Sous la présidence de Donald Trump, l'exercice du pouvoir exécutif a suscité un débat sur la légitimité des abus de pouvoir dans un système où les actes du président ne sont contestés que par un Congrès réticent à l'initiative. L'un des aspects les plus marquants de son mandat a été sa capacité à gouverner de manière unilatérale, entouré de subordonnés dévoués prêts à légitimer ses actions. Cela a donné lieu à des transgressions notoires, comme le renvoi du directeur du FBI, James Comey, ou encore l'appel téléphonique controversé avec le président ukrainien Volodymyr Zelensky. Ces actions ont été perçues comme légales, tant que le Congrès ne décidait pas de destituer le président. Cela a conduit à une réflexion sur la nature même de l'abus de pouvoir : s'il est permis par la Constitution et la loi fédérale, est-ce encore un abus ?

Au lieu de remettre en question les pouvoirs excessifs accordés à la présidence – une réflexion essentielle pour réformer l'exécutif – le débat public s'est limité à la personnalité autoritaire de Trump. Cela a préservé l'image du président en tant que dirigeant bienveillant, une image qui a pu être reprise et potentiellement exploitée par d'autres politiciens. Contrairement à Richard Nixon, dont la démission a donné lieu à des réformes majeures limitant les pouvoirs présidentiels, Trump n'a pas encore provoqué un consensus bipartite pour une telle réforme. En dépit des critiques sévères sur son incapacité à tenir ses promesses populistes et à briser les logiques de corruption qu'il dénonçait, les conditions socio-économiques qui ont permis son ascension demeurent intactes.

À la fin de son mandat, l'image de Trump en tant que « patron bienveillant » s'est effondrée, laissant place à un héritage de promesses non tenues et d'incompétence apparente. Bien que sa campagne de 2016 ait semblé s'opposer aux intérêts néolibéraux des grandes entreprises, sa gestion de la présidence a révélé ses limites à gouverner en dehors de cette logique. Les conditions économiques des travailleurs américains, notamment dans les états industriels, sont restées largement inchangées, bien que les promesses de relance aient été proférées. À l'approche de la fin de 2020, des millions de travailleurs, particulièrement dans la Rust Belt, se sont retrouvés déçus par l'absence d'améliorations substantielles de leur situation économique.

Le changement attendu avec l'arrivée de Joe Biden au pouvoir semblait porter sur une nouvelle approche : relancer l'économie tout en mettant l'accent sur les travailleurs et l'infrastructure verte. Biden a promis d'être le « président le plus pro-syndical » de l'histoire, une promesse qui, bien qu'éventuellement sincère, soulève encore des interrogations sur sa capacité à y répondre pleinement. En 2005, Biden avait soutenu une réforme bancarotaire qui a grandement favorisé Wall Street au détriment des travailleurs. Ses nominations, notamment celle de Marty Walsh à la tête du ministère du Travail, reflétaient une orientation vers les syndicats, mais aussi des compromis avec des figures politiques au passé contesté, comme Gina Raimondo, ex-gouverneure de Rhode Island et ancienne capitaliste de risque. Ces contradictions rendent incertaine la trajectoire de son administration en ce qui concerne les réformes favorables aux travailleurs.

Le défi auquel fait face la présidence Biden est celui de lutter contre la corruption oligarchique et la concentration du pouvoir exécutif tout en renforçant la culture démocratique au sein de l'État. Pour que la démocratie américaine survive à une forme de corruption de plus en plus manifeste, il est crucial de rompre avec les politiques qui renforcent l'autoritarisme au travail et d’instaurer des réformes qui permettraient de limiter l'influence disproportionnée de l'exécutif. Si cette réforme n'est pas entreprise, l'ère Trump pourrait être vue comme un précédent inachevé, dont les dérives autoritaires continueraient d'habiter les pratiques politiques américaines.

