La capacité à écouter en profondeur, à se connecter à soi-même et aux autres, semble être au cœur du processus de transformation personnelle et collective. Pour Otto Scharmer, théoricien du changement et auteur de la Théorie U, il existe une dimension souvent négligée dans la dynamique des systèmes sociaux et environnementaux : la conscience profonde, l'écoute attentive et l'engagement sincère dans les processus de co-création.

Scharmer soutient que, dans un monde de plus en plus perturbé, il est essentiel de créer des espaces de réflexion de haute qualité pour les individus et les groupes. Ces moments de calme et de contemplation permettent aux participants de se reconnecter à ce qui est fondamental pour leur propre parcours et de se libérer du bruit et des distractions qui nous éloignent de notre véritable essence. "L’idée est de donner à chacun, en tant qu’individu et en tant que membre de la communauté, du temps de qualité pour se concentrer sur ce qui compte le plus", explique-t-il. C'est à travers ce processus que l’on peut passer de la conscience de l’ego à une conscience systémique, où l’on prend conscience que nos comportements et nos présupposés façonnent notre réalité.

L'un des éléments essentiels du processus de transformation réside dans ce que Scharmer appelle le dialogue génératif. Ce n’est pas simplement une conversation entre deux ou trois personnes, mais une capacité à réfléchir ensemble et à voir comment nos actions individuelles s’intègrent dans un écosystème plus vaste. Il s'agit de "brancher" une forme de conscience qui nous dépasse, une conscience collective qui émerge lorsqu’un groupe d'individus est prêt à remettre en question ses habitudes et à se lancer dans une aventure de transformation.

Ce type d'écoute, selon Scharmer, est bien plus qu'une simple écoute active ou empathique. Il s'agit d'une écoute générative, où quelque chose de nouveau émerge dans l'espace entre les participants. Contrairement à l’écoute critique ou orientée vers la solution, l’écoute générative ne vise pas à résoudre immédiatement un problème, mais à permettre l'émergence de nouvelles perspectives. C’est un processus co-créatif où l’on est prêt à laisser de côté nos anciennes façons de penser et à se laisser guider par ce qui est sur le point de se manifester.

Ce processus d’écoute est fondamental non seulement pour le leadership, mais aussi pour la maîtrise dans n'importe quel domaine professionnel. Scharmer affirme que l'écoute générative est au cœur de la créativité et de la résolution de problèmes, et elle devient un outil clé lorsque des cultures opposées ou des systèmes sociaux et économiques sont en crise. Elle nous invite à ouvrir notre cœur et notre esprit, à suspendre nos jugements et à adopter une posture de curiosité envers les autres, en particulier envers les groupes les plus marginalisés. En fin de compte, l’objectif n’est pas de résoudre un problème de manière pragmatique, mais de créer ensemble un avenir qui nous inspire.

Le changement, dans cette perspective, n'est pas une simple tâche à accomplir, mais un processus dynamique dans lequel nous devons être disposés à agir de manière collective, sans imposer de solutions toutes faites. Scharmer insiste sur l’importance de se concentrer sur ceux qui sont prêts à participer activement au changement, plutôt que de chercher à imposer des actions aux autres. Ce modèle de changement, plus fluide et plus organique, se nourrit de l'engagement volontaire et de la conscience de ce qui est déjà en train de changer.

L’un des points clés qu’il soulève concerne les institutions. Celles-ci, selon lui, doivent être attentives aux fissures et aux ouvertures dans leurs pratiques actuelles. Lorsque les anciennes méthodes ne produisent plus les résultats escomptés, il est crucial de porter notre attention sur ces espaces d’opportunité et d’y investir des ressources pour essayer de nouvelles façons de fonctionner. La clé réside dans l’évolution de l’endroit d’où nous agissons, en nous orientant vers une nouvelle forme d'écoute et d'attention qui permet des changements plus subtils mais profonds.

Le rôle de l’écoute dans cette dynamique est essentiel : en écoutant d’une manière qui permet à quelque chose de neuf de surgir, nous créons les conditions d’une véritable transformation. Cela exige de se libérer des pratiques traditionnelles qui sont trop souvent axées sur la résolution de problèmes immédiats, et d’adopter une perspective plus large, tournée vers l’avenir et l'émergence de nouvelles possibilités.

