L'impact des démolitions massives dans certains quartiers des États-Unis, notamment dans les villes du Rust Belt, a eu des conséquences profondes sur les communautés locales, modifiant non seulement leur structure socio-économique mais aussi leurs caractéristiques ethnoraciales. Si l’on observe les tendances qui ont émergé depuis les années 1970, il apparaît clairement que les quartiers les plus touchés par ces politiques de démolition se sont retrouvés davantage marginalisés, avec des écarts sociaux et économiques se creusant au fil des décennies.

Le passage du temps a révélé des divergences significatives entre les quartiers dits "EHL" (Early Housing Loss) et ceux en pleine croissance, en particulier en termes de composition ethnoraciale. Dès 1970, les quartiers EHL étaient fortement dominés par une population afro-américaine (environ 76,4 points de plus que dans les quartiers en croissance) et comportaient une proportion bien plus faible de Blancs (−76,4 points). Au fil des décennies, ce phénomène a non seulement persisté, mais a également empiré. En 2010, les quartiers EHL étaient encore plus afro-américains (88,3 % de la population) et moins blancs (7,7 % de la population). Bien que la proportion de la population afro-américaine ait légèrement augmenté dans les quartiers en croissance, l'écart entre les deux types de quartiers en matière de composition ethnique est resté frappant. Ce constat soulève des questions sur les effets de l'urbanisation sur les populations racisées et leur place dans la ville.

Il est intéressant de noter que l’essentiel de la différence ethnoraciale dans ces quartiers se limitait aux distinctions noires et blanches. En 1970, à peine 0,3 % de la population des quartiers EHL s’identifiait comme appartenant à d’autres groupes raciaux ou ethniques. Ce chiffre n'a guère changé d'ici 2010, malgré la légère hausse de la population de ces groupes dans les quartiers en croissance. Cette faible diversité a renforcé l’idée que l’espace urbain, notamment dans les quartiers marginalisés, est défini par des clivages raciaux qui se maintiennent ou se creusent avec le temps, malgré les transformations démographiques globales.

Les disparités économiques entre les quartiers EHL et ceux en croissance ne sont pas moins marquantes. Bien que le revenu médian des ménages ait augmenté dans les deux types de quartiers entre 1970 et 2010, les différences relatives sont restées impressionnantes. En 1970, les revenus médian dans les quartiers EHL étaient de 6 808 dollars, soit seulement 61 % de ceux des quartiers en croissance. En 2010, cette proportion n’a guère évolué : les revenus médian dans les quartiers EHL ont atteint 30 809 dollars, soit 57 % de ceux des quartiers en croissance. Cette disparité est exacerbée par des taux de chômage bien plus élevés dans les quartiers EHL. Alors qu’en 1970 les taux de chômage dans ces quartiers étaient proches de ceux des quartiers en croissance, avec 8,7 % pour les EHL contre 3,1 % dans les quartiers en croissance, en 2010, cet écart était devenu beaucoup plus marqué, avec un taux de chômage de 23,1 % dans les quartiers EHL, soit 14,2 points de plus que dans les quartiers en croissance.

Une autre conséquence notable des démolitions massives concerne l’éducation. En 1970, la proportion d’adultes dans les quartiers EHL sans diplôme de secondaire était de 71,4 %, bien plus élevée que dans les quartiers en croissance. En dépit des progrès réalisés dans l'ensemble du pays, cette disparité persiste. En 2010, bien que la proportion des adultes sans diplôme ait baissé dans les quartiers EHL (26,3 %), l’écart avec les quartiers en croissance s'est élargi, non pas à cause de gains dans les quartiers EHL, mais plutôt en raison de l’amélioration générale de l'accès à l'éducation secondaire dans le pays.

Ainsi, ces observations révèlent une évolution inquiétante des inégalités sociales et raciales dans les quartiers les plus touchés par les démolitions. Les politiques d'urbanisme, loin d’avoir permis une normalisation ou une revitalisation des quartiers, ont souvent conduit à une marginalisation accrue, renforçant la séparation sociale entre les quartiers en croissance et ceux en déclin. Les promesses de stabilisation des marchés immobiliers par la démolition de logements semblent donc avoir échoué. En effet, dans la plupart des quartiers les plus affectés, la perte de logements a été telle que le rétablissement d'un marché stable semble désormais une illusion. L’absence de réinvestissement structurel dans ces quartiers a conduit à une dévitalisation croissante, accentuant la fracture sociale.

La tendance à justifier ces démolitions par l'idée qu’elles permettraient une "réhabilitation" automatique du marché immobilier repose sur des hypothèses néoclassiques contestables. L’idée selon laquelle le retrait des "cellules cancéreuses" d’un tissu urbain permettrait à d'autres parties plus saines de se développer est, dans de nombreux cas, infondée. Dans les zones les plus touchées par la démolition, une réémergence du marché immobilier n’a jamais eu lieu, et les quartiers ont souvent été relégués à un isolement social de plus en plus marqué. Il est donc légitime de se demander pourquoi, face à ces résultats mitigés, les appels à une extension de la politique de démolition continuent de se faire entendre, sans que l’on évoque une réinsertion publique systématique dans ces zones.

Le mécanisme à l'œuvre derrière ces choix politiques peut être vu sous plusieurs angles : parfois il s'agit de pathologiser certains espaces urbains, de les considérer comme irrémédiablement défectueux, pour justifier l’élimination de leur passé. Parfois, ces politiques sont également guidées par des considérations raciales, où des populations perçues comme "problématiques" sont éliminées pour donner place à de nouveaux développements. Dans tous les cas, cette logique de démolition, sans accompagnement d'un réel projet de réinvestissement, semble avoir plongé ces quartiers dans un cycle de dégradation et d'isolement, au détriment de la cohésion sociale et de l’équité territoriale.