Il ne faut pas oublier que l'incapacité de Trump à tenir ses promesses populistes ou à éradiquer la corruption du système qu'il dénonçait a joué un rôle central dans la frustration des travailleurs. Toutefois, l'enjeu crucial reste de savoir comment changer les choses démocratiquement, un défi monumental, mais nécessaire pour reconstruire les fondements démocratiques du pays.

La corruption et l'illibéralisme sous l'ère Trump : Une perspective anthropologique

Les divers points de vue sur l'illibéralisme et la corruption nous amènent à réfléchir sur les différentes facettes de la présidence de Donald Trump, chacune étant marquée par des interprétations divergentes de ces phénomènes. L'anthropologie, en particulier, a récemment développé une approche pour comprendre la corruption dans des régions traditionnellement perçues comme corrompues par les puissances globales, comme l'Amérique Latine et l'Afrique. Ces travaux permettent d'apporter un cadre précieux pour examiner la corruption au sein des États-Unis sous Trump.

La corruption, dans cette perspective, n'est pas seulement un phénomène localisé, mais une vaste dynamique politique qui traverse des distances géographiques et historiques considérables. Elle est également vue comme un discours moral, un ensemble d'accusations qui englobent des aspects aussi variés que les gestuelles politiques déviantes et les discours sexistes et racistes. Ce phénomène, étudié par des anthropologues comme Gupta et Muir, inclut aussi la corruption en tant que phénomène opposé à l'anticorruption, englobant la transparence, les jugements éthiques et légaux, ainsi que leurs contraires.

Dans l’ère Trump, il devient impératif d'analyser la corruption en relation avec le capitalisme tardif et la politique illibérale. La présidence de Trump se distingue par un accroissement des pouvoirs présidentiels et une érosion des normes démocratiques. Ce processus est bien capté par la notion de "corrosion du caractère" de Richard Sennett, qui décrit un système politique où la quête du profit personnel prime sur le bien-être collectif. Sous Trump, cette quête de profit et de pouvoir se manifeste par la complicité active et passive des élites politiques et économiques, qui, loin de lutter contre la corruption, en sont les bénéficiaires directs.

L'approche de Trump en matière de corruption pourrait être vue à travers le prisme du "complice" tel que l'a conceptualisé Anne Applebaum. Plutôt que de s'opposer à la corruption, les acteurs politiques et économiques se sont souvent contentés de fermer les yeux, voire d'encourager un système fondé sur la loyauté personnelle plutôt que sur les principes constitutionnels. Ce phénomène est amplifié par un charisme présidentiel qui, dans une tradition Weberienne, transforme certains partisans de Trump en véritables adorateurs de son image, au point de transformer les mensonges politiques en une réalité acceptable.

Il est aussi nécessaire de considérer les impacts de cette corruption en relation avec les questions raciales et ethniques. La mobilisation de la différence raciale sous Trump a été un élément clé de sa stratégie politique. Des discours visant à criminaliser les immigrants ou à stigmatiser certaines minorités ont permis de justifier des politiques régressives, telles que la construction du mur à la frontière avec le Mexique et l'instauration du "Muslim Ban". Cette exploitation politique de la race a renforcé un système d’inégalités et de violences structurelles, particulièrement vis-à-vis des Noirs et des immigrés, tout en entretenant des politiques qui se sont traduites par des actes de brutalité policière et de marginalisation sociale.

Au-delà de la simple analyse des événements, il est crucial de comprendre que la corruption sous Trump ne se limite pas à des actes individuels de fraude ou de malversation. Elle est liée à un système plus large où les principes de transparence, de responsabilité et de justice ont été systématiquement ignorés, ou pire, manipulés. Cette approche de la corruption doit être vue comme un mécanisme intégral au maintien du pouvoir et des inégalités sociales.

L'un des aspects les plus frappants de la présidence de Trump est la manière dont elle a révélé les failles de la démocratie américaine, transformant la corruption en un moyen de consolidation du pouvoir personnel. Cela s’est manifesté par l’utilisation des institutions politiques et juridiques pour servir des intérêts privés, souvent au détriment du bien-être public et du respect des principes démocratiques. La corruption, en tant que phénomène lié au pouvoir, est ainsi une composante fondamentale du système politique sous Trump, et ce processus a eu des conséquences bien plus profondes que celles qu’il a semblées produire à première vue.

