Dans les années 1980, face à un environnement culturel de plus en plus volatile, Jerry Falwell, un leader fondamentaliste prototypique, a pris conscience du risque d'isolement total et d'extinction pour les fondamentalistes. Plutôt que de se concentrer uniquement sur l'intérieur de leur propre communauté, il a amorcé une ouverture vers l'extérieur. Il a encouragé une collaboration avec les Évangéliques, incitant les fondamentalistes à s'intégrer dans les professions et à cultiver des liens avec des politiciens sympathiques. En un temps record, ceux qui refusaient auparavant de partager la scène avec d'autres fondamentalistes à cause de divergences sur l'inerrance de la Bible prêchaient désormais aux côtés de chrétiens pratiquant le don des langues. Falwell ne s'est pas contenté de rester une figure religieuse ; il a fondé une université propre à son mouvement, dont la mission était de former des chrétiens professionnels, non pas seulement des professionnels chrétiens. De plus, le mouvement "Moral Majority" commençait à faire entendre ses premiers échos dans le domaine politique, annonçant un impact significatif.

Comment Falwell, avec d'autres, a-t-il réussi à redéfinir l'identité fondamentaliste et à l'élargir au-delà des frontières sectaires ? Sa réussite résidait dans une subtile adaptation de l'identité fondamentaliste traditionnelle, tout en en conservant certains éléments essentiels. Il a réaffirmé l'autorité inerrante de la Bible, mais a cessé de prôner une interprétation littérale et rigide de chaque mot. Tout en continuant de prêcher l'Évangile et de chercher la conversion individuelle, il a introduit un nouvel objectif ambitieux : l'évangélisation de la nation elle-même. L'Amérique, selon lui, avait besoin d'une renaissance spirituelle et d'un renouveau moral pour accomplir son destin divinement ordonné. Pour ce faire, il a dénoncé avec ferveur les péchés nationaux, affirmant qu'il fallait "mettre les gens en colère" pour changer les choses. Cette position radicale a permis d'intégrer les fondamentalistes dans un mouvement plus large de croyants "nés de nouveau" tout en conservant une distinction claire de leur propre identité religieuse.

L'astuce de Falwell pour transformer l'identité fondamentaliste résidait dans la réintroduction des éléments identitaires classiques de ce mouvement tout en l'élargissant à une catégorie supérieure d'adhérents chrétiens, plus inclusifs. En élargissant l'horizon du "mouvement" et en y intégrant les croyants "nés de nouveau", Falwell a réussi à maintenir une cohérence identitaire tout en l'inscrivant dans un contexte de plus en plus national. Le terme "péché" a continué d'être au cœur de son discours, mais le message était désormais celui d'une nation à sauver, une nation sur le point de se redresser sous l'influence divine.

Cette évolution de l'identité, bien qu'efficace dans un premier temps, annonçait pourtant des signes de déclin pour le fondamentalisme protestant américain, comme le montre l'évolution des décennies suivantes.

Le cas de Viktor Orbán présente des parallèles frappants avec cette stratégie d'adaptation identitaire. En tant que leader populiste, Orbán maîtrise l'art de maintenir une opposition tranchée entre "nous" et "eux", entre le peuple et l'élite. Cette stratégie se révèle particulièrement efficace dans le contexte historique et géopolitique de la Hongrie. Après avoir perdu une grande partie de son territoire à la suite de la Première Guerre mondiale et subi l'humiliation de la domination soviétique, la Hongrie s'est forgée une identité de nation fière et indépendante. C'est cette identité qui sert de base à l'ascension populiste d'Orbán, qui se positionne comme le défenseur de cette nation historique.

Les défis contemporains auxquels Orbán fait face, notamment l'immigration massive en provenance de pays du Moyen-Orient et d'Afrique, lui offrent un terrain idéal pour affirmer son discours populiste. L'ennemi est clairement identifié : les immigrés et les musulmans, qu'il dépeint comme les menaces à l'identité hongroise et chrétienne. Ce "nous contre eux" résonne particulièrement en Europe, où la question des réfugiés et du terrorisme islamiste devient centrale dans le discours populiste. Orbán a habilement tissé une narration historique, religieuse et culturelle pour renforcer ce clivage. Dans ses discours, il se présente comme l'incarnation de l'identité hongroise, un leader fort et déterminé à préserver l'héritage de ses ancêtres.

La gestion de l'identité nationale par Orbán repose sur une exploitation habile des peurs et des frustrations populaires. En se positionnant comme le seul rempart contre l'invasion et la dissolution de l'identité hongroise, il réussit à fédérer un large soutien populaire. Comme Falwell, il parvient à redéfinir ce qui est perçu comme authentiquement "hongrois" tout en excluant ce qui est jugé étranger ou menaçant.

Les stratégies de Falwell et d'Orbán révèlent une dimension fondamentale du populisme : l'importance de l'identité. Dans un monde en perpétuelle mutation, les leaders populistes savent jouer sur la peur de la perte d'identité pour galvaniser leurs partisans. Mais au-delà des stratégies politiques, il est essentiel de comprendre que cette redéfinition de l'identité, qu'elle soit religieuse, nationale ou culturelle, repose sur un processus de construction et de reconstruction permanents. C'est cette dynamique qui permet à des mouvements marginalisés de prendre de l'ampleur et d'influencer les grandes lignes du débat public.

