L'abus des données personnelles représente aujourd'hui un crime grave, surtout lorsqu'il s'agit de manipuler les processus démocratiques à travers des technologies numériques. Facebook, par exemple, n'a pas été assez transparent pour permettre aux utilisateurs de comprendre comment et pourquoi ils sont ciblés par des partis politiques ou des campagnes spécifiques. Nous nous trouvons à un carrefour, où la confiance et la crédibilité des processus démocratiques sont menacées par l'usage abusif des données. Les nouvelles technologies, qui exploitent l'analyse des données pour cibler les individus de manière extrêmement précise, donnent aux groupes politiques le pouvoir de se connecter avec chaque électeur de façon personnalisée. Cependant, cela ne peut se faire au détriment de la transparence, de l'équité et du respect des lois en vigueur.

Dans son rapport du 6 novembre 2018 à la Chambre des communes britannique, la Commissaire à l'information a souligné que plusieurs juridictions peinent à préserver les principes démocratiques fondamentaux face à l'opacité des technologies numériques. Elle a mis en garde contre la nécessité d'adopter de nouvelles lois pour protéger l'intégrité des processus électoraux et prévenir toute forme d'interférence étrangère. Selon elle, les parlementaires, journalistes, sociétés civiles et citoyens ont pris conscience que la transparence est la pierre angulaire de la démocratie. Il est impossible de savoir avec certitude si des électeurs ont été influencés inconsciemment dans leurs choix, comme cela a pu être le cas lors du référendum sur le Brexit ou des élections présidentielles américaines. Mais ce que l'on sait, c'est que les droits à la vie privée ont été violés, et que l'écosystème électoral numérique nécessite une réforme urgente.

La Commissaire a également averti que sans un haut niveau de transparence et de confiance des citoyens quant à l'utilisation appropriée de leurs données, nous risquons de voir émerger un système de surveillance des électeurs par défaut. Son enquête a révélé un mépris alarmant pour la vie privée des électeurs et l’utilisation invisible de techniques de marketing de plus en plus sophistiquées pour diffuser des messages politiques. L'ICO (Information Commissioner's Office) a imposé des amendes et des sanctions, ordonné à des entreprises de se conformer à la législation, et a engagé des poursuites pénales contre les acteurs malveillants. Toutefois, l'objectif principal de cette démarche est de restaurer la confiance dans le système démocratique, plutôt que de punir uniquement les fautifs.

Le scandale Cambridge Analytica (CA) n’est pas simplement une question de malhonnêteté politique habituelle, il s'agit de quelque chose de bien plus sombre. Cette violation des données a révélé une campagne effrayante de surveillance et de manipulation des croyances politiques des électeurs, des deux côtés de l’Atlantique. Cadwalladr, journaliste d'investigation, a continué de documenter les opérations furtives numériques et leur mise en œuvre, dévoilant l'implication de figures clés comme Christopher Wylie, un ancien scientifique des données de CA, qui a joué un rôle central dans la mise en place de ces manipulations. Wylie, aujourd'hui repenti, décrit son rôle comme celui d'un « outil de guerre psychologique » mis au service de Steve Bannon pour mener une guerre culturelle par la manipulation numérique.

La façon dont CA a récolté les données est particulièrement préoccupante. L'entreprise a exploité un quiz en ligne conçu par un professeur de psychologie, Aleksandr Kogan, à l'Université de Cambridge, pour accéder aux profils Facebook de millions d’utilisateurs. En payant les participants pour qu’ils téléchargent l’application, CA a pu non seulement récolter leurs données personnelles, mais aussi celles de leurs amis, totalisant ainsi les informations de 87 millions d'utilisateurs. Ce qui est souvent négligé dans cette affaire, c'est l'énorme valeur d'un tel échantillon. Bien que l'attention se soit concentrée sur ceux qui ont participé au quiz et sur ceux dont les informations ont été récoltées, il est crucial de comprendre que ces données permettent de modéliser l'ensemble de la population. C’est ce modèle qui a été utilisé pour manipuler les opinions politiques de millions de citoyens, sans qu'ils en aient conscience.