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Les Politiques Anti-Immigrants de l'Administration Trump : Une Vision Abyssale de la Frontière

L’administration Trump, dès ses premiers jours au pouvoir, a mis en œuvre une série de mesures visant à redéfinir la frontière entre les citoyens américains et les migrants. À travers des discours, des actions et des politiques, Trump a transformé la question de l’immigration en un affrontement idéologique, où les migrants étaient perçus comme une menace et non comme des êtres humains cherchant à fuir la violence, la guerre ou la pauvreté. Le concept de « ligne abyssale », selon lequel certains individus sont considérés comme ne méritant ni droits ni reconnaissance, a été central dans ces stratégies. Cette ligne a servi à diviser les populations en deux catégories distinctes : les "citoyens", dignes de protections et de droits, et les "non-citoyens", dont la valeur et les droits pouvaient être facilement ignorés.

Un exemple frappant de cette politique est le « Muslim Ban », mis en place par Trump dès son arrivée à la Maison-Blanche. Ce décret exécutif interdisait l'entrée aux États-Unis des ressortissants de sept pays majoritairement musulmans et suspendait les admissions de réfugiés. L'impact de cette politique a été dévastateur pour de nombreuses familles, comme celle d'Ibrahim, un Américain d'origine yéménite, qui a vu sa famille souffrir pendant plus d'une année d'une attente interminable pour obtenir des visas d'immigration, avant de se heurter à l'absurdité du système de dérogations. La tragédie d’Ibrahim a pris une tournure encore plus dramatique lorsque sa fille, atteinte de graves problèmes de santé, est décédée en raison de l'absence de soins médicaux adéquats pendant l'attente à Djibouti. Ce décès, résultat direct de l'interdiction, démontre le mépris flagrant de la vie humaine qui a caractérisé certaines des politiques de Trump.

L’administration Trump n’a pas seulement manipulé les frontières géographiques, mais a aussi cherché à déshumaniser les migrants par une rhétorique alarmiste et simpliste, en les associant à la criminalité et à la violence. Lors de sa campagne présidentielle, Trump avait qualifié les migrants mexicains de "criminels", de "trafiquants de drogue", et même de "violeurs", instaurant ainsi une dichotomie entre les citoyens et ceux perçus comme "l’autre", méritant peu ou pas de protection. Ce discours a contribué à justifier l'édification d'un mur physique à la frontière avec le Mexique, un mur symbolique et réel qui visait à renforcer l’idée d’une ligne infranchissable entre les États-Unis et le reste du monde. Ce mur n’était pas seulement un projet de séparation géographique, mais un moyen de marquer l’inégalité entre les peuples, de rendre visible l’idée que certaines vies sont moins importantes que d’autres.

À travers des politiques telles que le "Migrant Protection Protocols" (MPP), aussi connu sous le nom de "Remain in Mexico", l’administration a instauré une forme de "violence passive", en forçant plus de 70 000 demandeurs d’asile à rester de l’autre côté de la frontière, dans des conditions précaires et dangereuses. Le programme, conçu pour empêcher les migrants d'accéder à leur droit légitime d'asile, a exposé ces derniers à des violences physiques extrêmes. Des milliers de migrants ont été victimes de meurtres, de viols, et d'agressions diverses pendant qu'ils attendaient en territoire mexicain, dans des conditions inhumaines et inacceptables. De plus, cette politique a entravé l'accès à la justice, en rendant quasi impossible l'obtention d’une aide juridique, et a ainsi rendu pratiquement irréalisable toute demande d'asile. L'impact humain de ces décisions était clair : des vies brisées, des droits bafoués, et une notion de la frontière comme une barrière de plus en plus infranchissable, non seulement géographiquement, mais aussi juridiquement.

