La conceptualisation des dialectes par Georgescu-Roegen, bien qu’elle soit spécifique et différente de celle de Marx et de Hegel, s'inscrit néanmoins dans la réflexion sur les opposés et les changements qualitatifs versus quantitatifs. Selon lui, les systèmes économiques subissent des transformations qualitatives continues par l'émergence de la nouveauté, qui ne peuvent être modélisées de manière quantitative ni prédite à partir d’un modèle arithmomorphique déductif. Il soutient que toute science ne peut éviter les concepts dialectiques, car aucun domaine de recherche ne peut ignorer le changement de manière éternelle. Les tendances humaines, qui sont les principaux moteurs du changement économique, ne se réduisent pas à des concepts arithmomorphiques. Ainsi, l'idée même d’une approche scientifique exclusive à des modèles arithmomorphiques est mise en question, car ces derniers n'ont de valeur que si un raisonnement dialectique est présent pour les tester. C'est là que réside une distinction fondamentale : les modèles mathématiques ne sont pas intrinsèquement significatifs mais sont des outils pour faciliter le raisonnement. En rejetant l'idée selon laquelle "la science, c'est la mesure", Georgescu-Roegen met en évidence une conception réductionniste et excluante de la science, qui ne permet pas l’intégration des aspects qualitatifs des phénomènes.
La critique de cette approche mène à une prise de position radicale contre une certaine forme de réductionnisme scientifique. Ce rejet de la réduction quantitatif s’accompagne d'une interrogation sur le rôle du langage dans les sciences sociales. Depuis le "tournant linguistique" dans les sciences sociales, le langage a pris une place importante dans la manière dont les concepts sont formés, mais aussi dans la manière dont nous interprétons et donnons sens aux phénomènes observés. Cette interaction entre observation (référence) et interprétation (sens) ne peut être dissociée, car ces deux dimensions sont interdépendantes.
Les métaphores et analogies, loin d’être des éléments étrangers ou inutiles dans le développement des concepts, jouent un rôle crucial dans la formation de nos représentations du monde. La métaphore, en particulier, permet de transférer une dimension d'un objet à un autre dans un sens symbolique ou représentatif. Par exemple, l’expression "le temps, c’est de l’argent" transforme un concept abstrait en un élément concret et facilement compréhensible. Tandis que la métaphore et la comparaison peuvent paraître éloignées de la réalité, l'analogie, elle, fonctionne selon une relation plus directe avec celle-ci. L'analogie implique une correspondance réelle ou partielle entre deux phénomènes, servant ainsi d’outil explicatif pour clarifier des concepts complexes ou nouveaux.
Cette utilité des analogies est particulièrement manifeste dans les phases de développement de nouveaux domaines de recherche, comme l’économie écologique sociale. Lors des premières étapes de ces disciplines, les comparaisons analogiques sont souvent le seul moyen d’atteindre des conclusions préliminaires et d'orienter les recherches. Dans cette dynamique, des concepts et méthodes d’autres domaines de la connaissance sont transférés, ce qui enrichit la compréhension. Néanmoins, l'usage des analogies n'est pas sans risques. L'un des principaux dangers réside dans une attention insuffisante aux spécificités des objets étudiés. Par exemple, utiliser une analogie entre la physique et la société, en considérant ces deux domaines comme fondamentalement identiques, conduit à une forme de réductionnisme atomistique. Cela peut, par exemple, amener à penser que la société n'est qu'une somme d'individus, négligeant les propriétés émergentes de la vie sociale. De même, certaines analogies peuvent être sélectionnées de manière implicite, en portant des présupposés politiques ou idéologiques qui influencent la formulation des théories de manière biaisée.
En économie, l'exemple de l’analogie mécanique est particulièrement révélateur. Les économistes néoclassiques empruntent souvent des analogies à la mécanique, en considérant le comportement humain comme une réaction automatique à l’information (telle que les prix). Ce modèle, qui suppose une stabilité sous des conditions parfaites d’information, empêche la reconnaissance de la complexité du comportement humain, de ses incertitudes et de ses imperfections.
