Le parcours intellectuel de Theodor W. Adorno est marqué par une tension constante entre ses idéaux philosophiques et les contextes pragmatiques dans lesquels il fut contraint d’évoluer. Exilé d’une Allemagne nazie qu’il abhorrait mais à laquelle il restait intérieurement lié, Adorno incarne à lui seul les contradictions de la modernité. Contrairement à d’autres penseurs de l’École de Francfort, son rapport au monde n’était jamais conciliant. Il méprisait les compromis et se méfiait profondément de toute forme de simplification du réel. Il voyait dans la société de masse non pas un progrès, mais une régression déguisée : l’individu, privé de sa capacité critique, livré à l’industrie culturelle, devenait une cible facile pour les messages fascisants.

C’est dans cet état d’esprit qu’il arriva à New York, sans grand enthousiasme, pour y retrouver Horkheimer et poursuivre leur travail sur la Dialectique de la Raison, une critique féroce de l’illusion de progrès que portait le rationalisme des Lumières. Engagé temporairement dans le Princeton Radio Project, Adorno se heurta violemment à la méthodologie empirique dominante aux États-Unis. L’usage de questionnaires à choix multiples pour mesurer des attitudes ou des sentiments humains lui semblait relever d’une barbarie méthodologique. Cette approche positiviste — qu’il associait à une forme de pensée mécanisée et déshumanisante — allait à l’encontre de tout ce qu’il défendait. La culture de masse, pour Adorno, n’était pas un champ d’analyse neutre, mais le symptôme d’une pathologie sociale.

Lorsqu’il accepta, à la demande de l’American Jewish Committee, de participer à un vaste projet d’étude sur l’antisémitisme, Adorno le fit moins par conviction méthodologique que par engagement intellectuel et politique. Il voyait dans la montée du fascisme, et dans l’antisémitisme qui l’accompagnait, l’effet d’une homogénéisation culturelle qui étouffait la subjectivité. Sa contribution à The Authoritarian Personality, malgré son nom en tête d’affiche, fut circonscrite à quelques chapitres seulement. Il affirma plus tard avoir conçu l’échelle F (Fascism scale), l’instrument de mesure central de l’étude, mais il est certain qu’il n’était ni l’auteur principal du projet, ni son véritable architecte méthodologique.

Le paradoxe est donc flagrant : Adorno, penseur marxiste, critique virulent de la science sociale empirique et de la standardisation culturelle, reste associé à une œuvre fondée sur des questionnaires quantitatifs, exempte de tout langage marxiste, et qui suppose des structures de personnalité stables, presque essentialisées. Ce n’est pas là un malentendu mineur, mais une dissonance profonde. Il tenta de justifier sa participation par le contexte, ou par le contenu thématique, mais sans jamais vraiment réconcilier ses convictions philosophiques avec la forme adoptée par l’ouvrage. Un an seulement après sa parution, il déclara que « le fascisme n’est pas une question psychologique », discréditant de facto le fondement même de The Authoritarian Personality.

Ce malaise se poursuivit après son retour en Allemagne, dans un pays ravagé, traumatisé, mais dont la reconstruction semblait contourner toute réflexion profonde sur sa culpabilité collective. Adorno s’indignait du silence, de l’oubli organisé, et de l’indulgence accordée à ceux qui n’avaient jamais quitté le pays. Il persistait à croire que la pensée critique devait se maintenir dans une position d’extrême exigence, loin de tout activisme simplificateur. C’est pourquoi il entra progressivement en conflit avec la nouvelle génération militante des années 60, qui le jugeait trop tiède, trop académique, voire complice de l’ordre établi. Adorno, pourtant radical dans son analyse du capitalisme et de la répression sociale, se retrouvait isolé, contesté jusque dans ses propres amphithéâtres, parfois de manière grotesque, parfois tragique.

Il mourut dans cet isolement intellectuel, fidèle à sa rigueur, étranger à son époque, rejetant jusqu’à la fin l’illusion d’une société réconciliée. Pourtant, l’ironie demeure : c’est par l’ouvrage qu’il méprisait le plus qu’il reste le plus souvent évoqué dans l’espace public. The Authoritarian Personality, avec ses limites méthodologiques et ses ambiguïtés idéologiq

Qu'est-ce que l'humanité peut apprendre de l'expérience de domestication des animaux ?

Les événements tragiques qui se sont produits en Union Soviétique, notamment la famine massive des années 1920, ont mené à une quête désespérée de solutions. C’est dans ce contexte que l’agronome Trofim Lysenko, soutenu par le régime soviétique, a imposé ses théories pseudoscientifiques. En rejetant la génétique au profit de l'idée que l'environnement pouvait transformer la nature même des plantes et des animaux, Lysenko a incarné la vision du monde soviétique : un monde où les hommes et les espèces pouvaient être "rééduqués", tout comme la terre pouvait être façonnée par les interventions humaines. Ses idées ont détruit des vies scientifiques et des carrières, mais ont aussi marqué une époque où les idéologies politiques pouvaient briser la science.

