Heather Capps, une jeune femme blanche de vingt-cinq ans, donne naissance à un garçon en bonne santé par césarienne, dans un hôpital de l’Alabama. Son bébé est testé positif aux opioïdes. Heather, atteinte d’un trouble de l’usage des opioïdes depuis qu’on lui a prescrit des analgésiques pour traiter des douleurs chroniques, vivait dans une petite ville du nord-est de l’État. Elle savait qu’en Alabama, une politique locale permettait de poursuivre pénalement les femmes enceintes ayant consommé des drogues, sur la base de la mise en danger d’un enfant. Elle savait aussi qu’un sevrage brutal aux opioïdes pouvait être dangereux pour le fœtus. Elle n’avait ni travail, ni accès à des soins proches, ni moyens de garde pour ses deux jeunes enfants. L’unique centre de traitement recommandé se trouvait à plus d’une heure et demie de route. Piégée par la misère et la solitude, Heather a tenté une réduction progressive de sa consommation par elle-même.

Elle est arrêtée. La caution est fixée à 500 000 dollars. Incarcérée durant plus d’un an, séparée de ses enfants, elle finit par plaider coupable d’« endangerment chimique d’un mineur », un crime de classe C puni de un à dix ans de prison. Condamnée à trois ans, sa peine est suspendue à condition qu’elle suive un programme de réhabilitation dans un foyer supervisé. On lui accorde alors une seule visite hebdomadaire à ses enfants. Ironie cruelle : pour accéder enfin au traitement dont elle avait besoin dès le début, elle doit passer par la criminalisation, la séparation familiale, l’humiliation judiciaire. Une telle histoire n’est pas une exception. Elle est le symptôme d’un système qui transforme la grossesse en un espace de surveillance, de punition, de contrôle punitif du corps féminin.

Le cas d’Heather incarne ce que Grace Howard nomme la « police de la grossesse ». Aux États-Unis, les femmes enceintes, surtout les plus pauvres et racisées, sont devenues des cibles privilégiées des politiques pénales. Sous couvert de protéger l’enfant à naître, des États comme l’Alabama, le Tennessee ou la Caroline du Sud ont adopté des lois permettant l’arrestation et l’incarcération de femmes enceintes soupçonnées d’avoir mis leur fœtus en danger. Dans ces juridictions, les tests de dépistage sont souvent effectués sans consentement, les données médicales partagées avec la police, et les femmes traitées comme des criminelles avant même toute condamnation.

L’enjeu ici dépasse la seule question de l’usage de drogues. Ce qui est en jeu, c’est une conception politique de la maternité : une maternité idéalisée, blanche, sobre, dévouée, compatible avec l’ordre moral et économique dominant. Toute déviation de cette norme — pauvreté, instabilité, dépendance, autonomie — est perçue non seulement comme un échec personnel, mais comme une menace sociale. Le corps de la femme enceinte devient alors un territoire public, contrôlé par les institutions pénales, médicales et sociales. Son droit à l’intimité, à la santé, à l’autonomie, est subordonné à une idée abstraite et sacralisée de « l’enfant à naître ».

Le glissement de la santé vers la criminalisation est ici manifeste. Au lieu d’offrir un soutien médical, psychologique et social aux femmes en difficulté, l’État choisit l’arrestation, le jugement, la détention. Cette logique punitive ne fait qu’aggraver les inégalités sociales, raciales et de genre. Elle ne sauve pas des enfants, elle détruit des familles. Elle n’offre pas de solutions, elle impose des peines. Surtout, elle crée un précédent dangereux où la grossesse devient un motif d’exclusion des droits fondamentaux.

Il est essentiel de comprendre que ces politiques ne sont pas neutres. Elles s’inscrivent dans une longue histoire américaine de régulation coercitive de la reproduction, marquée par la stérilisation forcée, la pathologisation des mères pauvres, et le racisme structurel. Ce qui est présenté comme de la « protection » relève en réalité d’un contrôle autoritaire du corps féminin et des vies marginalisées. La santé publique devient un instrument de la justice pénale, et la maternité une condition surveillée, où l’on peut être à tout moment suspectée, testée, arrêtée.

Dans ce contexte, revendiquer une justice reproductive, c’est refuser cette logique punitive. C’est affirmer que les femmes enceintes ont droit à des soins et non à des chaînes. C’est reconnaître que la lutte contre les inégalités passe par l’accès libre et inconditionnel à la santé, à la sécurité économique, à la parentalité choisie. C’est refuser de confondre grossesse et culpabilité. Et c’est rappeler que la dignité d’une femme ne s’arrête pas à l’instant où elle porte un enfant.

