Le lien entre la race et le déclin urbain n'est pas toujours explicite dans la littérature, et pourtant, il existe une corrélation évidente. Alors que la majorité des théories du déclin urbain se concentrent sur des facteurs économiques comme la désindustrialisation ou la fuite des capitaux, rares sont celles qui intègrent la racialisation de manière centrale dans leur analyse. L'une des explications les plus répandues pour le déclin urbain est la fermeture des usines, suivie par la fuite des entreprises et des résidents vers les banlieues, des zones perçues comme plus stables et moins risquées. Mais en réalité, ces explications omettent souvent la manière dont les dynamiques raciales ont interagi avec ces forces économiques pour exacerber les inégalités sociales et géographiques.

Les villes du Rust Belt, notamment Detroit, Cleveland et East St. Louis, illustrent cette problématique de manière frappante. Ces villes, autrefois florissantes grâce à l'industrie manufacturière, ont subi un effondrement économique majeur à la suite de la délocalisation des industries. Mais, contrairement à ce que pourrait suggérer une lecture purement économique, la concentration de la population noire dans ces mêmes zones a exacerbé le déclin, transformant ces régions en espaces de conflit racial, social et économique. Les données montrent que les quartiers à forte densité noire connaissent un déclin démographique plus prononcé et une baisse des revenus plus importante que d'autres zones moins diversifiées.

L'analyse du phénomène du "blanc retrait" — un exode de la population blanche face à l'accroissement de la population noire dans les zones urbaines — est cruciale pour comprendre le processus. Ce phénomène n'est pas seulement le reflet de choix résidentiels individuels, mais le résultat d'un discours et d'une politique racistes qui ont contribué à la stigmatisation de certaines villes et quartiers comme étant des lieux dangereux ou indésirables. Le fait que de nombreuses politiques publiques aient soutenu la fuite des Blancs des centres urbains au lieu de réinvestir dans les zones en difficulté n'a fait qu'aggraver la situation, menant à un cercle vicieux de dégradation urbaine.

Une autre dimension fondamentale du déclin urbain dans ces régions est la manière dont la question de la race est intrinsèquement liée à l'exercice du pouvoir municipal. Dans plusieurs grandes villes de la Rust Belt, l'émancipation politique des communautés noires a souvent été perçue comme une menace par les élites locales, qui ont utilisé la racialisation pour affaiblir et détourner les dynamiques de pouvoir à l'échelle locale. L'histoire des efforts pour contrer l'accès des Noirs à des positions politiques importantes, à travers des moyens comme la gerrymandering, a été une réponse directe à ce qu'on a perçu comme un renversement de l'ordre racial préexistant.

De plus, l'impact des discriminations d'État et des pratiques privées dans l'immobilier, les services publics et les pratiques bancaires ont exacerbé l'isolement économique et social des communautés noires. La ségrégation résidentielle a été systématiquement renforcée à travers des politiques publiques qui ont rendu difficile l'accès des Afro-Américains à des logements décents, limitant ainsi leur mobilité économique et leur accès aux ressources.

La notion de "privations cumulées", développée par des chercheurs comme Kristin Perkins et Robert Sampson, souligne l'impact profond de ces forces combinées. Les villes et quartiers à forte population noire subissent non seulement des pertes économiques massives mais sont également les premiers à souffrir de la fuite des investissements publics et privés, exacerbant la pauvreté et l'exclusion sociale.

Ainsi, la question du déclin urbain ne peut être comprise en dehors de l'analyse de la racialisation de l'espace urbain. Si les facteurs économiques ont certainement joué un rôle dans ce processus, il est crucial de reconnaître comment la construction sociale de la race, en particulier la menace perçue que représente la présence noire dans certains espaces, a directement influencé les trajectoires des villes du Rust Belt. En analysant les villes en termes de race et de pouvoir, il devient évident que la "menace raciale" a constitué un moteur essentiel dans le processus de déclin urbain, tant du point de vue économique que social.

Comment la stratégie du Sud a réorienté la politique du Midwest : L'impact de l'exode urbain et de la réorganisation raciale

La dynamique politique des États-Unis au cours du XXe siècle a été profondément marquée par une série de bouleversements économiques, sociaux et raciaux. Parmi les événements clés, la montée de la stratégie du Sud a joué un rôle déterminant dans le réalignement électoral du pays, particulièrement dans le Rust Belt. Cet alignement a été directement influencé par des facteurs de race et d’urbanisation, modifiant les trajectoires politiques dans des régions historiquement compétitives comme l’Ohio, le Michigan et la Pennsylvanie.

Dans des zones proches de grandes villes telles que Cincinnati, Columbus et Dayton en Ohio, où la présence noire se faisait sentir de manière significative, les élections ont révélé des changements notables dans les habitudes de vote. L'un des points de basculement a été l’adhésion des électeurs blancs à la campagne de Wallace, en grande partie motivée par une crainte croissante des changements sociaux induits par les mouvements pour les droits civiques. Cela a conduit à un soutien accru à des candidats comme Wallace, souvent perçu comme un rempart contre les avancées des droits civiques et la présence noire en milieu urbain.

