Les critiques modernes de l'économie orthodoxe suggèrent que cette dernière, loin de favoriser une transformation sociale et écologique profonde, en constitue plutôt un obstacle. En effet, l'économie, telle qu’elle est pratiquée aujourd’hui à travers les paradigmes dominants, se focalise principalement sur la maximisation du profit, l’accumulation de capital et une croissance incessante, éléments qui sont incompatibles avec une vision de durabilité et d’équité sociale. Il devient alors crucial de redéfinir les objectifs de l’économie et de reconsidérer les modèles économiques actuellement en vigueur, en particulier ceux qui sont centrés sur la consommation et sur des modes de vie énergivores et matérialistes.

Le défi n'est pas simplement de critiquer ou de rejeter l'économie dominante, mais de proposer une alternative qui soit en mesure de répondre aux défis actuels, notamment environnementaux et sociaux. Les écoles économiques hétérodoxes, contrairement à la simple critique de l'orthodoxie, offrent des pistes constructives et positives pour repenser les fondements même de l'économie. Plutôt que de se contenter de dénoncer un système en place, ces écoles tentent de construire une vision qui dépasse la simple opposition à l’économie néoclassique. Elles prennent en compte des éléments essentiels souvent négligés, tels que les limites écologiques de la croissance, l’importance des ressources communes et la justice sociale.

Si l’économie dominante venait à disparaître, les écoles hétérodoxes ne seraient pas affectées par ce changement. Cette observation souligne un aspect fondamental : l’économie dominante n’est pas l’ennemi qu’il faut absolument abattre, mais plutôt un ensemble d’idées et de modèles qui sont devenus obsolètes et ne possèdent plus de pouvoir explicatif réel sur les processus sociaux de production et de consommation. Ainsi, plutôt que de se perdre dans un combat idéologique contre l’économie dominante, il serait plus pertinent de construire un programme alternatif cohérent et viable, capable de répondre aux besoins réels des sociétés contemporaines.

Les critiques de l’économie dominante, telles que celles proposées par des économistes comme Georgescu-Roegen ou Polanyi, insistent sur la nécessité de réinventer les systèmes économiques pour qu'ils soient en harmonie avec les ressources naturelles et les impératifs écologiques. La thèse de l’économie de décroissance, par exemple, offre une réponse à la quête incessante de croissance en soulignant les limites planétaires et en proposant des modes de vie moins consuméristes et plus respectueux de l’environnement. Toutefois, certains défenseurs de l’économie verte, comme Jacobs, cherchent à concilier croissance et durabilité, un compromis qui, selon certains analystes, reste trop ancré dans une logique de croissance économique et de profitabilité, faisant fi des véritables enjeux environnementaux.

Dans cette optique, il est également nécessaire de reconsidérer les idées de l'économie évolutionniste, notamment à travers l'influence de penseurs comme Veblen, qui ont souligné l'importance des institutions, des comportements collectifs et de l'innovation technologique dans le façonnement de nos économies. L’économie évolutionniste, bien qu’hétérodoxe, s'est souvent mêlée à l'économie institutionnelle, mais elle possède aussi des points de contact avec l’économie autrichienne via la notion d’entrepreneuriat et de dynamisme des marchés.

Ainsi, la question centrale n'est pas simplement de se rebeller contre un modèle dominant qui est perçu comme une idéologie figée et déconnectée des réalités contemporaines, mais bien de remettre en question les fondements ontologiques mêmes de l’économie et de sa capacité à rendre compte du monde social et écologique dans lequel nous vivons. Cette réflexion sur l'ontologie est essentielle pour éviter de tomber dans les pièges d'un scientisme réducteur, qui, loin de mener à une compréhension profonde des enjeux contemporains, s'intéresse davantage à des modèles abstraits et à des outils analytiques, souvent détachés des réalités humaines et écologiques.

Le rôle de l’économie hétérodoxe devient alors crucial, non pas dans l’éradication de l’économie dominante, mais dans la construction de systèmes économiques alternatifs qui prennent en compte la complexité du monde social et écologique. Ces systèmes devront intégrer des réflexions sur les relations entre les êtres humains et leur environnement, tout en restant ouverts à l’innovation, à la pluralité des idées et à la remise en question permanente des dogmes.

Le besoin de réformer l’économie est donc inéluctable. Cependant, cette réforme ne peut se limiter à une opposition idéologique à l'économie dominante, mais doit chercher à construire des alternatives viables et durables. Les écoles hétérodoxes offrent des pistes pour cette transformation, mais leur véritable force réside dans leur capacité à proposer des solutions concrètes, loin des abstractions économiques souvent déconnectées des enjeux réels.

Quelle est la place de l'épistémologie et de la méthodologie dans l'économie écologique ?

L’épistémologie et la méthodologie sont devenues les pierres angulaires des discussions philosophiques au sein de l’économie écologique. Trop souvent confondues ou mal comprises, elles forment pourtant deux dimensions profondément interdépendantes du raisonnement scientifique. L’épistémologie, du grec epistasthai (savoir, savoir faire) et logie (l’art de raisonner), interroge les conditions de possibilité de la connaissance : comment savons-nous ? Quels sont les fondements et les limites de notre savoir ? Elle implique une réflexion critique sur la manière dont se construit la compréhension du monde.

