a également permis l’émergence d’un discours politique fondé sur la "gouvernance par le marché". Ce dernier s'est manifesté par des politiques publiques favorisant les grands projets d'infrastructure, l’aménagement de terrains vagues et l’interventionnisme des acteurs privés dans la gestion des terres publiques. Un exemple marquant de cette tendance est l'usage du domaine éminent (eminent domain), qui a permis de déplacer les populations pauvres et souvent racisées au profit de projets immobiliers à forte rentabilité.

Parallèlement, la privatisation des services publics et la réduction des aides sociales ont conduit à une radicalisation des inégalités, en particulier à travers des initiatives de "prémunition" législative. Ces lois prévoient l’interdiction pour les villes d’augmenter les salaires minimums ou d’implémenter des politiques locales de congés payés. Ce phénomène est illustré par la dynamique observée dans des États comme le Wisconsin, où des dirigeants politiques conservateurs ont bloqué des réformes sociales, tout en favorisant des investissements dans des infrastructures privées destinées à de grandes entreprises, comme le financement public d’un stade pour une équipe de basketball à Milwaukee.

Dans le domaine éducatif, les politiques de ségrégation scolaire, bien que formellement illégales, ont persisté à travers des mécanismes indirects comme la privatisation et la marchandisation de l’éducation. La répartition géographique des écoles publiques et privées reflète directement les inégalités raciales et économiques. L’essor des "écoles charter" et des systèmes éducatifs basés sur la compétition de marché a amplifié la fracture entre les quartiers riches et pauvres, particulièrement dans des villes comme Detroit après le passage de l’ouragan Katrina, où la ségrégation en matière d’éducation est devenue un problème systémique.

Une autre conséquence notable de ces transformations a été l'évolution des mécanismes de contrôle des populations urbaines. L'emprisonnement massif des minorités, notamment des Afro-Américains, et les restrictions sur le droit de vote des ex-prisonniers font partie d’un système plus large de contrôle social, dans lequel les discriminations raciales sont profondément ancrées. La privatisation de la justice et l’extension des politiques de surveillance contribuent à cette dynamique, limitant encore davantage les possibilités de participation civique pour les populations les plus marginalisées.

Les crises locales, comme celle de l'eau à Flint, où des milliers de résidents ont été exposés à de l’eau contaminée pendant des années, révèlent aussi les limites du modèle de gouvernance privatisée. Alors même que des responsables de l'État ont été incriminés pour leur gestion de la crise, aucun véritable changement politique n’a été apporté, et les populations les plus vulnérables continuent de subir les conséquences d'un système politique où la priorité est donnée à l'optimisation économique plutôt qu’au bien-être social.

Enfin, la place des grandes entreprises dans la gestion des ressources urbaines montre une nouvelle forme d'oligarchie économique, où les intérêts privés dominent les décisions publiques. Ce phénomène s'accompagne d’une pression accrue sur les travailleurs et les habitants des villes dévastées économiquement. Des politiques de "right-sizing" sont imposées, cherchant à rationaliser les populations urbaines en laissant derrière elles des terrains abandonnés et des infrastructures dégradées, souvent laissées sous la gestion de grands groupes privés.

Il est essentiel de comprendre que ces processus sont loin d'être isolés. Ils s’inscrivent dans un contexte historique et idéologique plus large qui continue de façonner l’espace urbain aux États-Unis et dans d’autres pays. L’évolution des politiques urbaines, de l’interventionnisme fiscal à l’affaiblissement des droits sociaux, marque une transformation radicale de l’État-providence et des relations entre l’État, le marché et les citoyens.