L’utilisation des preuves électroniques dans les cas de criminalisation de la grossesse et de la consommation de drogues

L’affaire d’une femme, après avoir donné naissance, a attiré l’attention des autorités judiciaires après que son nouveau-né ait été testé positif aux drogues. Le test de dépistage a été effectué à partir du méconium, la première selle de l’enfant, et a révélé une substance qui a mené à l'ouverture d'une enquête criminelle. En enquêtant sur son profil public, les forces de l'ordre ont trouvé un post annonçant sa grossesse, qu’elles ont utilisé comme preuve que la femme était consciente de sa condition au moment où elle consommait des drogues. Ce cas, bien documenté, reste l’un des rares exemples où un post sur les réseaux sociaux a été utilisé comme élément de preuve dans une affaire criminelle en lien avec la grossesse et l’usage de substances.

L’utilisation d’informations électroniques telles que les historiques de recherche ou les messages texte s’est également produite dans d’autres États, dans des cas similaires de criminalisation de la grossesse, mais dans chaque situation documentée, le premier contact avec les autorités a été effectué par un signalement direct, et non par un contrôle électronique. Ce processus soulève des questions éthiques sur la surveillance des futures mères et sur les pratiques des centres de crise de grossesse, qui dans certains cas, transmettent des informations personnelles aux forces de l’ordre.

En Alabama, une autre affaire a impliqué un "centre de grossesse de crise" (CPC), une organisation anti-avortement qui se présente comme un prestataire de soins de santé, mais dont l’objectif est souvent de collecter des informations et de fournir de la désinformation à des patientes vulnérables. En 2016, une femme, après avoir recherché une échographie gratuite dans un centre Sav-A-Life, a vu les informations relatives à sa dernière menstruation, la régularité de son cycle et ses habitudes de contrôle des naissances transmises aux autorités. L’argument utilisé par les enquêteurs était que la femme était consciente de sa grossesse au moment où elle a consommé des substances. C’était la première fois qu’un CPC fournissait de telles informations aux forces de l'ordre, signalant un changement dans la manière dont certaines organisations jouent un rôle dans le contrôle social des femmes enceintes.

Ce phénomène soulève des préoccupations profondes concernant les stratégies de dissimulation des femmes enceintes consommant des drogues pour éviter l’interférence des autorités. Le stigmate lié à la consommation de drogues pendant la grossesse a des effets dévastateurs sur les relations entre les patientes et les prestataires de soins. En effet, de nombreuses femmes se retrouvent poussées à éviter les soins prénatals, par crainte de répercussions juridiques ou sociales. Elles s’isolent, manquent des rendez-vous médicaux ou évitent tout simplement de rechercher un traitement pour protéger leur vie privée. Ce phénomène est d'autant plus préoccupant lorsqu'il s'agit d'un système de santé où les fournisseurs de soins deviennent des agents potentiels d'une surveillance accrue.

Des études sociologiques menées par Sheigla Murphy et Marsha Rosenbaum sur les femmes enceintes consommant des drogues montrent que ces patientes vivent souvent des expériences traumatisantes dans les hôpitaux. Les femmes ont rapporté que lorsque le personnel médical était au courant de leur consommation, le traitement qui leur était réservé devenait hostile, voire abusif. Pour beaucoup, l’hôpital, censé être un lieu de soin, se transforme en un espace de jugement et de punition.

En somme, la criminalisation des femmes enceintes consommatrices de drogues ne fait qu’aggraver leur marginalisation et leur stigmatisation. Le recours à des preuves électroniques dans ces affaires présente des dangers pour la confidentialité et l’autonomie des patientes. Ce phénomène reflète une dynamique sociale où les femmes, déjà vulnérables, sont confrontées à une pression croissante pour conformer leur comportement à des normes morales et légales. La médicalisation de la grossesse, dans ce contexte, devient un terrain fertile pour la surveillance et l’intervention, ce qui pourrait avoir des répercussions à long terme sur les droits des femmes et leur accès aux soins.

Le phénomène de la criminalisation des femmes enceintes consommateurs de drogues ne se limite pas à un problème juridique ou médical. Il relève aussi de la question plus large de la stigmatisation sociale, qui a pour effet de repousser les femmes vers l’isolement et la négligence de leur santé. Les politiques publiques, les soins de santé et la justice sociale doivent prendre en compte non seulement l’impact direct de ces pratiques sur les femmes, mais aussi la manière dont elles contribuent à perpétuer un cycle de marginalisation et d’injustice. Il est essentiel de réfléchir aux alternatives possibles à la criminalisation, notamment par des approches de soins qui respectent la dignité et les droits des femmes tout en répondant à leurs besoins en matière de santé.

Comment les programmes religieux et les obstacles systémiques affectent-ils l’accès au traitement pour les femmes dépendantes ?