Comment les mouvements fondamentalistes peuvent-ils se fragiliser face aux crises identitaires de leurs leaders ?

La crise actuelle du fondamentalisme protestant américain met en lumière plusieurs faiblesses inhérentes aux mouvements réactionnaires : la difficulté à maintenir un équilibre entre différenciation et intégration, les conflits psychologiques d'identité et de valeurs qui en découlent, ainsi que l'incapacité des leaders à préserver le prototype fondamentaliste. Pour comprendre cette dynamique, il convient de revenir aux racines de ce phénomène, notamment à l'exemple du prédicateur Jerry Falwell dans les années 1980.

À cette époque, Falwell avait pris conscience du fait que le fondamentalisme protestant devenait de plus en plus éloigné des courants culturels américains dominants. Il risquait ainsi de perdre une grande partie de ses adhérents, tout en en attirant de moins en moins de nouveaux. Afin de contrer cette tendance, Falwell, accompagné de certains autres leaders fondamentalistes, décida de s'allier avec les évangéliques non-fondamentalistes pour créer un mouvement capable de répondre à la révolution culturelle des années 1960. Leur objectif était de restaurer la position exceptionnelle de l'Amérique en tant que « lumière de Dieu » sur une colline, en réaffirmant des valeurs traditionnelles liées à la famille et à la foi.

Cependant, cette initiative fondamentaliste ne se limita pas à une simple alliance avec les évangéliques. Elle comportait également une interaction avec des politiciens conservateurs du Parti républicain, la Nouvelle Droite. L'acceptation des hérétiques évangéliques et des autorités politiques comme alliés créa un profond choc au sein du fondamentalisme. Ce qui était jadis un « Nous » pur et distinct, opposé aux « eux » et au monde, se retrouvait désormais pollué par des éléments extérieurs. Cette altération de l’identité sociale du fondamentaliste provoqua un rejet parmi les membres les plus fidèles du mouvement.

L'extension du programme visant à restaurer une « Amérique chrétienne » se limita rapidement à quelques enjeux précis : l’avortement, les droits des homosexuels et des femmes, la prière à l’école et les « libertés religieuses », telles que le droit des institutions religieuses d'exclure des personnes LGBT en raison de leurs croyances. Ces préoccupations furent reprises par les présidents républicains comme George W. Bush, puis par Donald Trump. Ce dernier, bien que représentant une figure extrêmement controversée au regard de la pureté attendue des leaders fondamentalistes, réussit néanmoins à obtenir le soutien massif des évangéliques et des fondamentalistes. Ils justifièrent son style de vie en le comparant au roi Cyrus de la Bible, un dirigeant païen qui avait aidé les Israélites à retrouver leur liberté.

Néanmoins, cette alliance s’avéra problématique : le comportement de Trump était en totale contradiction avec les attentes de sainteté des leaders fondamentalistes. Des justifications bibliques furent utilisées pour surmonter ce paradoxe, et l’idée que Trump, tout comme les autres, pouvait se repentir de ses péchés s’imposa comme un moyen de préserver l’intégrité du mouvement. Cependant, cette logique s’avéra difficile à maintenir face aux scandales d'abus sexuels impliquant certains leaders fondamentalistes, exacerbés par le mouvement #MeToo. L’émergence de ces scandales, combinée à l’idéologie fondamentaliste qui exige la soumission des femmes et l’autorité des leaders, a conduit à une véritable crise morale au sein du mouvement.

Une autre forme de fragilité se fit sentir au sein des institutions fondamentalistes. Des universités renommées telles que Liberty et Bob Jones traversèrent des difficultés financières et de gestion, tandis que la Convention baptiste du Sud, autrefois dominée par les fondamentalistes, opérait un tournant vers un évangélisme plus modéré. Cette mutation souligne un dilemme fondamental : comment un mouvement qui se définit par son opposition aux « autres » peut-il maintenir une identité cohérente lorsqu'il commence à se mêler à ceux qu'il avait jusque-là rejetés comme hérétiques ? La dilution de l’identité sociale d’un groupe peut mener à la perte de son principe fondamental de distinction entre « Nous » et « Eux ».

La crise fondamentale du fondamentalisme aux États-Unis met donc en lumière un problème clé : l’identité sociale de ses adeptes, souvent construite sur un rejet radical de l’extérieur, devient de plus en plus difficile à maintenir face aux tentatives d’intégration et aux alliances qui menacent de briser la pureté du groupe. De même, l’exigence de voir ses leaders incarner un modèle idéologique irréprochable se heurte à des réalités humaines complexes et souvent contradictoires. Cette dynamique de tension entre intégration et différenciation, entre pureté doctrinale et compromis politiques, révèle une vulnérabilité profonde des mouvements réactionnaires : l'incapacité à préserver une identité sociale et morale suffisamment distincte pour maintenir la cohésion du groupe.