C’est en 1948, après une série de persécutions qui ont fait des milliers de victimes parmi les scientifiques soviétiques, que la génétique a été officiellement classée comme une pseudoscience. Pourtant, un petit groupe de chercheurs résistants, parmi lesquels le généticien Dmitry Belyaev, a continué à étudier des sujets politiques et scientifiquement dangereux. Si Belyaev ne s'était pas résigné à abandonner ses travaux sur la génétique, il aurait rejoint ses collègues déportés ou exécutés dans les goulags. Pourtant, il a su rediriger ses recherches en les présentant comme des études physiologiques des animaux.

Belyaev a alors lancé des travaux sur un sujet radicalement différent : la domestication. Ses recherches sur les animaux domestiqués ont montré que certains traits physiques et comportementaux se retrouvaient chez de nombreuses espèces domestiques, des oreilles modifiées aux comportements plus dociles. Ce qui était au départ une intuition, s’est rapidement confirmé : les animaux domestiqués partageaient une série de caractéristiques physiologiques et comportementales, dont la plus importante était une docilité accrue, ce qui en faisait de bons compagnons pour l’homme.

Le principal sujet de ses recherches fut le renard argenté, un animal élevé en masse pour sa fourrure en Union Soviétique. L’objectif de Belyaev était de démontrer que la domestication n’était pas un processus long et compliqué, comme la biologie l’avait toujours cru. Il ne s'agissait pas d’un processus s'étendant sur des millénaires, mais bien de quelque chose qui pouvait se produire beaucoup plus rapidement. Belyaev, avec sa collègue Lyudmilla Trut, a donc commencé à sélectionner les renards les plus dociles et à les faire se reproduire entre eux. Après seulement huit à dix générations, des changements notables se produisirent : les renards domestiqués montraient des caractéristiques physiques distinctes comme des taches blanches sur la poitrine et les pattes, des oreilles modifiées, et des comportements plus proches de ceux des chiens.

Les expériences de Belyaev ont ouvert une nouvelle voie de recherche en éthologie, avec un intérêt croissant pour comprendre non seulement la domestication, mais aussi la manière dont des traits comportementaux et physiologiques pouvaient être cultivés artificiellement dans une population d’animaux. Son travail n’a pas seulement prouvé qu'il était possible de sélectionner des traits comportementaux chez les animaux, mais il a aussi montré que la domestication était un processus rapide et réversible, une idée qui remettait en question les théories traditionnelles.

Un aspect souvent négligé de ces travaux est la découverte de Trut, selon laquelle il existait trois groupes distincts parmi les renards : ceux qui réagissaient de manière agressive, ceux qui étaient déjà plus dociles, et un troisième groupe qui était plus prudent mais qui, avec le temps, montrait aussi des signes de sociabilité humaine. Ces observations ont permis de mieux comprendre que la domestication ne dépend pas uniquement des animaux les plus dociles, mais aussi de la sélection des individus capables de coexister harmonieusement avec l’homme, tout en maintenant une certaine diversité comportementale.

Les recherches de Belyaev ont montré qu’il existe une base génétique fondamentale pour la domestication, mais elles soulignent aussi que les conditions de vie et les choix faits par les humains dans le processus de sélection influencent de manière décisive l’évolution d’un animal. Cela ne s'applique pas seulement aux renards, mais aussi à de nombreuses autres espèces domestiques. Ces découvertes ont des répercussions non seulement pour la biologie, mais aussi pour la manière dont nous concevons les relations humaines avec les animaux et leur évolution dans des environnements contrôlés.

Les travaux de Belyaev ont également démontré que l’adaptation des espèces animales à un environnement humain peut aller au-delà des simples traits physiques et comportementaux. En étudiant d’autres espèces comme les rats et les loutres, les scientifiques ont pu observer comment des sélections artificielles pouvaient non seulement renforcer des traits de docilité, mais aussi, inversement, créer des lignées d’animaux plus agressifs. Ces observations ont fait émerger une réflexion sur les implications de la manipulation génétique et comportementale, notamment dans des contextes où les animaux sont utilisés pour des tests ou des expérimentations.

Ainsi, bien que la domestication puisse paraître un processus naturel, il est en réalité profondément influencé par les choix humains, qu’ils soient scientifiques ou sociétaux. Les recherches de Belyaev et Trut ouvrent des questions importantes sur le rôle de l’homme dans la création de nouvelles espèces, qu’il s’agisse de chiens, de renards ou d'autres animaux. Elles soulignent aussi les dangers d'une manipulation non réfléchie, qu'il s'agisse de l'élevage pour des traits de docilité ou d'agression, car ces manipulations peuvent avoir des conséquences à long terme sur la santé et le comportement des animaux.