Dans les années 1960, avant et après le mouvement des droits civiques, le paysage électoral a changé de manière spectaculaire. Des comtés auparavant majoritairement démocrates ont basculé vers les républicains, non seulement à cause de l'influence du mouvement des droits civiques, mais aussi en raison de la volonté de nombreux électeurs de protéger leur mode de vie face à l'urbanisation rapide et aux changements démographiques. Le phénomène des « Reagan Democrats » – anciens démocrates qui se sont tournés vers le Parti républicain après la présidence de Nixon – trouve ses racines dans cette période de réorganisation raciale et politique.

Ce changement, bien que perçu comme un effet secondaire de la résistance à l’intégration raciale, a été renforcé par un usage stratégique du terme « ville pathologique ». Ce concept a résonné puissamment chez de nombreux électeurs qui se sentaient menacés par ce qu’ils percevaient comme une dégradation de leurs quartiers urbains et un afflux de populations noires. Ce phénomène a été particulièrement efficace car il exploitait des préjugés raciaux existants, renforçant ainsi le soutien aux campagnes politiques qui se positionnaient contre l’urbanisation et la présence noire dans ces zones spécifiques.

La réaction politique des habitants des banlieues autour des villes de haute tension comme Dayton, Columbus et Cincinnati a été déterminante. Ces régions, auparavant des bastions de swing vote, ont commencé à adopter un soutien plus ferme aux républicains. Les résultats des élections ont clairement montré que la répartition des votes entre démocrates et républicains était influencée non seulement par des considérations idéologiques mais aussi par des facteurs géographiques et raciaux. Ainsi, dans le Rust Belt, les comtés périphériques aux grandes villes industrielles sont devenus des points névralgiques de cette nouvelle dynamique politique.

Les chiffres démographiques ne mentent pas. À partir de 1930, les différences de pourcentage de la population noire dans les comtés démocrates par rapport aux comtés républicains ont connu une évolution notable. En 1930, la différence était de 4,5 points de pourcentage, alors qu’en 2016, cet écart avait atteint presque 20 points. Ces transformations démographiques, combinées aux changements dans les comportements électoraux, illustrent l'ampleur du phénomène de réalignement raciste dans la région du Rust Belt.

En parallèle, la croissance démographique dans les comtés républicains a largement dépassé celle des comtés démocrates. Avant le mouvement des droits civiques, il n’y avait pas de différence statistiquement significative entre les taux de croissance des régions républicaines et démocrates. Mais après les années 1960, cette différence est devenue marquée. Les comtés démocrates ont commencé à se dépeupler tandis que les comtés républicains, surtout dans les banlieues, ont vu leur population croître de manière significative, ce qui témoigne d’une concentration accrue des votes démocrates parmi les populations urbaines défavorisées, notamment les Noirs, et d’un afflux de votes républicains dans les zones périphériques.

Cet exode urbain a été l'un des moteurs principaux de la désindustrialisation et de la récession économique de nombreuses villes du Midwest. L'urbanisation déclinante, combinée à un sentiment grandissant de menace face à la diversité raciale, a renforcé la polarisation géographique et politique dans la région. En effet, la réorganisation raciale des électeurs n’était pas seulement une question d’idéologie politique, mais aussi une réponse aux transformations sociales profondes, notamment l’essor des populations noires dans les villes industrielles déclinantes.

La continuité de cette tendance après le mouvement des droits civiques a consolidé l'adhésion des électeurs à des valeurs conservatrices. La droite politique a su exploiter cette dynamique pour solidifier son emprise sur une partie importante du Midwest, en particulier dans les banlieues, qui étaient devenues des foyers de croissance électorale et démographique pour les républicains. Les techniques de communication, comme l’usage du « dog-whistle », ont permis d'articuler ces préoccupations sans recours direct à un langage raciste, mais de manière tout aussi efficace dans la mobilisation des électeurs blancs réfractaires à la diversité.

Ainsi, cette stratégie politique a transformé les équilibres électoraux du Midwest et des régions environnantes. Ce réalignement racial et politique a non seulement réorienté les préférences électorales dans ces zones, mais a aussi joué un rôle crucial dans l’ascension de la droite conservatrice à l’échelle nationale, particulièrement à travers le soutien massif qu'elle a obtenu de la part des classes moyennes blanches et des électeurs de la classe ouvrière.

L'impact de la démolition ad hoc sur les marchés immobiliers des quartiers en déclin

Les données relatives aux quartiers de logement en déclin extrême (EHLN) ont été comparées à celles des quartiers en croissance, en tenant compte des différences de taux de propriétés occupées par leurs propriétaires, des taux de vacance, des valeurs immobilières, des loyers et de divers indicateurs sociaux. L’analyse des données sous forme de points de pourcentage révèle des tendances intéressantes, notamment sur la manière dont ces deux types de quartiers évoluent au fil du temps et des politiques mises en place, telles que les démolitions ad hoc.

