Les idéaux moraux et politiques de la philosophie des Lumières reposent sur l'idée que les droits de l'homme existent, que les gouvernements sont institués pour protéger ces droits, que la sagesse et la vertu sont objectives, et que nous sommes responsables de nos propres méfaits et de notre stupidité. Toutefois, cette vision a été remise en question par certains critiques de la tradition philosophique grecque, qui ont souligné que cette longue tradition avait permis l'esclavage et l'oppression des femmes. Cette question est liée au problème de l'infantilisation et de l'autoritarisme à l'égard de ceux qui étaient exclus de la communauté politique. Les femmes et les esclaves étaient considérés comme des enfants, des idiots ou des imbéciles par les tyrans qui les dominaient.
Comme Jean Bethke Elshtain l'a brillamment démontré, des philosophes grecs tels que Platon et Aristote ont incarné cette idée grecque selon laquelle « la personne privée ou idiot était un être de moindre but, de moindre bonté, de moindre rationalité et de moindre valeur que le citoyen public » (polites). Parmi ces "idiotes", on trouvait les femmes, les esclaves et les enfants. Aristote soutenait que les femmes et les esclaves étaient inférieurs et qu'ils devaient être gouvernés par ceux qui étaient supérieurs. Un élément essentiel dans l'argumentation d'Aristote est la prétendue absence de raison (logos) chez les esclaves et les femmes (Politique, 1254b).
Cependant, il ne s'agit pas seulement d'une absence de raison. Un autre problème réside dans le manque général de responsabilité attribué aux idiots et aux imbéciles. Dans le monde grec, les personnes privées (les idiotes) étaient celles qui n'étaient pas tenues responsables publiquement. Les femmes et les esclaves étaient exclus des assemblées et, de ce fait, du processus politique. En conséquence, ils ne pouvaient pas être soumis à la justice publique et à la responsabilité. Ce système à deux vitesses a perduré pendant des milliers d'années en Occident, jusqu’à il y a environ un siècle, lorsque l'esclavage a été aboli et que les femmes ont obtenu le droit de vote, de servir sur des jurys, de posséder des biens, etc. Le traitement des femmes et des esclaves constituait véritablement une forme de tyrannie.
De plus, le tyran lui-même bénéficie d'une impunité privilégiée dans ce système. Le mari dominateur et le cruel maître d'esclave échappaient à la justice en raison de leur autorité absolue sur ceux qui avaient été réduits au statut d'« idiots » (des êtres privés, non dotés des droits pleins des véritables personnes). Pendant des siècles, il n'y avait aucun recours légal pour les épouses maltraitées et les esclaves. L'impunité du tyran domestique était enviée par ceux qui désiraient la tyrannie politique. Le tyran rêve d'être un dieu, un rêve qui inclut l'impunité totale qu'il détient sur ceux qui sont réduits à l'état d’idiots. Ce rêve d'impunité devient réalité grâce à ceux qui, par ignorance, se soumettent volontairement au tyran.
La tradition grecque s'inquiétait de la tendance des idiots à choisir l'ignorance à la place de la sagesse et le vice plutôt que la vertu, soutenant ainsi le tyran. Dans ce cadre, les idiots se réduisent à l’idiotie en s’infantilisant volontairement en faveur du tyran. Les arguments en faveur de la libération des femmes et des esclaves soutenaient qu'il n’était pas vrai que les femmes et les esclaves étaient réellement idiots ou inférieurs ; c'était le système de tyrannie qui causait l'ignorance, la servilité et l’infantilisation. Cette argumentation repose sur l'objectivité : les esclaves et les femmes ne sont pas objectivement inférieurs, et c'est le système qui engendre leur infantilisation.