Cependant, malgré leurs dangers, les analogies demeurent des outils essentiels de la réflexion scientifique. Leur pouvoir créatif et explicatif est indéniable, à condition qu’elles soient utilisées avec discernement et qu’une attention particulière soit portée aux spécificités contextuelles. Kapp met en garde contre le fait de trop s’éloigner de la réalité des objets d’étude, car plus les phénomènes sont complexes et qualitativement différents, moins il est possible de trouver des analogies pertinentes.
Ainsi, si les sciences biophysiques, comme l’écologie, diffèrent qualitativement des sciences sociales, il est crucial de prendre conscience des risques que comporte l’intégration par analogie entre ces domaines. La transposition des concepts et des méthodes d’un champ à l’autre peut, en effet, mener à une compréhension erronée ou trop simplifiée des phénomènes sociaux, écologiques et économiques. Dans cette optique, l’usage des analogies doit être non seulement rigoureux mais également réfléchi, en s’efforçant de préserver la richesse et la complexité des phénomènes étudiés.
Quelles structures d’organisation pour comprendre la réalité sociale et économique ?
Kapp accepte pleinement le rôle de la métaphysique et son ouvrage présente une exposition ontologique explicite. À cet égard, il accepte à la fois une hiérarchie ontologique et une structure dans la réalité. Il résume succinctement sa conclusion en affirmant : "La matière inorganique, les organismes vivants et la société humaine, bien qu’étant intrinsèquement liés les uns aux autres, doivent néanmoins être considérés comme des niveaux d’organisation essentiellement différents et particuliers." (Kapp 1961 : 75). Cette idée s'intègre parfaitement dans la compréhension sociale, écologique et économique de la réalité, où le physique est ordonné avant le biologique, et le biologique avant le social. L’économique émerge en coévolution avec le social, où l’économie est définie par sa fonction de pourvoir aux besoins sociaux. Chaque niveau ou strate est dépendant de ceux qui le précèdent, et cela s’accorde aussi bien avec l’ontologie stratifiée du réalisme critique. Ainsi, il est impossible de concevoir une société ou une économie sans un système biophysique fonctionnel (un fait encore négligé dans presque toutes les branches économiques, à l'exception de l’économie écologique).
Les trois niveaux d'organisation définis par Kapp sont interconnectés et interdépendants, mais en même temps, chaque niveau forme une structure unique en raison de ses complexités et différences qualitatives. Il est crucial que Kapp clarifie, comme il l’a fait, que la réalité sociale présente des caractéristiques particulières qui la rendent distincte et irréductible aux sciences naturelles, par analogie ou autrement. L’objectif de son étude est d’offrir une approche permettant de concilier l’interconnexion fondamentale de tous les éléments de la réalité sociale avec un cadre intégré d’analyse. Pour ce faire, il propose des « concepts intégrateurs » afin de développer un cadre conceptuel commun, capable d'expliquer les relations systémiques et significatives. Le savoir scientifique est décrit comme un système d’hypothèses et de théories formulées en termes de concepts. Ce cadre conceptuel doit être ouvert, flexible et constamment réexaminé à la lumière de nouvelles données empiriques (Kapp 1961 : 139). Les concepts doivent avoir une signification précise, mais plutôt que de se contenter de décrire, ils sont vus comme des représentations symbolisant les caractéristiques communes des phénomènes regroupés en classes (par exemple, des types ou des images de la réalité).
Cette approche du réalisme représentatif a été critiquée dans le chapitre 4, où nous avons vu qu’elle s’effondre dans une théorie de la correspondance et doit être remplacée par l'exigence centrale de chercher la confirmation de la vérité dans la réalité elle-même, liée à une adéquation pratique. Il semble que c’est précisément cela que Kapp veut dire lorsqu’il affirme que "les images intellectuelles que nous appelons constructions conceptuelles intégratrices sont fondées sur un examen critique de l’expérience" (Kapp 1961 : 126). Ces concepts sont dérivés d’inférences tirées de l’expérience et de la réalité observée de manière critique. Les exemples tirés des sciences naturelles incluent la température, la matière, l’énergie et la vie. Des concepts plus étroits au même niveau doivent être exprimés en termes de concepts plus larges et de cadres logiques (par exemple, le chaud et le froid se combinent dans la température).