Wylie décrit ce processus comme une expérience éthiquement répréhensible qui a joué avec la psychologie d'un pays entier, sans le consentement des citoyens, dans un cadre démocratique. Selon lui, il est évident que Cambridge Analytica a interféré dans le processus démocratique. Alexander Nix, le PDG de CA, a lui-même reconnu l'ampleur de la manipulation, avouant que l'entreprise n'avait aucun scrupule à diffuser des informations, à condition qu'elles soient crues, même si elles n'étaient pas forcément vraies.

Ce type de manipulation psychologique repose sur une connaissance approfondie des profils des individus, de leurs valeurs, opinions et comportements. En croisant ces informations avec des techniques de micro-ciblage, CA a conçu des messages spécifiquement adaptés à chaque électeur. Ces messages étaient envoyés sous forme de contenus émotionnels visant à appuyer certaines opinions et à changer la perception des individus, en fonction de leurs prédispositions psychologiques. Cela a créé un environnement où les messages politiques se sont infiltrés dans les esprits des électeurs, souvent sans qu'ils en aient conscience, et sans possibilité de retracer l'origine de ces informations.

Ce processus a contribué à fragmenter le discours public et à diviser la société en groupes ayant des perceptions très différentes de la réalité. L'absence d'un récit commun, d'une compréhension partagée des enjeux, a des conséquences profondes sur la manière dont fonctionne une démocratie. Sans un échange ouvert d'idées et une vision partagée des faits, la société court le risque de se scinder irrémédiablement, ce qui mine la cohésion sociale et le fonctionnement même des institutions démocratiques.

Il est important de comprendre que cette question dépasse largement le cadre des scandales politiques individuels. Le problème réside dans la manière dont les nouvelles technologies, combinées à l’exploitation des données personnelles, peuvent altérer en profondeur la structure même de la démocratie. L'utilisation des données pour influencer les choix politiques doit être perçue non seulement comme une violation de la vie privée, mais aussi comme une menace directe pour la stabilité démocratique et la liberté individuelle. La véritable question est de savoir si nous serons capables de créer des mécanismes de régulation et de contrôle adaptés pour garantir que nos systèmes démocratiques résistent à cette nouvelle forme de manipulation, ou si nous assisterons à une érosion progressive de nos droits fondamentaux, alimentée par l'opacité des technologies numériques.

Comment restaurer l'espace public et renouveler la démocratie face aux défis contemporains ?

La gouvernance, ou l'absence de celle-ci, est un facteur déterminant dans la manière dont les enjeux collectifs sont abordés dans la société moderne. Selon Alex Himelfarb, ancien haut fonctionnaire canadien et expert en politique publique, la capacité à instaurer un dialogue constructif dépend de notre aptitude à amener les questions communes à la table des discussions. Or, le plus souvent, ces questions ne parviennent pas à se faire entendre. Ce constat est d'autant plus pertinent à une époque où les vies sont de plus en plus privatisées et où le temps dédié à la politique publique se fait de plus en plus rare. De nombreux citoyens, absorbés par leurs préoccupations quotidiennes, n'ont ni le temps ni l'énergie pour s'investir dans des sujets tels que l'inégalité, la pauvreté ou les changements climatiques. Ces enjeux, pourtant cruciaux, semblent abstraits et lointains, relégués au second plan par la nécessité de faire face aux urgences immédiates de la vie quotidienne.

Cette tendance est renforcée par une distance croissante entre les individus et les espaces publics. L’interaction entre personnes aux opinions divergentes, qui pourrait favoriser un sens du bien commun, se raréfie. Les politiques divisives et l'augmentation des inégalités minent la confiance sociale, un terrain de jeu idéal pour les forces conservatrices qui s'efforcent de fermer le débat public. Selon Himelfarb, les conservateurs n'ont pas besoin de convaincre la population de la véracité de leurs idées; leur objectif est de maintenir l'absence de débat, de détourner l'attention collective des questions essentielles. Ce phénomène, qu'il qualifie de "position par défaut" ou de "gravité", s'explique par une société de plus en plus individualiste où il est facile de susciter la méfiance envers les institutions publiques et de nourrir la peur des différences.