La méthodologie, quant à elle, se situe dans la continuité de l’épistémologie : elle n’est pas simplement un ensemble de techniques ou de méthodes, mais une réflexion sur la pertinence, la validité et l’interprétation des outils utilisés dans la recherche. Il est fondamental de distinguer « méthode » (procédé d’investigation) et « méthodologie » (réflexion sur l’usage et la justification des méthodes). En ce sens, toute méthodologie digne de ce nom engage une position épistémologique, même si cette dernière est souvent implicite.

L’histoire de la science moderne occidentale, qui éclaire l’évolution de ces concepts, commence avec Francis Bacon, promoteur d’une méthodologie inductive visant à extraire des régularités de l’observation empirique. Cette perspective est institutionnalisée par la Royal Society de Londres, fondée en 1660. Toutefois, une tension s’installe très tôt entre empirisme inductif et déduction logique, notamment chez Descartes et Newton, pour qui l’abstraction mathématique et la vérification expérimentale sont toutes deux essentielles à la science.

La pensée empiriste britannique, avec Locke et surtout Hume, radicalise la primauté de l’expérience sensible. Pour Hume, la causalité n’est qu’une habitude mentale issue de l’observation répétée d’événements consécutifs. Cette position sceptique, remettant en cause la légitimité des inférences causales, pousse Kant à élaborer une synthèse entre a priori et a posteriori : la causalité devient une catégorie pure de l’entendement humain, rendant possible la connaissance scientifique sans pour autant prétendre à l’accès aux « choses en soi ».

Ce clivage kantien entre le phénoménal (ce qui peut être connu empiriquement et rationnellement) et le nouménal (ce qui échappe à toute expérience possible) aboutit à une séparation tranchée entre faits (ce qui est) et valeurs (ce qui doit être). En économie, cette séparation s’est traduite par une volonté d’objectivité radicale : la science économique se veut positive, dénuée de valeurs, réduite à l’établissement de relations causales « neutres », prétendument évidentes car « les faits parlent d’eux-mêmes ». Ce positivisme naïf, toujours enseigné dans les manuels d’économie, repose sur une illusion d’objectivité qui dissimule en réalité des choix normatifs implicites.

Ce positivisme trouve sa systématisation au XIXe siècle chez Auguste Comte, pour qui la science doit se fonder uniquement sur l’observation et rejeter toute spéculation métaphysique. Cependant, le positivisme n’est ni monolithique ni homogène. Il connaît de profondes mutations, en particulier au XXe siècle avec l’émergence de l’empirisme logique. Ce courant, incarné par le Cercle de Vienne – Neurath, Hahn, Frank, puis Carnap et Schlick – cherche à articuler deux exigences : la rigueur logique dans la formulation des énoncés scientifiques et leur vérifiabilité empirique. L’unification du savoir par le langage logique et l’empirisme devient l’objectif central, dans un esprit de rejet des affirmations métaphysiques et des spéculations invérifiables.

Ce projet, influencé par Mach, s’inscrit dans une tension entre rationalisme scientifique et engagement social. Tandis que la branche « de gauche » du Cercle (Neurath, Carnap) conserve une visée émancipatrice, insistant sur la fonction sociale de la science, la branche plus conservatrice représentée par Schlick tend vers une conception dépolitisée et formaliste du savoir. Cette tension traverse encore aujourd’hui les débats sur le rôle de l’économie dans la société.

L’influence de l’empirisme logique, malgré l’éclatement du Cercle de Vienne sous la pression des régimes autoritaires européens, s’est étendue à travers le monde, notamment aux États-Unis où elle a profondément marqué la philosophie des sciences. Cette domination intellectuelle a renforcé l’idée que seule l’observation, une fois bien méthodologisée, permet d’accéder à des vérités scientifiques. Mais une telle conception, appliquée à l’économie, néglige les implications normatives de toute démarche scientifique.

Dans l’économie écologique contemporaine, il est crucial de dépasser l’opposition stérile entre faits et valeurs. Les objets d’étude – la nature, le bien-être, la soutenabilité – sont intrinsèquement chargés de significations éthiques, politiques et culturelles. Une épistémologie critique doit reconnaître que toute connaissance est située, historiquement et socialement construite, et qu’aucune méthode ne peut être neutre.

Il est également indispensable de comprendre que les fondements de la science économique moderne ne sont pas universels ni intemporels. Ils résultent de choix historiques, de traditions philosophiques particulières, et de contextes politiques spécifiques. Ignorer ces conditions revient à naturaliser des pratiques scientifiques qui méritent d’être interrogées, remises en question et, le cas échéant, transformées.

Dans une perspective transdisciplinaire et écologiquement lucide, il convient de réintégrer la réflexion éthique et politique dans la construction du savoir. Cela implique une ouverture aux approches pluralistes, une vigilance face aux prétentions d’objectivité, et une exigence de réflexivité sur les présupposés épistémologiques des démarches de recherche. C’est à ce prix que l’économie pourra réellement contribuer à une compréhension profonde et transformative des enjeux écologiques.