Les concepts fondamentaux d'intégration dans les sciences sociales incluent le contexte social, la structure sociale, le processus social, la causalité sociale, la loi sociale, la réalité sociale, l’action sociale, ainsi que le temps et l’espace (Kapp 1961 : 208). Ces éléments et d'autres doivent être regroupés pour parvenir à une intégration, ce qui nécessite des « concepts à dénominateur commun » à travers lesquels nous pouvons exprimer ce qui, autrement, apparaîtrait comme des concepts incommensurables entre différentes disciplines, objets d’étude et cultures. Kapp propose un processus de raffinement de la compréhension, allant des faits aux interrelations, aux phénomènes, aux théories et aux règles générales ou régularités. Ce processus de compréhension de la réalité doit cependant être mis à jour pour correspondre aux exigences du réalisme critique, notamment en diversifiant les formes d'inférence, telles que la déduction et l'abduction (cf. Danermark et al., 2019, chapitre 5).
Le concept de conceptualisation est central, mais il n’est jamais isolé de notre compréhension théorique. C’est pour cela que l’observation est toujours considérée comme "chargée de théorie". Toutefois, cela ne signifie pas que l’observation soit déterminée par la théorie, car, dans ce cas, il nous serait impossible d’apprendre de nos expériences empiriques et pratiques. Le processus de raffinement, d'ajustement ou de révision des concepts est itératif et non linéaire, contrairement à ce que Kapp suggère. L’objectif de l'explication est également différent lorsqu’il est éclairé par le réalisme critique, qui ne cherche ni à découvrir des lois générales traditionnelles, ni à se concentrer sur des régularités d'événements (selon Hume). Au contraire, l'ontologie de la profondeur souligne l'importance des structures sous-jacentes pour l'explication et la nécessité d’identifier les mécanismes causaux. Plutôt que de lois générales, ce sont des conditions proches de lois qui régissent le fonctionnement des mécanismes agissant pour ou contre la survenue d’événements.
Dans ce contexte, Kapp propose une intégration des enquêtes sociales en se concentrant sur des concepts à dénominateur commun suffisamment larges pour couvrir plusieurs disciplines, tout en évitant l’ethnocentrisme. Il souhaite que le cadre conceptuel intégrateur couvre le caractère structurel de la société humaine, tout en se rapportant à l’interaction dynamique des parties et du tout, ainsi qu’à leurs relations transformatrices. L’objectif principal est de penser en termes d’interdépendances fonctionnelles. En même temps, il insiste sur l'importance de rester ouvert aux nouvelles preuves et connaissances. Kapp souhaite également éviter les biais idéologiques et recommande aux chercheurs de clarifier leurs valeurs et leur philosophie sociale. Tout comme Schumpeter (1994 [1954]) dans sa vision préanalytique, il admet que les biais idéologiques sont inévitables, mais qu’il est possible de mener un processus analytique exempt d'idéologie pour affiner les connaissances.
Malheureusement, les disciplines ont tendance à monopoliser les concepts : l’économie avec la richesse, la science politique avec le pouvoir, l’anthropologie avec la culture, la sociologie avec la société (Preiswerk et Ullmann 1985 : xvii). Kapp souhaite que l'on brise ces barrières disciplinaires et propose deux cadres conceptuels généraux. Le premier est celui de "l’homme", en référence à la psychologie individuelle (motivation, volonté, etc.). Ce terme, bien qu’ayant des connotations désormais sexistes, ne doit pas occulter le fond de l’argument de Kapp. Le deuxième cadre est celui de "la culture", pour englober les aspects sociaux et institutionnels. Kapp avertit contre le danger de réduire la relation entre l’individu et la société à une dichotomie simpliste, et souligne l’interaction réelle et la fusion entre les deux. Il recommande une étude contextuelle de la nature humaine et des cadres socioculturels, rejetant à la fois le relativisme culturel et les généralisations hâtives issues des recherches expérimentales. L’objectif ultime est de parvenir à une compréhension intégrative qui transcende les disciplines traditionnelles.