De nos jours, nous ne croyons plus que les femmes manquent de raison ou que certains groupes humains méritent d’être asservis. Nous cherchons à instaurer une sphère publique inclusive, soutenue par l'éducation pour tous et un système démocratique permettant à tous les adultes de voter et de participer au processus électoral. Nous comprenons également comment fonctionne l’infantilisation. Pourtant, le problème de la responsabilité demeure, mais dans une forme différente, propre à la démocratie. Ce problème réside dans le fait que des idiots sont autorisés à voter, sans système permettant de les tenir responsables lorsqu'ils soutiennent des flatteries ou des tyrans. Platon et Aristote comprenaient déjà cette difficulté. Tous deux redoutaient que la démocratie devienne une forme de gouvernance par une foule d'imbéciles. Platon, dans la République, décrit l'ascension du tyran comme impliquant la participation de courtisans et de fous. Il affirme que le tyran s'entoure d'un groupe de voleurs et de flatterers, mais que ce n'est pas suffisant pour qu'il prenne le pouvoir. Le tyran a besoin du soutien des « masses ignorantes » (anoia), ces masses privées de raison. Pour Platon, le problème réside dans le fait que ces masses, folles et naïves, accordent leur soutien au tyran, succombant aux mensonges et aux flatteries de ceux qui composent sa clique. Platon prônait une aristocratie, qu’il entendait comme une gouvernance par des individus sages et vertueux. Mais aujourd'hui, nous savons que l'aristocratie comporte aussi ses défauts. Notre système est démocratique et inclusif, mais que faire lorsque des idiots élisent des tyrans ?
La solution devrait résider dans l'éducation, qui empêcherait l'infantilisation tout en encourageant l'autonomie et la responsabilité. Nous ne souhaitons pas que les électeurs soient idiots, mais il existe une tragique faille dans la démocratie : les fous sont libres de participer sans être tenus responsables. Ce problème ne touche pas seulement les urnes, mais aussi les jurys. Dans une culture dépourvue d'intelligence et de responsabilité, l'idée d'un « jury de ses pairs » représente une autre déclinaison de l’inquiétude platonicienne sur la démocratie des fous. Nous pourrions penser que des solutions systémiques pourraient empêcher les imbéciles de causer des ravages, comme l'imposition d'examens d'éducation ou de tests de littératie lors des élections ou de la sélection des jurés. Mais ces tentatives de limiter la participation ou de rendre les électeurs et les jurés plus responsables risqueraient de devenir discriminatoires et antidémocratiques. Imposer un test de littératie ou un test civique pour sélectionner les électeurs ou jurés réitérerait les problèmes d'exclusion et d'infantilisation que nous avons abordés ici.
Platon abordait déjà ce problème dans son Apologie de Socrate. Socrate y explique qu’il a évité les fonctions publiques et a mené une vie privée, qu’il pourrait aussi bien désigner comme une vie d'idiot (idiotes, en grec). Socrate comprenait que son engagement pour la raison et la vertu risquait de le mettre en difficulté dans la sphère publique. Son effort pour demeurer à l'écart a échoué. Il a été jugé, condamné à mort et exécuté par la foule ignorante d'Athènes. Dans son dernier discours, Socrate suggéra que la foule serait un jour tenue responsable par l’histoire et les dieux. Bien sûr, cet avertissement ne l’a pas sauvé. La conclusion est tragique : les démocraties qui incluent des fous peuvent commettre des atrocités, mais les démocraties qui excluent des individus du vote ou de la participation aux jurys peuvent également être terribles.
L'infantilisation est un phénomène bien plus complexe qu'une simple question de logique ou de raisonnement. Elle peut être manipulée et exacerbée par un système politique autoritaire, comme le montre l'histoire des femmes et des esclaves. Toutefois, la compréhension moderne de l'éducation et de l’inclusion doit aller au-delà des simples changements dans les structures politiques. Il est crucial d'intégrer un système d'éducation qui non seulement favorise l’accès à la connaissance, mais aussi celui à la réflexion critique, afin d’éviter que les citoyens, conscients ou non, ne se laissent séduire par des promesses de pouvoir totalitaire.
Comment la philosophie peut éclairer notre vision de la politique et de l'éthique publique ?
La relation entre philosophie, politique et éthique a toujours été une question de réflexion profonde et d’importance capitale dans l’élaboration de la vie en société. Le lien entre la sagesse, la vigilance et la conduite des citoyens a traversé les âges, et chaque époque a apporté ses propres défis et nuances. Une analyse de la manière dont les idéaux philosophiques peuvent guider les pratiques politiques et sociales permet non seulement de comprendre les dilemmes contemporains, mais aussi de retracer l’évolution des principes d’autorité, de justice et de responsabilité.
L’importance de l’éthique dans la politique est bien illustrée par les écrits de nombreux philosophes antiques, notamment Sénèque, qui, dans son traité De la clémence, définit les vertus de la modération et de la douceur dans la gouvernance. Ces qualités, selon lui, devraient être au cœur de l’exercice du pouvoir, en tant qu’éléments essentiels pour assurer une paix durable au sein de la société. Pour Sénèque, l’usage de la clémence n'est pas seulement un acte moral, mais également un moyen stratégique de renforcer l’autorité, car il engendre la loyauté et l’admiration des citoyens. Cependant, cette idée soulève une question fondamentale : comment concilier la clémence avec la nécessité d’une justice implacable dans certains contextes ? La réflexion sur cette dualité nourrit encore aujourd’hui le débat sur l’équilibre à trouver entre pardon et justice.