Enfin, Scharmer souligne que cette capacité à écouter et à agir collectivement n'est pas seulement une question de leadership, mais de réinventer la manière dont nous abordons les grands défis de notre époque. Il critique la vision selon laquelle la solution à nos problèmes réside dans des actions isolées ou des stratégies de court terme. Au contraire, il suggère que le vrai changement vient lorsque nous sommes capables de nous rassembler autour d’une intention commune, et de co-créer des solutions qui répondent aux besoins profonds de notre société.

L’adhésion à ce type de dialogue génératif, loin de se réduire à une simple méthode de communication, incarne une véritable philosophie de l’action collective. Ce processus de transformation interne, de réceptivité et de co-création est, selon Scharmer, la clé de la résolution des crises actuelles et de la construction d’un avenir plus résilient et harmonieux.

Comment défendre nos valeurs sans tomber dans l'extrémisme : trouver un équilibre entre plaidoyer et collaboration

Alex et moi partageons la conviction qu’il est inutile de chercher à établir un terrain d'entente avec les extrémistes. Il est également primordial de défendre les institutions qui œuvrent à la médiation des différentes versions de la vérité – à travers la science, les universités, les médias, les tribunaux et les arts. Il est nécessaire d’aider les gens à mieux comprendre les techniques de propagande et de manipulation médiatique, afin qu'ils soient en mesure de faire face à la montée des démagogues. Miles, quant à lui, a mis en garde contre une vision trop négative du tribalisme. Il insiste sur la nécessité de reconnaître ce qui nous unit : nous sommes tous humains, nous sommes tous des êtres sociaux, et cette capacité à créer des liens est un bien social. Nous avons des croyances et des valeurs différentes, mais il faut célébrer cette diversité. Les controverses et les divergences sont inévitables et doivent être accueillies comme telles.

Les communautés des Premières Nations, par exemple, apaisent l’aigreur politique en organisant des cérémonies rappelant que nous sommes tous dans le même bateau. Ces valeurs, selon Miles, sont essentielles au Canada, et il m’a fait référence à un discours prononcé par Rosalie Abella, juge à la Cour suprême du Canada. Elle a affirmé : « L'intégration fondée sur la différence, l'égalité basée sur l'inclusion malgré la différence, et la compassion fondée sur le respect et l'équité : ce sont les principes qui forment aujourd’hui le noyau moral des valeurs nationales canadiennes, des valeurs qui ont fait de nous les praticiens les plus réussis du multiculturalisme au monde, et qui font de notre contexte national de justice un espace démocratiquement vibrant et fondé sur des principes. »

Cette conversation avec Alex et Miles, ainsi que d’autres échanges similaires, m’a fait comprendre qu’il était nécessaire d'expliquer davantage la nécessité d’un équilibre entre plaidoyer et collaboration. J’ai appris de David Suzuki qu’il ne faut jamais avoir peur de la controverse lorsqu’il s’agit de dire la vérité ou de lutter contre l'injustice. Nous avons besoin de débats publics passionnés, pas moins, et la vérité en elle-même peut être polarisante pour ceux qui se trouvent du mauvais côté d’une question. Comme l’explique Marshall Ganz, adopter une attitude conciliante face à l’injustice compromet les « mécanismes adversariaux » sur lesquels les citoyens s’appuient pour rechercher la vérité. Dans une démocratie, les figures publiques sont censées élever le niveau du débat à la recherche de la vérité, mais non écraser ou diaboliser ceux qui ne sont pas d’accord avec elles.