L'une des stratégies clés des conservateurs consiste à minimiser les enjeux environnementaux et sociaux en instillant le doute. Ils ne cherchent pas à convaincre le public que le changement climatique n'existe pas, mais plutôt à créer une atmosphère où les défenseurs de l'environnement sont perçus comme des personnes poursuivant leurs intérêts particuliers, tout comme chaque citoyen. L'objectif est de faire naître le scepticisme et de limiter l'éventail des solutions possibles, créant ainsi une sorte de paralysie collective.

Pour contrer cette dynamique, Himelfarb propose plusieurs pistes stratégiques. D'abord, il est impératif de projeter une vision d'un avenir meilleur. Si la droite a su saboter toute idée d'un avenir positif, c’est aux progressistes de redonner espoir et de convaincre que le changement est non seulement souhaitable, mais aussi réalisable. Il ne suffit pas de prédire des catastrophes, comme le font certains militants écologistes. Au contraire, il est essentiel de construire un récit motivant qui montre pourquoi chaque génération a toujours pris les mesures nécessaires pour garantir un avenir viable. L’accent doit être mis sur la responsabilité collective de la société actuelle face aux défis environnementaux et sociaux.

Dans cette optique, l’art de la persuasion devient un outil primordial. Les progressistes ne doivent pas se laisser enfermer dans la position conservatrice qui consiste à défendre le statu quo comme le meilleur des mondes possibles. Ils doivent éviter la polarisation et chercher à réunir les voix les plus diverses du spectre politique, en établissant des ponts entre les militants environnementalistes, les défenseurs des droits sociaux et les partisans du travail. La droite a réussi à imposer une vision du monde comme une arène de compétitions individuelles où les citoyens sont avant tout des consommateurs et des contribuables, délaissant l'idée de la citoyenneté partagée et de la responsabilité collective.

Himelfarb évoque ainsi l'exemple célèbre de Margaret Thatcher, ancienne Première ministre britannique, qui affirmait qu'il n'existait pas de société, une déclaration qui a largement contribué à individualiser les problèmes sociaux et à les traiter comme des questions de responsabilité personnelle. Pour lui, cette conception est fondamentalement inadaptée face aux défis collectifs contemporains, où il devient urgent de rétablir la coopération et la solidarité.

Les progressistes doivent non seulement développer un récit plus positif et inclusif, mais aussi revitaliser l'espace public pour qu'il devienne à nouveau un lieu de débat moral. C'est dans cet espace que les citoyens doivent pouvoir discuter des grandes questions collectives en lien avec leurs vies quotidiennes, qu'ils soient parents, travailleurs ou citoyens engagés. Il est essentiel de lutter contre les attaques constantes de la droite sur la rationalité, la science et la raison. La démocratie repose sur une citoyenneté éclairée et engagée. Toute attaque contre la raison, l’information et le débat constitue une attaque contre la démocratie elle-même.

Pour les progressistes, il est crucial de démontrer que le progrès, fondé sur les meilleures données disponibles, est non seulement désirable mais possible. Et lorsqu’on nous dit qu'il n'existe pas d’alternative au triomphe actuel du marché et à l'austérité, il faut en être convaincu : il y en a toujours une, et elle est probablement celle que nous préférerions, si elle était proposée.

Enfin, Himelfarb insiste sur le fait que le changement ne viendra pas d'une action rapide, mais d'un engagement durable, à long terme, qui nécessite de surmonter les obstacles créés par la droite et de restaurer une véritable démocratie fondée sur l'engagement de tous. Il est plus que jamais urgent de défendre l’espace public, d'y réintroduire la rationalité et de renouer avec l'idée de collectivité, car c’est sur cette base que nous pourrons véritablement espérer changer les choses.

Comment les scientifiques peuvent-ils faire face à la désinformation sur le changement climatique ?

La question du changement climatique est de plus en plus au cœur des préoccupations mondiales, mais les informations qui circulent à son sujet sont souvent sujettes à des malentendus et à des manipulations. En dépit des preuves scientifiques accablantes, un grand nombre de personnes restent sceptiques face à cette réalité, en grande partie en raison de stratégies de communication mal adaptées, de la désinformation et d'un manque de confiance envers les institutions scientifiques.