D’autres philosophes, tels que Plutarque, ont mis en lumière les dangers de la flatterie et des faux amis dans la politique, et ont averti contre les conséquences désastreuses des alliances malhonnêtes. La flatterie, selon Plutarque, est un vice qui corrompt non seulement le caractère de l'individu, mais également l’essence même de la politique, car elle détourne les dirigeants de leur véritable vocation, qui est de servir le bien commun. L’authenticité des relations politiques et sociales est ainsi mise en avant comme une condition sine qua non pour le bon fonctionnement d’un régime.
Simultanément, la question de la complicité dans l’action politique fait également partie de cette réflexion. Selon certains penseurs contemporains, comme Peter French et Robert Goodin, la notion de complicité mérite une attention particulière. La complicité, loin d'être simplement une question de responsabilité morale, touche à la question de l'engagement civique : jusqu'où un citoyen ou un politicien peut-il être responsable de l'injustice systémique lorsqu'il choisit de ne pas agir ? Cette problématique, souvent explorée dans des contextes historiques et politiques précis, devient d’autant plus pertinente aujourd’hui, alors que les démocraties modernes sont confrontées à des défis nouveaux liés à la corruption, aux faiblesses institutionnelles et à l'inefficacité des réponses étatiques.
Au-delà de ces réflexions théoriques, la philosophie politique offre également des outils pratiques pour évaluer l’engagement citoyen dans les démocraties modernes. Albert Camus, dans La Peste, illustre le concept de solidarité face à la catastrophe. Dans un contexte où la société semble fragmentée, sa pensée nous invite à réévaluer notre responsabilité collective, à dépasser les querelles partisanes et à poser des actes concrets face aux injustices, même lorsque cela semble difficile ou impopulaire. Il ne s’agit pas simplement de dénoncer l’injustice, mais de prendre position et d'agir, comme l’ont fait les résistants au régime nazi, en dépit des dangers personnels.
Dans un monde où les normes et les valeurs sont souvent mises à l’épreuve, le rôle du citoyen-philosophe devient plus crucial que jamais. C’est à travers une vigilance constante et une quête inlassable de la vérité que le citoyen peut espérer comprendre et corriger les dérives de son époque. Cela implique une éthique de la responsabilité et un engagement sincère à chercher des solutions durables aux problèmes sociaux, politiques et économiques qui affligent les sociétés modernes.
Dans cette perspective, il est également important de noter que la philosophie politique n’est pas seulement une réflexion théorique. Elle s’ancre dans le concret des événements actuels, où les idées se confrontent aux réalités du pouvoir, de la loi et des structures sociales. La recherche d’une éthique politique stable, à la fois juste et pragmatique, est essentielle pour préserver la cohésion sociale et garantir un avenir pacifique et équitable. Le citoyen, donc, doit non seulement être un spectateur des événements politiques, mais aussi un acteur actif et critique de la transformation de sa société.
La Constitution de la Sagesse : Réflexions sur l'Éducation, la Philosophie et la Démocratie
L'éducation, qu'elle soit formelle ou informelle, occupe une place essentielle dans la construction des sociétés modernes. Elle façonne non seulement les individus, mais aussi les structures qui les régissent. À travers l'histoire de la philosophie, nous voyons une profonde interaction entre la conception de l'éducation et les idéaux politiques. De Rousseau à Dewey, ces réflexions éclairent l'importance de l'éducation pour le développement de la sagesse et, en fin de compte, de la démocratie.
Jean-Jacques Rousseau, dans Émile et le Contrat Social, met en avant l'idée que l'éducation doit non seulement viser à la liberté individuelle mais aussi à la formation de citoyens capables de participer activement à la vie publique. Selon lui, la véritable éducation commence par la liberté intérieure, un principe qui rejette les méthodes rigides et autoritaires de l'éducation traditionnelle. L'éducation est un moyen de conduire l'individu à une conscience éclairée de ses droits et devoirs envers la société. Pour Rousseau, la sagesse ne réside pas dans la simple accumulation de connaissances, mais dans la capacité de l'individu à vivre en harmonie avec la liberté et l'égalité.