Hosanna Home propose un programme d’une durée d’un an, destiné aux femmes en quête de rédemption, visant à réparer les erreurs passées et à reconstruire une relation avec le Seigneur et Sauveur. Ce programme s’engage à transformer ses patientes en épouses, mères et filles pieuses, selon la volonté divine. L’usage de psychotropes est strictement interdit, notamment les antidépresseurs, antipsychotiques, stabilisateurs d’humeur et stimulants. De plus, les participantes doivent consacrer du temps à des activités bénévoles, notamment dans une friperie affiliée à Hosanna Home. Si ce type de programme religieux peut offrir un réconfort à certaines femmes, il n’en demeure pas moins que tous les condamnés ne partagent pas la foi ni ne considèrent ces traitements comme efficaces. Le fait qu’une institution publique puisse imposer un traitement fondé sur des croyances religieuses suscite également des interrogations.

Le programme New Life for Women, également chrétien, se présente comme une thérapie longue et expérientielle, destinée aux femmes nécessitant un accompagnement. Cependant, la méfiance à l’égard du personnel est un problème majeur. Certaines patientes ne se sentent pas en sécurité ni soutenues, refusant de faire confiance aux conseillers et même exprimant des pensées d’évasion, sans jamais pouvoir se confier pleinement. Cette méfiance peut conduire à des récidives dans des comportements non conformes aux attentes du programme, comme des infractions au code vestimentaire ou des manquements aux règles de discipline. D’autres femmes n’ont parfois jamais accès à un véritable traitement, même lorsqu’elles le souhaitent, comme en témoigne le cas d’une femme en Caroline du Sud, arrêtée à sa sortie d’hôpital après avoir accouché, mais qui ne bénéficia d’aucune prise en charge adéquate ni information sur les programmes d’amnistie.

Les difficultés à accéder à un traitement adapté sont récurrentes et multiformes. Elles sont liées à des obstacles logistiques, financiers et bureaucratiques : absence de transport, manque d’assurance santé, situations de précarité, lourdeurs administratives, ainsi que la stigmatisation institutionnelle et sociale. Certaines femmes se retrouvent isolées, sans ressources ni contacts, ce qui complique davantage leur démarche vers la guérison. Par exemple, une participante à une étude évoquait l’impossibilité de décrocher un rendez-vous en raison de sa situation de vulnérabilité totale — sans argent, sans amis, sans téléphone ni internet — et d’un manque criant d’informations accessibles. Les établissements de traitement ne permettent généralement pas aux femmes d’être accompagnées de leurs enfants, ce qui constitue une barrière supplémentaire, aggravée par des jugements moraux sur la consommation de substances pendant la grossesse.

Les autorités judiciaires paraissent souvent ignorer ou minimiser ces difficultés. Certaines insistent sur la disponibilité des programmes, tout en reprochant aux femmes de ne pas en avoir profité, sans reconnaître la réalité des obstacles. Une femme, sous condition de libération sous caution, s’efforçait d’assister aux séances prescrites, s’impliquait dans une église et poursuivait ses engagements, mais a été arrêtée à nouveau faute d’accès réel à un traitement. Dans ses lettres, elle exprime une volonté sincère de changement, motivée par l’amour de ses enfants et un désir profond de rompre avec un passé douloureux. Ces témoignages mettent en lumière une dissonance entre les exigences judiciaires et la réalité pratique d’un accès limité aux soins.

La criminalisation des femmes enceintes dépendantes ou récemment accouchées, souvent tenues en détention dans des conditions inadéquates, constitue une autre problématique majeure. Certaines sont incarcérées sans accès aux traitements nécessaires, dans des environnements non adaptés à leur état, mettant en danger leur santé et celle de leur enfant. La privation de soins et le confinement prolongé sans perspectives de traitement révèlent une défaillance systémique inquiétante.

Il est essentiel de comprendre que la réussite d’un programme de réhabilitation ne dépend pas uniquement de la volonté des femmes, mais aussi de la disponibilité réelle et de l’accessibilité effective des soins adaptés à leurs besoins spécifiques. Le soutien psychologique, les modalités de traitement non religieux, la prise en compte des responsabilités familiales, notamment la garde des enfants, ainsi qu’un accompagnement humain respectueux et non stigmatisant, sont des conditions indispensables à une véritable réinsertion. L’approche punitive, combinée à une offre thérapeutique limitée et à des jugements moraux sévères, enferme ces femmes dans un cercle vicieux d’exclusion et de marginalisation.