Le concept de la « ligne abyssale » se manifeste dans chacune de ces politiques. Il s’agit d’un processus de démarcation où certaines vies sont considérées comme sans valeur, où le droit à la protection et à la dignité humaine est nié pour ceux qui se trouvent de l’autre côté de cette ligne. Les personnes concernées par ces mesures sont réduites à des non-êtres, dépourvues de toute légitimité et condamnées à vivre dans un état de quasi-non-existence. L’humanité de ces migrants est effacée, leur souffrance devient invisible, et leur droit à la justice devient une impossibilité.

La montée de ces politiques, qui ne font qu’amplifier cette ligne abyssale, met en lumière non seulement une crise migratoire, mais une crise éthique et humaine bien plus profonde. Elle révèle le pouvoir d’une rhétorique politique qui, en divisant le monde en deux, normalise la déshumanisation et la violence envers ceux qui cherchent simplement à survivre.

Les décisions politiques concernant l’immigration, notamment sous l’administration Trump, ne peuvent être réduites à une simple question de sécurité nationale. Elles sont avant tout un choix moral et éthique qui façonne l’humanité de l’État. La manière dont un pays traite ses migrants, comment il définit la frontière entre les citoyens et les non-citoyens, et jusqu’où il est prêt à aller pour protéger ceux qui se trouvent dans des situations extrêmes, sont autant de questions qui interrogent la nature même de nos valeurs humaines. Il est crucial de comprendre que derrière chaque politique, chaque décret, chaque mur, se cachent des vies humaines, et qu'ignorer cela revient à faire disparaître la notion même de dignité et de droits universels.

Comment les médias numériques exacerbent la polarisation et la dynamique de la schismogenèse dans les élections modernes ?

Dans le cadre des élections modernes, la configuration de la politique s'est profondément transformée avec l'essor des médias numériques. La structure complexe de la politique contemporaine, où les acteurs politiques et les citoyens s'entrelacent à travers des connexions directes et instantanées, défie les principes traditionnels de la souveraineté populaire et des contrepoids institutionnels qui ont historiquement caractérisé la démocratie. La montée des plateformes numériques a facilité un marketing de plus en plus personnalisé et ciblé, visant non seulement à atteindre des électeurs potentiels, mais à exploiter et à amplifier des fractures sociales. Cela a ouvert la voie à des formes de politique antagoniste radicale, dans lesquelles les identités politiques se voient réduites à une dichotomie simpliste de "amis" contre "ennemis", avec des effets particulièrement visibles dans les campagnes électorales, comme celle du président brésilien Jair Bolsonaro en 2018.

Ce phénomène trouve son origine dans le concept de "schismogenèse", formulé par l'anthropologue et cybernéticien Gregory Bateson. Lorsqu'il observait des rituels tribaux dans les sociétés mélanésiennes, Bateson identifia une dynamique où chaque partie, en réponse à l'action de l'autre, intensifie ses comportements de manière réciproque. Ce processus ne concerne plus seulement le contenu des relations, mais devient une compétition où la forme de l'opposition elle-même prend le pas sur le fond. Dans ce cadre, la polarisation croissante entre les camps politiques n'est plus simplement une question de divergence idéologique, mais une dynamique de tensions qui génère une escalade continue, menaçant d'aboutir à une rupture totale entre les parties.

Lors des élections présidentielles de 2018 au Brésil, cette schismogenèse a été particulièrement manifeste. L'opposition entre la gauche et la droite s'est intensifiée au point de se transformer en une rivalité mutuellement renversante. La figure de Bolsonaro, alimentée par une révolte populiste contre les élites politiques traditionnelles, a trouvé un écho profond auprès de ses partisans, qui, par le biais des médias sociaux, ont intensifié leur haine des "élites de gauche" qu'ils accusaient de corruption et de trahison des valeurs populaires. Ces opposants, souvent perçus comme des ennemis idéologiques, ont été caricaturés non seulement sur le plan moral, mais aussi sur le plan ontologique, en tant que menace pour la pureté de l'identité nationale.