En 1970, le taux d’occupation par les propriétaires dans les quartiers EHLN était nettement plus bas, avec 30,1 %, par rapport à celui des quartiers en croissance, qui s’élevait à 69,9 %. En revanche, en 2010, bien que les quartiers EHLN aient vu leur taux d’occupation chuter davantage (26,9 %), l’écart avec les quartiers en croissance s'est réduit. Ce phénomène s’explique par une baisse significative du taux d’occupation dans ces derniers, qui est passé à 52,6 %. Cependant, cette convergence a été loin d’être linéaire. Au cours des années 1990, une convergence apparente s’est produite, culminant en 2000 avec une différence de seulement 16,8 points de pourcentage. Toutefois, à partir de 2000, la crise des saisies et de l'occupation du logement a fait disparaître cette convergence, en particulier dans les zones les plus affectées par le désinvestissement.

En ce qui concerne l'occupation locative, la situation a évolué de manière inverse. En 1970, 60,1 % des logements dans les quartiers EHLN étaient occupés par des locataires, un taux bien supérieur à celui des quartiers en croissance (26,1 %). Cependant, au cours des quatre décennies suivantes, ce taux a convergé avec celui des quartiers en croissance. En 2010, les quartiers EHLN enregistraient un taux de 45,9 %, proche du taux moyen de 37,2 % dans les quartiers en croissance. Ce phénomène de convergence est plus linéaire que celui observé pour l’occupation par les propriétaires, et s'explique par une combinaison de la baisse du taux d'occupation locative dans les quartiers EHLN et de l'augmentation de ce taux dans les quartiers en croissance.

Une des justifications de la démolition ad hoc des logements dans ces quartiers était de réduire les taux de vacance en retirant un stock excessif de logements. Cependant, l’évolution des taux de vacance depuis 1970 raconte une autre histoire. En 1970, le taux de vacance médian dans les quartiers EHLN était de 9,1 %, légèrement plus élevé que la moyenne nationale (8,8 %) et celle des quartiers en croissance (2,8 %). Toutefois, au cours des quatre décennies suivantes, le taux de vacance dans ces quartiers a considérablement augmenté, atteignant 24,0 % en 2010, soit 15,8 points de pourcentage de plus que dans les quartiers en croissance. Ce phénomène montre que, bien que les démolitions aient été destinées à lutter contre la vacance, elles n'ont pas résolu le problème de manière significative.

Quant aux valeurs immobilières, les quartiers EHLN étaient déjà en 1970 bien en dessous des moyennes des quartiers en croissance. En 1970, la valeur médiane des maisons dans ces quartiers ne représentait que 55 % de celle des quartiers en croissance et 90 % de la moyenne nationale. Au cours des quatre décennies suivantes, ces valeurs ont continué à chuter, mais plus rapidement dans les quartiers EHLN. En 2010, la valeur médiane dans ces quartiers n’était plus que de 51 % de celle des quartiers en croissance, marquant une légère divergence. Cette divergence est toutefois bien moindre que celle observée dans les années 1980, 1990 et 2000, où les ratios étaient encore plus faibles.

Les loyers dans les quartiers EHLN ont connu une évolution similaire, bien que moins marquée que celle des valeurs immobilières. En 1980, les loyers dans ces quartiers représentaient 76 % de ceux des quartiers en croissance. Cependant, au fil des trois décennies suivantes, les loyers dans les quartiers EHLN ont augmenté plus rapidement que dans les quartiers en croissance, de sorte qu'en 2010, les loyers médian étaient à 83 % de ceux des quartiers en croissance.

L’analyse des données révèle donc que les quartiers EHLN, bien qu'ils aient connu des changements dans leurs marchés immobiliers au cours des dernières décennies, restent globalement dans une position défavorable par rapport aux quartiers en croissance. Ces quartiers étaient déjà moins performants en 1970, et après des décennies de démolition et de désinvestissement, leurs marchés restent fragiles. Les démolitions ad hoc, loin de revitaliser ces zones, ont exacerbé la problématique de la vacance et n'ont pas conduit à une amélioration significative des conditions de vie ou des conditions économiques dans ces quartiers.

Il est également important de noter que ces quartiers ont vu leurs indicateurs sociaux, notamment le taux de chômage et le niveau de scolarité, diverger par rapport aux quartiers en croissance. Le taux de chômage a fortement augmenté dans les quartiers EHLN, tandis que le niveau d'éducation, bien qu'il ait montré quelques signes de convergence, reste inférieur à celui des quartiers en croissance. En 2010, la proportion d'habitants sans diplôme secondaire était bien plus élevée dans ces quartiers, ce qui souligne un phénomène de marginalisation sociale continue.

Enfin, le constat est sans appel : malgré les efforts déployés, les politiques de démolition ne semblent pas avoir eu l'impact escompté sur la réhabilitation des quartiers en déclin. Loin d’améliorer la situation économique et sociale, elles ont plutôt contribué à un cycle de dégradation continue, où les quartiers EHLN continuent de souffrir de faiblesse économique, de vacance immobilière et de marginalisation sociale. Ce constat soulève des questions cruciales sur l'efficacité des stratégies de régénération urbaine basées sur la démolition, et sur la nécessité de repenser les politiques publiques pour faire face aux défis complexes du renouvellement urbain.