La criminalisation de la grossesse : De l'instrumentalisation du droit à la régulation de la maternité

Le cadre légal autour de la grossesse a toujours été teinté de la volonté de réguler et de contrôler le corps des personnes enceintes. Cependant, la question de la criminalisation de certaines actions liées à la grossesse et à la maternité a pris un tour particulièrement inquiétant au fil des décennies. Depuis le début du XXe siècle, l'État a exercé une pression constante sur les individus capables de porter un enfant, en justifiant cette surveillance par le besoin de protéger à la fois l'individu et le fœtus. L'essor des politiques de "personnalité fœtale" a permis de renforcer ce contrôle, souvent en érigeant des lois justifiant la criminalisation de comportements liés à la grossesse.

La criminalisation des gestes liés à la maternité, comme le fait de ne pas prendre soin de son propre corps pendant la grossesse ou d'avorter sans autorisation, s'est vue élargie au fil du temps. En effet, certaines actions – comme la prise de drogues, le refus de soins médicaux, ou encore la gestion autonome de l'avortement – ont été perçues comme des crimes contre la grossesse elle-même. L'État, en criminalisant de tels comportements, a progressivement rétréci le statut juridique des personnes enceintes, en les plaçant sous surveillance et en définissant leur rôle comme un simple vecteur de reproduction.

Les politiques en question, loin de protéger les individus, ont souvent eu l'effet inverse. De nombreuses personnes ont été incarcérées, non seulement pour avoir consommé des substances pendant leur grossesse, mais aussi pour des actions perçues comme nuisibles à la grossesse, comme le fait de ne pas respecter les protocoles médicaux. Dans certains cas, ces lois ont été appliquées de manière inégale, notamment à l'égard des personnes marginalisées et racisées, et ont servi à justifier une violence d'État contre ces populations vulnérables.

Cette surveillance croissante de la grossesse n'est pas une nouveauté. Elle existe depuis le début du XXe siècle, en particulier à travers les politiques de stérilisation forcée et de l'institutionnalisation des individus considérés comme "non aptes" à procréer. Ces pratiques ont évolué en fonction des idéologies de l'époque, mais elles ont toujours reposé sur un même principe : le contrôle du corps reproducteur au nom de l'intérêt public ou du bien-être collectif. Cela s'est particulièrement accentué au moment où la "personnalité fœtale" a gagné du terrain dans les sphères légales, considérant que les fœtus possédaient des droits juridiques indépendants de ceux de la personne enceinte.

Aujourd'hui, l'abrogation des droits constitutionnels à l'avortement, notamment après la décision de la Cour suprême des États-Unis en 2022, a ouvert la voie à une répression accrue. De nombreux états ont légiféré pour interdire l'avortement et criminaliser les pratiques liées à la grossesse. Cette situation s'accompagne d'une redéfinition des personnes enceintes comme un sous-groupe de la population, nécessitant une régulation stricte pour leur "protection" et pour le bien-être du fœtus.

L'impact de ces politiques ne se limite pas à la répression de l'avortement. Elles contribuent à une normalisation de la criminalisation des femmes et des personnes enceintes, qui deviennent des objets de surveillance continue, souvent par les forces de l'ordre. Ce phénomène n'est pas sans conséquence sur leur statut social et politique. Il transforme la grossesse en un enjeu judiciaire, où la personne enceinte est vue avant tout comme un incubateur, un simple outil de production d'enfants. Cette approche soulève une question fondamentale : dans quelle mesure le droit à la maternité doit-il être conditionné à la régulation et au contrôle d'un corps perçu comme vulnérable ?

Ce débat prend une dimension particulière lorsque l’on considère les implications raciales et sociales. Les lois en place, souvent façonnées par des notions de "bonne" et "mauvaise" maternité, sont largement influencées par des stéréotypes raciaux et de classe. Les personnes issues de minorités ethniques ou sociales sont souvent les premières à subir ces politiques, qui renforcent les disparités raciales dans les systèmes judiciaires et carcéraux.

En outre, l'argumentation selon laquelle ces lois sont mises en place pour protéger le fœtus, ou dans une moindre mesure la personne enceinte, perd de sa crédibilité lorsqu'on examine les preuves des dommages réels causés par ces politiques. Non seulement ces lois ne réussissent pas à diminuer les risques pour la santé des individus, mais elles créent également des situations de stigmatisation, de violence institutionnelle et d'oppression sociale. Paradoxalement, le droit de protéger la vie de l'enfant à naître conduit souvent à une plus grande violence contre les personnes enceintes.

Le renforcement des réseaux de surveillance autour de la grossesse, que ce soit par des lois de criminalisation ou par des initiatives visant à surveiller les pratiques de santé publique, ne fait qu'accentuer le contrôle sur un corps déjà soumis à une pression légale constante. Cette dynamique questionne la place de l'individu dans la société moderne, et dans quelle mesure le droit à disposer de son propre corps doit être soumis aux exigences sociales et politiques du moment.