Le soutien à Trump : Une vision de la sécurité et de la vulnérabilité dans la politique contemporaine

Les partisans de Donald Trump ne se considèrent pas racistes, car la race n'est pour eux qu'un aspect de leur évaluation, souvent inconsciente, du statut d'« initié ». En effet, selon cette vision, ce qui compte avant tout, c'est si une personne, quel que soit son origine ethnique, peut prouver sa loyauté envers la société et sa volonté de défendre les intérêts du groupe face aux menaces extérieures. Tant que les minorités raciales démontrent leur fiabilité, leur capacité à contribuer à la société et leur détermination à préserver l'intégrité du groupe « privilégié », elles peuvent être pleinement acceptées. Cette logique, cependant, est perçue différemment par les opposants à Trump. Pour eux, exiger des minorités qu'elles prouvent leur valeur de manière que les Blancs ne sont pas contraints de faire revient à un racisme flagrant.

Les partisans de Trump, souvent empreints d’une vigilance accrue, éprouvent une satisfaction profonde, presque un plaisir, lorsqu'ils accomplissent leur devoir de protection. La peur et l'anxiété, bien qu'elles puissent les motiver à certains moments, ne dominent pas leur mentalité. Ils ne sont pas des pessimistes socialement désengagés, mais voient leur rôle dans la sécurisation de leur société comme une mission valorisante, une tâche noble qui crée un environnement sûr pour les « initiés ». Plus le monde est perçu comme dangereux, plus les récompenses psychologiques liées à la préservation de la sécurité sont grandes. La menace extérieure devient ainsi un catalyseur psychologique, source de motivation autant que de peur.

De plus, pour les partisans de Trump, la sécurité n’est pas un fardeau pénible, mais un devoir gratifiant. Ils prennent des précautions pour éviter de se retrouver vulnérables face à des individus ou des groupes extérieurs qui pourraient porter atteinte à leur mode de vie. Ils privilégient les actions qui assurent la défense du groupe, telles que soutenir des leaders dont ils sont certains qu’ils partagent cette même vigilance et cette aversion pour la vulnérabilité. Ils considèrent des symboles de sécurité comme les valeurs patriotiques, les démonstrations de force et la solidarité des forces armées et des secouristes, qui incarnent cette protection de l’intérieur face à l’extérieur.

Ainsi, leur objectif central devient la préservation de l’identité du groupe contre les menaces extérieures, notamment en matière d’immigration, de défense nationale et de maintien de l’ordre. Pour ces individus, un bon jour est un jour où la culture dominante n'est pas remise en question et où leurs proches ne sont pas victimes d’« envahisseurs » extérieurs. Les partis pris extrêmes, selon leur logique, servent à clarifier les lignes de séparation entre eux et ceux qu'ils perçoivent comme une menace. À l’extrême, certains se transforment en survivalistes, prêt à affronter seuls un monde qu'ils jugent sur le point de s'effondrer. Dans leur vision, l'État est trop laxiste, trop peu préparé pour faire face aux menaces, ce qui les pousse à stocker des ressources et à s’organiser de manière autonome, en anticipation d’une crise imminente.

Il est important de noter que les supporters de Trump, en dépit de leur apparente hostilité envers l’extérieur, ne poursuivent pas des objectifs d’expansion impérialiste. Contrairement aux dictateurs fascistes comme Adolf Hitler, qui aspiraient à la domination mondiale, Trump et ses partisans se concentrent sur le maintien de leur indépendance et la protection de leurs valeurs. La « grande muraille » symbolique qu'ils érigent n’est pas destinée à conquérir le monde, mais à protéger leur société contre ce qu'ils perçoivent comme une invasion culturelle et sociale.

Le soutien à Trump ne repose pas exclusivement sur des questions économiques ou sociales comme la lutte contre l’avortement ou les droits des homosexuels, bien que ces sujets suscitent également une réaction chez ses partisans. Les motivations profondes de ceux qui soutiennent Trump sont davantage liées à un besoin de sécurité collective et de préservation de leur mode de vie face aux transformations sociales et politiques. Les questions économiques, comme le libre-échange ou la régulation, sont interprétées dans cette optique, comme des enjeux de protection contre les menaces extérieures, qu'elles soient économiques, culturelles ou politiques.