La campagne de Bolsonaro s'est particulièrement distinguée par son utilisation habile des plateformes numériques pour renforcer cette polarisation. À travers des groupes Facebook et des messages WhatsApp, l'équipe de campagne a activement encouragé une lutte idéologique, non seulement contre les élites de gauche, mais aussi contre les militants féministes et les mouvements progressistes, en réponse directe aux manifestations féministes massives contre la candidature de Bolsonaro, comme la campagne #EleNão. Ces mobilisations ont vu un renversement des codes sociaux et politiques, où les femmes de droite ont été représentées comme des figures d'intégrité et de pureté, en opposition directe avec les femmes de gauche, qui étaient dépeintes comme "impures" et moralement dégradées.

Ce phénomène a pris une forme particulière dans les médias numériques, où la campagne pro-Bolsonaro a appliqué une technique que l'on pourrait qualifier de "mimétisme inversé". Dans cette stratégie, l'usage des symboles et des slogans de l'adversaire était retourné contre lui, amplifiant l'effet de schismogenèse. Par exemple, en réponse aux manifestations féministes #EleNão, des contre-campagnes comme #EleSim ont été lancées, et des slogans comme "Battez-vous comme une vraie fille" ont été créés pour refléter et détourner les arguments adverses, renforçant ainsi la fracture idéologique et identitaire au sein de la population brésilienne.

Les campagnes de cette nature ne sont pas seulement une question de manipulation de l'opinion publique à travers des images et des messages. Elles soulignent l'impact profond des médias numériques sur la structure des relations politiques. L'engagement n'est plus simplement mesuré par la qualité des arguments échangés, mais par la capacité à susciter des émotions fortes, à provoquer des ruptures et à amplifier des divisions. Dans cet environnement, ce sont les formes de polarisation les plus extrêmes qui captent l'attention, propulsant les figures populistes au devant de la scène politique.

La dynamique de la schismogenèse, exacerbée par l'utilisation stratégique des médias numériques, est une caractéristique clé de la politique électorale moderne. Elle met en lumière un phénomène inquiétant où la politique ne consiste plus à négocier des compromis ou à chercher un terrain d'entente, mais à consolider des identités opposées et à construire des murs de plus en plus infranchissables entre les groupes sociaux et politiques.

En fin de compte, la transformation du paysage politique sous l'influence des médias numériques incite à réfléchir sur la manière dont ces technologies modifient la nature même du débat démocratique. Au-delà de la simple polarisation des opinions, elles créent un climat dans lequel la politique devient une lutte permanente pour la domination symbolique, où l'objectif n'est pas seulement de convaincre, mais d'éradiquer l'adversaire. Cela soulève la question fondamentale de savoir si une démocratie capable de nourrir un débat ouvert et constructif est encore possible dans un environnement où les fractures sociales et politiques sont amplifiées à l'infini par les technologies numériques.

Le rôle de l'opération d'influence invisible dans la campagne présidentielle de Bolsonaro en 2018

Les recherches quantitatives et qualitatives menées par des journalistes, des chercheurs et dans le cadre d'enquêtes criminelles indiquent de manière significative que le succès électoral fulgurant de Bolsonaro en 2018 a pu bénéficier d'une opération d'influence invisible, particulièrement ancrée sur WhatsApp (Tardáguila et al. 2018; Evangelista et Bruno 2019; Leirner 2020). Lorsque je fais référence ici à la campagne pro-Bolsonaro sur les médias numériques, je n’évoque pas seulement les canaux et profils officiels du candidat, mais l’ensemble des agences, humaines et non humaines, qui ont répliqué des récits et des modèles de conception similaires à travers plusieurs plateformes (Cesarino 2019a, 2019b, 2020b).