Il est important de comprendre que la communication scientifique sur le climat ne peut plus se contenter de données brutes. Selon Ed Maibach, un expert en communication stratégique de l’Université de George Mason, des messages simples et clairs, répétées fréquemment par des sources de confiance, sont essentiels pour convaincre le public. Ce principe, qui semble évident, a pourtant été largement négligé dans les années passées. Les scientifiques, pour être entendus, doivent impérativement rendre leurs messages accessibles et insister sur leur caractère incontestable, tout en restant vigilants quant à la manière dont leurs messages sont reçus par différents groupes sociaux.

En effet, comme l’indique Anthony Leiserowitz, directeur du Yale Project on Climate Change Communication, il est crucial de comprendre qu'il n'existe pas une seule "opinion publique" sur le changement climatique. Selon ses recherches, il y a six groupes distincts au sein de la population américaine, chacun réagissant différemment aux enjeux environnementaux. Ces groupes, allant des alarmistes aux sceptiques, ont des perceptions et des croyances profondément ancrées, influencées par des facteurs culturels, politiques et géographiques. Il devient donc indispensable de reconnaître cette diversité pour adapter la stratégie de communication.

Leiserowitz explique que les personnes les plus sceptiques face au changement climatique sont souvent celles qui se méfient le plus des scientifiques et des institutions. Par exemple, après le scandale Climategate en 2009, de nombreuses personnes ont perdu confiance dans les données scientifiques, ce qui a renforcé leur scepticisme. Ce phénomène n’est pas isolé, mais il est symptomatique d’un plus large problème de confiance. Une fois cette confiance brisée, il devient extrêmement difficile de la rétablir. Pour reconquérir le public, il ne suffit pas de présenter davantage de rapports scientifiques; il faut aussi s'engager personnellement et établir une relation de confiance sur le long terme.

Les chercheurs ont observé qu’au-delà de la simple fourniture de faits, c'est la manière dont ces faits sont présentés qui détermine l’impact du message. Par exemple, une personne dont le monde est guidé par des données empiriques sera plus encline à changer d’opinion si les preuves lui sont fournies de manière rationnelle et détaillée. En revanche, pour quelqu’un qui adhère à une vision du monde où la méfiance envers les institutions scientifiques est forte, même une preuve irréfutable renforcera l’idée d’une conspiration. Ces différences sont la clé pour comprendre pourquoi certains messages échouent et d’autres réussissent.

La communication sur le changement climatique doit donc être conçue avec finesse, en prenant en compte la diversité des publics. Il est essentiel de dépasser l’idée d’une approche uniforme et de développer des stratégies plus sophistiquées. Les messages doivent être adaptés aux besoins, aux valeurs et aux préoccupations des différentes catégories de la population. Les scientifiques doivent aussi apprendre à s’entourer de communicateurs experts, capables de déchiffrer les codes culturels et sociaux de chaque groupe.

Il est également primordial de reconnaître que la perception du changement climatique par le public évolue avec le temps. Depuis 2008, les études ont montré que l’opinion publique américaine sur le réchauffement climatique a considérablement changé, notamment après 2016, où une majorité a commencé à considérer le réchauffement comme une réalité indéniable. Cependant, il reste des fractures importantes : beaucoup sous-estiment l’ampleur du consensus scientifique, et même parmi ceux qui sont inquiets, une partie n’a pas conscience de l’accord massif des scientifiques sur la cause anthropique du réchauffement.

Ce constat montre à quel point la bataille de la communication sur le changement climatique est complexe. Les scientifiques et les décideurs doivent donc non seulement présenter des données solides, mais aussi être conscients des barrières psychologiques et sociales qui entravent une prise de conscience collective. L'absence de connaissance, les perceptions erronées et les craintes liées à l’économie et aux emplois créent un terreau fertile pour la désinformation, ce qui rend encore plus difficile la tâche des communicants. C'est pourquoi la stratégie de communication doit non seulement se concentrer sur la clarté des messages, mais aussi sur la construction progressive de la confiance. Il ne suffit pas de diffuser des informations : il faut s'assurer que les bonnes informations atteignent les bonnes personnes et qu'elles soient comprises dans le bon contexte.