Kapp pensait que cette nouvelle attention à la nature humaine et aux cadres socioculturels de la connaissance aurait un impact profond sur la recherche en sciences sociales, en particulier en raison de quatre aspects majeurs : (i) une orientation vers le contexte social, (ii) une préoccupation pour la structure sociale, la dynamique sociale et la causalité cumulative, (iii) l'acceptation de l'indétermination sociale et de l’imprévisibilité partielle, et (iv) l’importance des types réels et des éléments substantiels dans l’analyse.
Comment les économies alternatives peuvent-elles répondre aux crises environnementales et sociales actuelles ?
L'intégration des arts et de l'artisanat dans le travail quotidien, en réhabilitant ces activités comme des formes significatives de production, pourrait redonner du sens aux pratiques quotidiennes et renouer avec les actes de création. Ce processus nécessiterait également un partage des tâches reproductives et domestiques, souvent reléguées au second plan, soulignant ainsi l'importance d'une organisation communautaire et coopérative. Cependant, la logique productiviste industrielle actuelle, qui repose sur la division du travail et sur la rentabilité immédiate, exclut ces possibilités d'une véritable mise en œuvre et d'un développement durable. L'économie alternative doit prendre en compte non seulement le rôle de l'argent et du travail non rémunéré dans ses formes actuelles, mais aussi la manière dont différentes structures économiques et relations économiques peuvent fonctionner de manière complémentaire.
La logique du marché et la nécessité de traiter toutes les activités comme un travail rémunéré créent une réduction de l'économie à une seule forme : le capitalisme de marché. Cette vision est restrictive, comme l'a souligné Polanyi, en négligeant les dimensions essentielles de l'économie qui échappent à la sphère monétaire. En effet, l'économie ne se limite pas à la circulation de l'argent, comme on a souvent tendance à le croire dans les sociétés capitalistes modernes. Une attention plus profonde devrait être portée aux formes de vie non monétaires et aux moyens de subsistance qui existent au sein de différentes communautés et cultures, que ce soit sous la forme de dons, de réciprocité, ou d'autres types de relations sociales qui ne se réduisent pas à la logique du profit. Ces formes de solidarité sont essentielles pour la construction d'une économie plus équitable et durable. L'anthropologie sociale, avec ses études sur la réciprocité et les cadeaux (Mauss, Sahlins), fournit un cadre théorique pour explorer ces pratiques au-delà des structures économiques dominantes.
Les relations sociales doivent également inclure une réflexion sur les structures de pouvoir politiques, qui sont cruciales pour comprendre comment les décisions sont prises au sein des sociétés. Les processus de gouvernance, notamment les mécanismes de démocratie représentative, sont souvent incapables de refléter les aspirations de toutes les couches de la population, notamment celles des groupes minoritaires ou marginalisés. Dans des pays comme le Royaume-Uni et les États-Unis, où les systèmes politiques de démocratie représentative échouent à garantir une véritable représentation proportionnelle, des mouvements sociaux et des formes de protestation légitime émergent comme réponse à cette exclusion. La question de la légitimité des décisions politiques devient particulièrement pertinente dans le cadre de l’élaboration de politiques environnementales ou de transformations sociales écologiques, où les partis directement concernés sont souvent minoritaires et mal représentés.
L’absence d’une véritable démocratie participative dans ces systèmes politiques crée des espaces pour des formes alternatives de gouvernance, telles que le bioregionalisme, les villes en transition, les initiatives communautaires locales et les écovillages. Ces alternatives offrent une plus grande autonomie et une forme de gouvernance directe qui pourrait se montrer plus efficace face aux défis écologiques et sociaux. À cet égard, les exemples concrets de sociétés alternatives, comme les Caracoles au Chiapas, ou les réseaux mondiaux comme Vía Campesina, montrent qu’il est possible de construire des alternatives à grande échelle. Ces sociétés solidaires, qui encouragent des relations sociales mutuellement soutenantes, démontrent que d'autres formes d'organisation sociale sont non seulement possibles, mais qu'elles sont déjà en pratique dans de nombreux endroits du monde.