En somme, pour les partisans de Trump, il s'agit avant tout de défendre l'intégrité du groupe face à un environnement perçu comme hostile. L’idée de maintenir une frontière, qu’elle soit physique ou symbolique, est une stratégie de survie, un moyen d'assurer une stabilité qui semble menacée par un monde extérieur toujours plus complexe et incertain. Ils s’opposent fermement à des politiques d’ouverture qui, selon eux, risqueraient d'augmenter la vulnérabilité de leur société. Au contraire, ils privilégient les politiques qui favorisent la protection du groupe contre des influences étrangères jugées nuisibles.

Quelle est l'influence des dispositions psychologiques sur la politique libertarienne et conservatrice ?

Les recherches menées par des psychologues sociaux et politiques sur les fondements de l'idéologie libertarienne révèlent que les libertariens, comme les conservateurs, ont des dispositions psychologiques particulières qui influencent leurs attitudes politiques. Une étude significative dans ce domaine, menée par Ravi Iyer et ses collègues, montre que les libertariens se distinguent des autres groupes idéologiques par une forte préférence pour l'autonomie personnelle et une méfiance envers l'autorité. Ces traits sont souvent liés à un sens très prononcé de l'individualisme, qui les pousse à rejeter les interventions de l'État dans les affaires personnelles, telles que la fiscalité et la régulation des marchés.

Une autre dimension clé de cette psychologie est l'attachement à la notion de liberté, souvent perçue par les libertariens non seulement comme une valeur politique mais aussi comme une condition existentielle. Les libertariens ont tendance à considérer que l’individu doit être libre de choisir son propre destin sans les contraintes imposées par les institutions sociales ou gouvernementales. Cette perspective est en grande partie une réponse à des perceptions de menace, que ce soit une menace physique ou une menace perçue à l'égard de leur liberté.

Cela contraste avec d’autres tendances idéologiques, notamment le conservatisme, qui, selon certaines théories, est plus sensible aux menaces perçues — qu’elles soient physiques, sociales ou culturelles. Cette peur, et le désir de maintenir un ordre social stable, expliquent en partie pourquoi les conservateurs sont plus enclins à soutenir des politiques autoritaires et à voir les changements sociaux comme des risques à éviter. En ce sens, la psychologie politique du conservatisme se distingue par un désir de sécurité et de préservation d’un système existant, au détriment de la mobilité ou de la flexibilité sociale.

L’un des éléments les plus intrigants dans cette dynamique est le phénomène du "justification du système", théorisé par John Jost. Ce concept postule que les individus, qu'ils soient libertariens ou conservateurs, cherchent à rationaliser et à légitimer les structures de pouvoir existantes, surtout lorsqu’ils ressentent une menace ou une instabilité. Les libertariens, par exemple, justifient souvent l’inégalité économique en invoquant le mérite personnel, tandis que les conservateurs peuvent justifier des inégalités sociales comme étant nécessaires pour maintenir l'ordre et la stabilité.

Une autre variable importante est l'éducation et l’expérience personnelle. Les personnes issues de milieux moins homogènes et plus diversifiés tendent à être plus ouvertes aux idées progressistes, tandis que celles provenant de milieux plus homogènes ou plus conservateurs ont tendance à développer une vision du monde plus figée et moins flexible. Ainsi, le développement de l'idéologie politique est également façonné par les contextes sociaux et éducatifs dans lesquels les individus évoluent, renforçant ou nuançant leur orientation politique.

Il est essentiel de noter que cette dynamique psychologique n’est pas seulement une question d'attitudes politiques abstraites ; elle a des implications profondes pour la manière dont les gens perçoivent les autres groupes sociaux et politiques. Par exemple, la psychologie de l’ingroup (le groupe auquel l’individu appartient) et de l’outgroup (les groupes perçus comme extérieurs) joue un rôle central dans les comportements politiques. Les libertariens et les conservateurs ont souvent tendance à voir les autres groupes idéologiques, notamment les progressistes, non seulement comme opposants politiques, mais comme des menaces à l'ordre et à la liberté auxquels ils tiennent.

Ce phénomène est exacerbé par la polarisation croissante observée dans de nombreuses sociétés modernes. À mesure que les clivages politiques deviennent plus marqués, les individus se voient de plus en plus poussés à s’identifier fortement à leur groupe idéologique, renforçant ainsi l’intransigeance et la méfiance envers les "autres". Cela alimente une dynamique de "nous contre eux" qui est au cœur de nombreuses luttes politiques contemporaines.

Ainsi, comprendre les bases psychologiques des idéologies libertariennes et conservatrices permet non seulement d’éclairer les motivations profondes des individus, mais aussi de mieux appréhender les mécanismes de polarisation et de conflit qui marquent la scène politique actuelle. Cette compréhension est essentielle pour ceux qui cherchent à résoudre les tensions sociales et à promouvoir un dialogue plus constructif et nuancé entre les différents groupes idéologiques.