Lorsque j’étais président de la Fondation David Suzuki, j’ai demandé à Adam Kahane de parler lors de notre retraite au Brew Creek Centre à Whistler. Lors de sa présentation devant notre conseil d’administration, il a eu un désaccord bref mais animé avec David Suzuki, qui soutenait qu’il était parfois inutile de dialoguer. David a évoqué le cas d'un PDG d'un consortium de sociétés qui souhaitait discuter des critiques internationales sur les sables bitumineux de l'Alberta en matière de performance environnementale. David a expliqué qu’il accepterait de travailler avec ce PDG à condition que ce dernier accepte certains principes de base : nous sommes tous des animaux, et nous avons besoin d'air pur, d'eau propre, de sols sains, d'énergie propre et de biodiversité. Le PDG a refusé. Adam a mis en question cette position de Suzuki, arguant que chercher un tel accord avant le dialogue était déraisonnable et contre-productif. Cet échange a eu un impact profond sur Adam. Au départ, il n’arrivait pas à intégrer cette nouvelle idée dans son cadre de collaboration, et cela est resté pour lui une tension non résolue. Mais avec le temps, ce principe a pris de l’importance et a modifié sa manière d’aborder le plaidoyer, le conflit et le dialogue, ce qui l’a amené à l’inclure dans son livre Collaborating with the Enemy: How to Work with People You Don’t Agree with or Like or Trust. Adam écrit : « Je voyais maintenant que l’engagement et l’affirmation étaient des façons complémentaires et non opposées de progresser face à des défis complexes, et que les deux étaient légitimes et nécessaires. » Selon lui, si nous supprimons l'affirmation et le plaidoyer dans le but de dialoguer avec un adversaire, « nous étoufferons le système social avec lequel nous travaillons », et nous finirons par obtenir une collaboration inefficace. Il est désormais convaincu qu’une collaboration saine doit inclure « une lutte vigoureuse ». Plutôt que de chercher à établir une harmonie avec des personnes aux opinions radicalement opposées, nous pouvons embrasser à la fois le conflit et la connexion. Si nous dépassons notre approche conventionnelle et confortable de la collaboration, nous pourrons réussir plus souvent et ne pas devoir tomber dans la polarisation, ce qui ne ferait qu’aggraver la situation.

Cet échange m’a fait réfléchir sur l’évolution de mes propres attitudes lorsque je cherche de meilleures manières de traiter avec des antagonistes de tous types, y compris ceux qui nient le réchauffement climatique. Le livre d’Adam renforce ma conviction que l’influence de l’opinion publique et des politiques publiques nécessite à la fois du plaidoyer et de la collaboration — bien que j’ai appris que les deux ont leurs limites. Les partisans du plaidoyer ont tendance à trop jouer leurs cartes et à renforcer sans le vouloir la résistance qu'ils s'efforcent de surmonter. La collaboration, de son côté, peut créer une fausse équivalence qui affaiblit les préoccupations découlant d'une science authentique, quand un point de vue opposé, souvent idéologique, est présenté comme une science alternative alors qu'il ne l'est clairement pas. Un exemple parfait de cela est le débat de longue date entre les véritables scientifiques du climat et les négationnistes du changement climatique, souvent financés par des groupes de réflexion de droite soutenus par l’industrie. Toute tentative de plaidoyer visant à contrer les problèmes environnementaux alarmants, comme le changement climatique, la destruction des écosystèmes marins ou l’extinction des espèces, est, par nature, difficile et conflictuelle.

Il est difficile de collaborer avec ceux qui prétendent que les scientifiques du climat ont un agenda politique ou que tout cela est un canular perpétré par les Chinois, car engager un tel argument absurde n’élève pas le débat mais le tire vers le bas. Mais il y a des leçons à tirer des mouvements comme celui des droits civiques qui nous montrent que, face à la résistance, ceux qui continuent à revendiquer inlassablement peuvent finalement obtenir des résultats. Toutefois, je crois que notre capacité sociale à vivre dans la pluralité et la diversité, sans perdre de vue des principes de vérité et de justice, sera soit un moteur, soit un frein pour surmonter la crise climatique. Il est évident que nous ne résoudrons pas les crises environnementales, comme le changement climatique, si des politiques publiques raisonnables sont abrogées à chaque fois qu'un gouvernement de droite est élu. Il ne suffit pas d’avoir raison sur la science ou d’être justes sur les problèmes. Nous devons développer notre capacité à travailler avec l’ennemi. Nous devrions nous efforcer d’être aussi bons dans la collaboration respectueuse que dans le plaidoyer, et donner à 100 % d’efforts pour dire la vérité tout en respectant les autres, même lorsque nous estimons qu’ils ne le méritent pas.

Comment améliorer la qualité du discours public et restaurer la confiance collective ?

Les travaux de Yankelovich et Rosell sur l’évolution des opinions publiques offrent une perspective précieuse sur la manière dont les individus peuvent développer des jugements plus réfléchis et cohérents. En isolant les caractéristiques des opinions publiques, Yankelovich a cherché à comprendre dans quelles conditions les individus pouvaient passer d’une simple opinion brute à un jugement plus mûr, en ayant conscience des conséquences de leurs vues. Cette démarche a conduit à l’identification d’un processus, le « courbe d’apprentissage publique », qui décrit l’évolution des opinions publiques au fil du temps, depuis des réactions mal informées jusqu’à des conclusions plus réfléchies.