Laclau (2005) comprend les revendications comme les "unités" de base à partir desquelles l'identité de groupe se construit dans la mobilisation populiste. Initialement dispersées et sans lien, ce qu'elles ont en commun n'est pas un contenu particulier, mais le fait qu'elles "présentent des revendications vis-à-vis d’un ordre établi" (p. ix). Ce que fait le leader anti-establishment, c'est établir une chaîne d'équivalence entre ces revendications hétérogènes, créant ainsi une unité (toujours instable) autour de lui. En 2013, au Brésil, les foules ont présenté des revendications très diverses, allant des appels à des politiques spécifiques, comme les transports publics gratuits, à un antagonisme vague envers « tout ce qui existe » (tudo o que está aí). Une affiche, particulièrement évocatrice de la nature indéterminée de ces revendications avant leur "nomination" populiste, disait : "Il y a tellement de choses fausses dans ce pays qu’elles ne tiennent pas sur une affiche." Ce phénomène de la « chaîne d’équivalence » montre comment des revendications qui semblent anodines ou fragmentées peuvent être transformées en un discours unifié par un leader capable de faire écho aux frustrations populaires.

L'agression de Bolsonaro pendant sa campagne n'a pas provoqué une hémorragie externe immédiate (ce qui a conduit à diverses théories du complot à gauche, suggérant que l'incident aurait été une mise en scène). En conséquence, les représentations graphiques du sang, élément central de la narration de l'agression, ont été ajoutées numériquement dans les mèmes pro-Bolsonaro et sur des t-shirts vendus en ligne. Ce détail illustre la manière dont l’image, l'affect et la narration politique se confondent dans la construction d'une identité populiste. La manipulation visuelle, en particulier sur les réseaux sociaux, devient une forme de communication politique très efficace dans un environnement où les informations sont instantanément partagées et consommées.

Les médias numériques jouent ici un rôle fondamental en ce qu’ils offrent une plateforme idéale pour les algorithmes homophiles, qui produisent des "publics en réseau" en connectant de manière récursive les individus qui partagent des opinions et des affinités similaires (boyd 2011; Kurgan et al. 2019). Cette dynamique crée une forme de relation hyper-individualiste et hyper-relationnelle où l'individu est simultanément un acteur autonome et un élément d'un réseau de connexions prédéfinies. Cette double dynamique nourrit l'émergence d’un populisme numérique, où l'identité personnelle et collective se construisent sur la base d’une émotion partagée et d'une vision du monde simplifiée.

Il est également important de souligner que la fidélité à Bolsonaro, bien que fortement consolidée, reste marquée par une dynamique de compromis et d’adaptabilité. On estime que sa base électorale fidèle représente environ 15 à 20 % de l’électorat, et que les gains politiques provenant des allocations d’urgence ont compensé la perte de soutien liée à l’abandon de Sergio Moro, ancien ministre de la Justice, ce qui a permis à Bolsonaro de sécuriser environ un tiers de l’électorat (Nobre 2020). Ce phénomène démontre à quel point les bases du populisme, notamment dans le cas de Bolsonaro, sont liées à un équilibre fragile entre promesses économiques immédiates et une rhétorique d’anti-élitisme.

Ce processus de mobilisation n’est pas simplement un phénomène de marketing politique ou de communication numérique. Il est également ancré dans des identités et des affectivités profondes, souvent issues des tensions sociales, économiques et culturelles qui traversent une société. Laclau souligne que la politique populiste repose sur une dimension de l’expérience humaine qu’on pourrait juger irrationnelle ou aberrante selon la théorie politique libérale, mais qui est néanmoins au cœur de la mobilisation populiste et, plus généralement, du modèle contemporain d'Internet : l'affect, le charisme, l'esthétique, la psychologie de masse et les identités individuelles et collectives enracinées.

Enfin, il est essentiel de comprendre que ce type de mobilisation ne repose pas uniquement sur des faits et des raisonnements logiques. La dimension affective, l'incarnation du discours par des figures charismatiques et la capacité à polariser les opinions sont des éléments-clés qui définissent la dynamique populiste. Au-delà des stratégies numériques, c’est un système complexe de représentations, de symboles et d’émotions partagées qui façonne la perception et l’engagement politique des électeurs.