Comment intégrer les sciences sociales et naturelles : défis et propositions

Les discussions sur l'intégration des disciplines scientifiques, qu'elles soient sociales ou naturelles, se heurtent souvent à des obstacles épistémologiques, méthodologiques et théoriques. Les propositions de l'économiste Kapp, par exemple, soulignent l'importance d'une approche intégrée et interdisciplinaire face à des problèmes complexes, en rejetant les approches formalistes au profit de tests empiriques et de critiques constructives. Selon lui, l'effort scientifique devrait se concentrer sur la compréhension des processus sociaux, des besoins humains et de leur interaction avec les structures naturelles et culturelles. Une telle démarche exige un changement de paradigme dans la formation des chercheurs, qui doit évoluer pour prendre en compte l'interdisciplinarité, loin des limites des disciplines traditionnelles.

Kapp critique la prédominance des relations logiques entre moyens et fins dans les théories économiques traditionnelles, ainsi que la conception rationaliste du choix humain. Au lieu de cela, il plaide pour une étude des comportements humains réels, de leurs besoins et des processus sociaux qui les régissent. Il rejette une approche disciplinaire étroite, tout en reconnaissant l'importance de la spécialisation. Toutefois, cette spécialisation ne doit pas devenir un obstacle à l'intégration des savoirs, mais plutôt servir à la résolution de problèmes concrets, où l'expertise des différentes disciplines peut se rejoindre de manière pertinente.

L'une des clés de cette approche interdisciplinaire réside dans la création de concepts communs, des « dénominateurs communs », capables de traverser les frontières disciplinaires. Cependant, comme l'illustre le travail sur les valeurs environnementales, la recherche interdisciplinaire rencontre parfois des difficultés considérables lorsqu'il s'agit d'intégrer des concepts issus de différentes écoles de pensée. Dans le cadre de la valorisation économique des services environnementaux, par exemple, des méthodologies comme l'évaluation contingente révèlent des contradictions dans les comportements des individus, notamment leur réticence à faire des compromis monétaires pour préserver l'environnement. Cette réticence n'est pas « irrationnelle » mais peut être vue comme éthiquement motivée, mettant en évidence la nécessité d'un cadre théorique plus large que celui de l'économie dominante.

Un autre exemple pertinent est celui de la « fourniture sociale » (social provisioning), un concept qui traverse différentes écoles économiques hétérodoxes. Dans cette optique, l'économie n'est pas simplement un mécanisme de production de biens et de services, mais un moyen de répondre aux besoins psychologiques, sociaux et matériels de l'humanité. Cette approche, qui a été intégrée dans les travaux des économistes féministes, des économistes écologiques et des théoriciens post-keynésiens, peut constituer un point de convergence entre des disciplines qui, à première vue, semblent éloignées les unes des autres. Cependant, pour que cette approche soit efficace, il est crucial de parvenir à une définition commune du terme « fourniture sociale », qui tienne compte des spécificités de chaque école tout en permettant un dialogue fructueux.

Les défis épistémologiques restent donc nombreux. La tendance à privilégier la quantification et l’arithmomorphisme dans les modèles scientifiques dominants a tendance à écarter des formes de savoir qualitatif qui pourraient enrichir la compréhension des phénomènes étudiés. À cet égard, la dialectique, notamment dans l’œuvre de Georgescu-Roegen, plaide en faveur d’une intégration des savoirs qualitatifs, arguant que les modèles arithmétiques n’ont de sens que lorsqu’ils sont reliés à des concepts dialectiques. Toutefois, l’usage de métaphores et d'analogies, bien que potentiellement utile pour explorer de nouveaux territoires de connaissance, peut aussi induire en erreur si les caractéristiques fondamentales des objets d’étude sont ignorées.

Dans le même ordre d'idées, l'interdisciplinarité est un impératif pour réunir les savoirs issus de différentes couches de la réalité. Cela nécessite une méthodologie rigoureuse, et l'intégration des savoirs locaux et traditionnels, comme ceux des peuples indigènes, peut être particulièrement pertinente. Cependant, cette approche transdisciplinaire nécessite également de surmonter les écueils de l’objectivisme naïf et du relativisme radical, deux positions qui ont longtemps entravé la possibilité d’une véritable réconciliation des différences entre théories.

Enfin, la possibilité d'une intégration réelle des connaissances semble encore sous-estimée dans les pratiques académiques. Si les obstacles demeurent importants, la volonté de dépasser les frontières traditionnelles des disciplines, associée à une reconnaissance accrue des savoirs qualifiés comme pertinents, ouvre des perspectives prometteuses pour une science véritablement unifiée et cohérente. Dans cette optique, la démarche proposée par Kapp et d’autres théoriciens hétérodoxes est plus qu’une simple alternative théorique : elle offre un cadre d’action pour les chercheurs désireux de comprendre la complexité des phénomènes sociaux et environnementaux contemporains.