La mythologie conservatrice de Detroit et ses répercussions sociales et économiques

La ville de Detroit, autrefois symbole de l'industrie américaine et de la prospérité de la classe ouvrière, est désormais une figure centrale dans le discours politique conservateur. Depuis des décennies, elle sert de modèle pour une critique acerbe des politiques progressistes, des échecs supposés de l'État-providence, et de la dégradation des valeurs traditionnelles. Cette mythologie conservatrice de Detroit ne se limite pas à la critique d'une ville en déclin, mais s'étend à une remise en question plus large des fondements mêmes de l'État de bien-être et de la solidarité sociale.

L'image de Detroit dans le discours conservateur repose sur plusieurs éléments clés. D'abord, la ville est souvent dépeinte comme un exemple de ce qui arrive lorsque les politiques progressistes, notamment les programmes de l'État-providence, sont appliquées à grande échelle. Le déclin industriel et l'exode massif de la population ont souvent été attribués à des politiques de redistribution mal orientées, à un manque de discipline personnelle et à une trop grande dépendance vis-à-vis de l'aide gouvernementale. Cette approche occulte souvent des facteurs structurels plus profonds, comme la délocalisation des industries, la mondialisation des marchés, ou encore les discriminations raciales et économiques qui ont affecté de manière disproportionnée la population noire de la ville.

Un autre aspect de cette mythologie est la vision de Detroit comme un laboratoire pour les idées conservatrices de "restructuration" économique et sociale. Les partisans de ces idées suggèrent que le déclin de Detroit est le résultat d'une gestion inefficace par les autorités locales, qui auraient trop souvent privilégié des solutions gouvernementales au détriment du marché libre. Ainsi, le discours conservateur sur Detroit appelle à une réduction drastique des dépenses publiques, à un renforcement des mécanismes de marché et à un retrait de l'État de certaines fonctions sociales et économiques. Cela inclut la privatisation des services publics, une gestion plus stricte des dépenses et, dans certains cas, la réduction des aides sociales et des programmes d'emploi.

Cependant, cette vision de Detroit néglige les répercussions sociales de ces politiques. La réduction des services publics et l’affaiblissement des protections sociales ont entraîné une exacerbation des inégalités sociales et économiques. De plus, la privatisation, loin de stimuler la croissance économique, a souvent conduit à une fragmentation accrue du tissu social et à une exacerbation de la pauvreté dans les quartiers déjà les plus touchés. La conséquence la plus visible de ce processus a été la montée de la violence urbaine, souvent associée à l'absence de soutien institutionnel et au sentiment d’abandon ressenti par les résidents.

Detroit est aussi utilisée pour justifier une vision plus large de la société, où la responsabilité individuelle prime sur la solidarité collective. Dans cette conception, les échecs des villes comme Detroit sont attribués non pas à des causes systémiques mais à l'inaction des individus eux-mêmes, qui sont accusés de ne pas saisir les opportunités offertes par un marché libre. Ce point de vue laisse de côté les effets dévastateurs des politiques économiques néolibérales, telles que la déréglementation et la diminution des protections des travailleurs, qui ont permis une accumulation de richesse entre les mains de quelques-uns, tout en laissant une grande partie de la population dans une précarité de plus en plus profonde.

Il est important de noter que cette mythologie n’est pas simplement un récit urbain isolé. Elle s'inscrit dans une dynamique politique et idéologique plus large, où des figures comme Ronald Reagan ou Newt Gingrich ont utilisé des récits de villes en déclin pour promouvoir des réformes conservatrices à l’échelle nationale. Le cas de Detroit devient ainsi un symbole de la prétendue inefficacité des gouvernements locaux, des syndicats et des politiques progressistes en général. Cela a renforcé l'idée selon laquelle le marché libre, sans intervention de l’État, pourrait résoudre les problèmes complexes de pauvreté, de criminalité et de chômage.

Cependant, cette analyse oublie souvent les causes profondes du déclin économique de la ville. Le désengagement progressif des grandes entreprises et des investissements publics a déstabilisé l'économie locale et augmenté la dépendance à l'égard de l'État. D’autre part, la réduction des syndicats et des protections des travailleurs, la délocalisation industrielle, et les choix d'investissement souvent axés sur des profits à court terme ont aggravé la situation.

Au-delà de cette lecture économique, il est également essentiel de souligner la dimension raciale du déclin de Detroit. L’histoire de la ville est marquée par des politiques de ségrégation raciale, des pratiques discriminatoires sur le marché du logement et du travail, et des tensions raciales exacerbées par une urbanisation rapide. Ces facteurs ont eu un impact durable sur la structure sociale de la ville, et leur effacement dans le discours conservateur rend souvent l'analyse de Detroit incomplète et unilatérale.

L’approche conservatrice à Detroit doit donc être lue comme une construction idéologique qui sert à justifier un modèle économique et social plus large, basé sur l’individualisme et le retrait de l’État. Cette mythologie contribue à la perpétuation des inégalités en occultant les causes systémiques des problèmes sociaux et économiques, et en proposant des solutions qui ne tiennent pas compte des réalités vécues par les habitants des quartiers les plus défavorisés. Les récits sur Detroit montrent qu’un changement profond dans les politiques économiques, sociales et raciales est nécessaire pour comprendre et résoudre les problèmes complexes des grandes villes américaines.