Cependant, cette vision de l'éducation comme fondement de la liberté personnelle est contredite par certains penseurs comme John Locke, qui, bien que partageant l'idée de la liberté individuelle, privilégie une approche plus pratique et expérimentale de l'éducation. Dans Quelques Pensées sur l'Éducation, Locke insiste sur l'importance de la discipline et de l'apprentissage moral pour former des citoyens responsables et rationnels. Ce contraste entre Rousseau et Locke soulève des questions importantes sur la manière dont l'éducation devrait préparer l'individu à la vie démocratique. L'éducation, selon Locke, est avant tout une formation des facultés de la raison et de la morale, tandis que Rousseau la voit comme une préparation à une vie juste et égalitaire dans la société.
L'évolution des idées éducatives se poursuit au XXe siècle, avec des penseurs comme John Dewey et Paulo Freire qui, bien qu’évoluant dans des contextes différents, ont réinterprété l'éducation sous un angle démocratique. Dewey, par exemple, dans Démocratie et Éducation, souligne que l'éducation n'est pas un simple transfert de connaissances, mais un processus interactif qui doit encourager les élèves à réfléchir de manière critique et à participer activement à la construction de la société. Dewey voit l'éducation comme un moyen de renforcer la démocratie en cultivant la pensée indépendante et le dialogue. De son côté, Paulo Freire, dans Pédagogie de l'Opprimé, va plus loin en articulant une pédagogie de libération, où l'éducation sert à émanciper les individus des structures sociales oppressives, en les aidant à développer une conscience critique qui leur permet de remettre en question les injustices du système.
Il existe cependant des perspectives critiques sur ces théories. Certains, comme Sanford Levinson et Robert Dahl, remettent en question l'efficacité des constitutions et des systèmes politiques modernes à réaliser pleinement les idéaux démocratiques. Dans Framed, Levinson montre que la Constitution américaine, bien qu’elle repose sur des principes démocratiques, est en réalité loin d'être parfaitement démocratique, et que des réformes sont nécessaires pour assurer une véritable participation citoyenne. De même, dans Comment démocratique est la Constitution américaine?, Dahl met en lumière les défauts et les contradictions des systèmes politiques contemporains, suggérant que l’éducation à la démocratie doit aller au-delà de la simple instruction civique pour aborder les questions de pouvoir, de représentation et de justice sociale.
Ces réflexions trouvent un écho dans les travaux de Catharine Macaulay et Mary Wollstonecraft, qui ont toutes deux apporté des contributions cruciales à la pensée éducative féministe. Macaulay, dans ses Lettres sur l'éducation, et Wollstonecraft, dans Réflexions sur l'éducation des filles et Une défense des droits de la femme, insistent sur le fait que l'éducation des femmes doit être prise aussi sérieusement que celle des hommes. Elles soulignent l'importance de l'émancipation intellectuelle et morale des femmes pour la construction d’une société véritablement égalitaire. L'éducation, selon elles, est un instrument de transformation sociale qui permet aux individus de se libérer des chaînes de l’oppression.
Ce mouvement vers une éducation plus égalitaire trouve également une résonance dans le domaine de l'éthique et de la morale. Le travail de Nel Noddings, en particulier, avec sa théorie du caring, aborde la dimension éthique de l’éducation, où la responsabilité envers autrui et la construction de la communauté jouent un rôle central. Noddings propose une approche éducative qui met l'accent sur l'empathie et la relation, plutôt que sur la simple acquisition de savoirs techniques. L’éducation devient ainsi un moyen de cultiver des relations interpersonnelles justes et harmonieuses, essentielles pour une démocratie vivante.
Ainsi, l'éducation, à travers les âges et les écoles de pensée, apparaît comme un terrain de lutte pour la liberté, la justice et la démocratie. La philosophie éducative nous montre que l’éducation est plus qu’un simple mécanisme d’acquisition de connaissances : elle est l’essence même du processus de développement des citoyens conscients de leurs responsabilités envers la société. Mais, pour que l’éducation remplisse pleinement cette fonction, elle doit intégrer une dimension critique, un questionnement constant des normes et des structures qui régissent notre monde. En fin de compte, l'éducation à la démocratie ne se limite pas à enseigner la légalité ou les règles du jeu politique, mais doit inclure l’apprentissage des moyens de le réinventer et de l'améliorer. C’est dans cette quête continue de sagesse et de justice que réside l’esprit véritablement démocratique de l'éducation.

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