L’émergence de ces "utopies concrètes" est un défi direct à l'hégémonie du capitalisme de marché, qui prétend qu'il n'existe qu'un seul modèle économique. En réalité, une pluralité de systèmes économiques est non seulement possible mais essentielle pour répondre aux défis environnementaux, sociaux et politiques du XXIe siècle. Le défi pour les économistes et les théoriciens sociaux est de comprendre comment ces économies alternatives fonctionnent et de contribuer à leur diffusion. L’économie écologiste, par exemple, propose une révision complète des relations entre l’économie, la société et l’environnement, rejetant l’idée d’un équilibre stable au profit de modèles plus dynamiques et inclusifs.
Une telle transformation requiert une remise en question des fondements mêmes de la pensée économique dominante. Les modèles actuels sont souvent porteurs de contradictions internes, notamment au sein des mouvements dits "post-croissance" ou "décroissance", qui bien qu’ils s’opposent au capitalisme industriel, continuent parfois de défendre certains de ses principes sous des formes édulcorées. L’économie écologique, avec ses fondations théoriques solides, propose une vision alternative qui lie la structure sociale aux limites biophysiques du monde, en tenant compte des valeurs éthiques et des divers types d'institutions. C’est une approche radicale, qui remet en cause les pratiques économiques orthodoxes et cherche à redéfinir l’économie dans une perspective véritablement systémique et durable.
Un tel changement de paradigme ne se limite pas à une simple révision théorique, mais suppose également un engagement social concret, dans lequel les communautés participent activement à la construction de nouvelles structures économiques. Cette transformation doit s’inscrire dans une réflexion globale sur les rôles et les relations de pouvoir, ainsi que sur les formes de participation politique qui doivent être incluses dans le processus de prise de décision. Si la science économique est destinée à être pertinente au XXIe siècle, elle doit impérativement intégrer ces nouvelles formes d’économie pour comprendre et soutenir les transitions nécessaires à un avenir durable.
Pourquoi l’économie écologique ne change-t-elle pas vraiment l’économie dominante ?
Ce que l’on présente aujourd’hui comme étant une intégration de l’écologie dans l’économie repose en réalité sur un conformisme paradigmatique profond, dissimulé derrière un vernis de nouveauté scientifique. L’économie écologique, souvent considérée comme une science post-normale, a été réduite à un simple prolongement de l’économie orthodoxe, notamment à travers la généralisation du formalisme mathématique, le recours aux modèles abstraits d’experts, et une monétarisation irréfléchie des problématiques environnementales. Cette dérive est symptomatique d’un détournement épistémologique profond où les principes mêmes d’une pensée critique et hétérodoxe sont absorbés, déformés et intégrés dans les cadres dominants sous prétexte de pragmatisme.
Les grandes figures de l’économie mainstream ayant été reconnues pour leurs travaux sur l’environnement — Kenneth Arrow, William Nordhaus, Amartya Sen, Elinor Ostrom, Joseph Stiglitz — sont souvent citées comme preuve que l’économie a évolué vers une conscience environnementale accrue. Pourtant, une analyse attentive révèle que cette évolution est plus apparente que réelle. L’exemple paradigmatique en est Nordhaus, lauréat du prix de la Banque de Suède en 2018, dont les modèles macroéconomiques intégrant le changement climatique reposent sur des hypothèses irréalistes et des simplifications extrêmes. En divisant l’économie américaine selon la supposée vulnérabilité sectorielle au climat, il a justifié l’inaction en minimisant l’importance économique de secteurs comme l’agriculture, considérée comme négligeable en raison de sa faible contribution actuelle au PIB. Le raisonnement omet volontairement les dynamiques systémiques, la sécurité alimentaire, les effets cumulatifs et les risques interconnectés. Ce réductionnisme, présenté comme une rigueur analytique, relève en réalité d’une stratégie idéologique destinée à défendre un modèle capitaliste productiviste, opposé à toute régulation substantielle.