Ce processus en trois étapes commence par la prise de conscience et l’éveil des consciences, où les défenseurs d’une cause et les médias jouent souvent un rôle important. La deuxième étape implique le passage à travers les stades du déni, de la pensée wishful, de la résistance au changement, de la méfiance, ainsi que des tentatives de manipulation et de dissimulation. C’est précisément à ce stade que le dialogue entre les individus et les groupes devient essentiel, permettant de déconstruire les obstacles à une compréhension plus profonde des enjeux. La dernière étape, celle de la résolution, est souvent gérée par les décideurs politiques et les institutions gouvernementales, qui tentent de prendre des décisions basées sur les conclusions du processus d’apprentissage.

Cependant, comme l’a souligné Rosell, la société moderne peine souvent à gérer efficacement cette étape de « travail à travers », et des problèmes cruciaux tels que le changement climatique peuvent rester bloqués pendant des décennies faute de dialogue véritable et constructif. Malgré la mise en place de techniques pour accélérer ce processus, il reste que ce type d’apprentissage prend du temps. En effet, l’expertise dans n’importe quel domaine met des années à se développer, et les individus doivent être prêts à consacrer le temps nécessaire pour comprendre des questions complexes.

Le débat public, la confiance du public et la légitimité des processus collectifs sont d’une importance capitale. Aujourd’hui, l’environnement du discours public est profondément pollué, en grande partie par des tactiques de communication manipulatrices et des attaques rhétoriques destinées à diviser. Ces pratiques ont un coût, non seulement pendant les campagnes électorales, mais également dans la vie quotidienne. Selon Rosell, cet environnement toxique rend extrêmement difficile pour les citoyens de passer d’opinions brutes à des jugements réfléchis. Il existe, certes, des arguments clairs et des discours sains, mais la polarisation excessive et la dégradation de la qualité du débat rendent toute tentative d’atteindre une véritable compréhension extrêmement compliquée.

La manière dont nous engageons nos conversations publiques influe donc sur notre capacité à résoudre des problèmes collectifs. Quand le discours public est défiguré par la manipulation et la division, nous devenons incapables d’identifier des solutions communes. Mais, paradoxalement, en suspendant nos désaccords et en cherchant à comprendre l’autre, nous pouvons réaliser que des solutions émergent parfois dans les endroits les plus inattendus.

Roger Conner, dans son étude sur la psychologie des défenseurs de causes publiques, illustre comment l’« advocacy trap », le piège de l’argumentation manichéenne, nous empêche souvent de voir au-delà de notre propre perspective. Au début de sa carrière, Conner croyait fermement que l’identification d’un « ennemi » à combattre était la seule manière d’obtenir des résultats. Cependant, au fur et à mesure de ses expériences dans les domaines de l’immigration et de la criminalité, il a découvert que cette approche ne fonctionnait pas dans les cas où la collaboration était nécessaire. La véritable avancée est venue lorsqu’il a réalisé que les solutions aux problèmes sociaux ne pouvaient émerger que si les opposants pouvaient, d’une manière ou d’une autre, travailler ensemble.

L’enseignement que l’on peut tirer de cette réflexion est celui de la nécessité d’adopter une approche plus subtile et plus ouverte envers les autres, même ceux qui semblent être sur « l’autre côté » du débat. Comprendre les motivations des autres, écouter leurs perspectives et reconnaître les complexités de chaque problème sont des conditions préalables pour éviter de tomber dans la polarisation et pour construire des solutions durables.

Le piège de l’argumentation ne se limite pas à une approche simpliste de la politique ; il touche à la manière dont nous percevons les autres, et plus encore, à la manière dont nous agissons dans le monde. Se défaire de cette logique du « nous contre eux » demande une profonde remise en question de nos pratiques de communication et de nos priorités sociales. Pour cette raison, il est crucial de remettre en question le modèle classique de l’« adversaire » et d’embrasser celui du « co-créateur », même dans des sujets aussi complexes et controversés que le changement climatique ou la justice sociale. Seul un changement de cette nature permettra d’initier un processus de maturation des opinions publiques capable de résoudre les problèmes de fond, plutôt que de maintenir les sociétés dans une boucle de débats stériles et destructeurs.