De manière similaire, Nicholas Stern, en promouvant une réponse climatique fondée sur le calcul coût-bénéfice, la croissance verte et les mécanismes de marché comme les crédits carbone, inscrit son discours dans la même logique d’optimisation économique. Sa démarche repose sur une théorie de l’utilité espérée, une actualisation temporelle des intérêts des générations futures, et l’usage instrumental du PIB comme étalon d’évaluation. Cette approche masque les dimensions qualitatives, éthiques et irréversibles de la crise écologique. La lecture du changement climatique comme simple « défaillance de marché » à corriger marginalement avec les bons outils économiques est, en soi, une dépolitisation du problème. Elle évacue toute remise en cause structurelle du modèle capitaliste extractiviste.
Même les économistes apparemment plus critiques, comme Amartya Sen, malgré leur contribution aux débats sur la pauvreté, le développement et la justice, échouent à poser une réelle critique environnementale systémique. Lors d’une conférence internationale, son soutien aux analyses monolithiques du type Stern révèle l’ampleur du consensus idéologique au sein même des courants dits progressistes. Ce consensus repose sur une vision tronquée du réel, dans laquelle l’environnement n’est pas un substrat matériel incontournable mais une variable d’ajustement au service d’une rationalité économique abstraite.
Il est frappant de constater que, malgré la reconnaissance croissante de la crise écologique, les principes fondateurs de l’économie dominante — croissance, efficacité du marché, rationalité instrumentale — restent largement intacts. L’écologie est absorbée comme une sous-discipline technique, un domaine spécialisé laissé aux experts périphériques, sans répercussion sur les noyaux théoriques durs de la discipline. Même dans les écoles hétérodoxes, une autocensure opère : la radicalité est caricaturée, marginalisée, puis remplacée par un « dissentiment orthodoxe » qui se veut modéré et réaliste, mais qui ne fait que reconduire les mêmes cadres analytiques.
Ce qui unit véritablement les approches hétérodoxes — marxistes, institutionnalistes, féministes, post-keynésiennes — est leur conception alternative de la réalité économique : une réalité marquée par les rapports de pouvoir, les institutions sociales, les inégalités, les limites matérielles et écologiques. Pourtant, cette vision peine à s’imposer, car elle entre en conflit frontal avec l’idéologie de la neutralité scientifique, chère à l’économie dominante. L’appel à un « changement de paradigme » est systématiquement neutralisé par l’invocation de la rigueur méthodologique et de l’objectivité, ce qui permet d’exclure du débat tout ce qui ne relève pas du quantifiable ou du monétisable.
La consolidation d’un véritable courant hétérodoxe écologique suppose donc une rupture épistémologique radicale avec l’économie dominante. Elle implique de récuser le mythe de l’objectivité technocratique, de dénoncer le rôle politique de l’expertise économique dans la reproduction du statu quo, et d’assumer la conflictualité inhérente aux choix économiques dans un monde fini. Autrement dit, reconnaître que l’économie est toujours déjà politique, et que la crise écologique n’est pas un simple problème technique à résoudre, mais une crise de civilisation qui appelle une transformation profonde des imaginaires, des institutions et des modes de vie.
Ce que le lecteur doit comprendre ici, c’est que l’intégration apparente de l’environnement dans l’économie dominante est une illusion bien orchestrée. Les économistes mainstream ne renoncent pas à leur paradigme ; ils l’habillent d’écologie pour mieux en assurer la pérennité. Il ne suffit pas que les prix Nobel parlent de climat : ce qui importe, c’est la structure des idées qu’ils perpétuent. Tant que les modèles économiques continueront de mesurer la vie en dollars et les catastrophes climatiques en points de PIB, l’économie ne pourra répondre à la crise environnementale autrement que comme une variable d’ajustement à un système fondamentalement insoutenable.
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