L'analyse des dépenses de campagne provenant des entreprises peut être trompeuse si elle ne tient pas compte des variations significatives entre les États, comme le montre la comparaison entre New York et le New Hampshire. Dans des États comme New York, où les campagnes législatives sont plus coûteuses, on s'attend à ce que les entreprises, ainsi que d'autres groupes d'intérêt, contribuent davantage aux élections, ce qui est tout à fait normal. Cela permet de mesurer non seulement le pouvoir des entreprises par rapport à leurs opposants politiques traditionnels, comme les syndicats, mais aussi d'intégrer les différences dans les règles de financement des campagnes d'un État à l'autre.

Si les projets de loi d'ALEC étaient plus courants dans des États où les dépenses des entreprises dominent, on pourrait s'attendre à une forte corrélation entre le ratio des contributions des entreprises par rapport à celles des syndicats et le nombre de projets de loi ALEC introduits ou adoptés. Cependant, cette relation n'est pas observée dans les faits. Au contraire, la tendance semble être inverse, particulièrement dans les États où un financement électoral plus important provient des entreprises. Cela pourrait être dû au fait que les entreprises, confrontées à des menaces politiques plus importantes, préfèrent investir davantage dans des batailles électorales visibles, plutôt que de travailler en coulisses à travers des organisations comme ALEC. Une autre explication possible réside dans le fait que ces entreprises investissent plus dans les campagnes électorales des États ayant une plus grande capacité législative, ce qui pourrait réduire leur dépendance vis-à-vis d'ALEC. Néanmoins, il n'y a aucune preuve solide que les contributions de campagne jouent un rôle déterminant dans l'introduction ou l'adoption des projets de loi ALEC, en contradiction avec les perceptions populaires des médias et des réformateurs politiques.

Un autre aspect de l'influence d'ALEC réside dans la composition de ses membres législatifs. Bien qu’il soit évident que les législateurs moins expérimentés aient tendance à s'appuyer davantage sur les projets de loi modèle d'ALEC, il serait réducteur de croire que l'influence de l'organisation se limite aux nouveaux élus. Les membres plus expérimentés et ceux occupant des postes de direction dans les législatures jouent un rôle crucial dans le succès d'ALEC à travers plusieurs canaux. En effet, ces leaders, souvent bien respectés au sein de leurs partis ou chambres législatives, sont essentiels pour recruter de nouveaux membres. Ils servent de ponts entre ALEC et les législateurs récemment élus, en les invitant à rejoindre l'organisation et à participer à ses événements. La stratégie de recrutement de Sam Brunelli, l'un des fondateurs d'ALEC, qui consistait à engager des présidents d'État influents, a permis à l'organisation de se développer de manière significative. En 2014, par exemple, de nombreux présidents d'ALEC étaient des leaders influents dans leurs États, occupant des rôles tels que whip, leader de caucus, ou leader de la majorité. Les résultats de l'enquête menée auprès des candidats législatifs montrent clairement que dans les États où ALEC avait installé des dirigeants influents, le recours à l'organisation était beaucoup plus élevé que dans ceux où cette structure faisait défaut.

En plus de ce rôle de recrutement, l'influence des leaders législatifs sur l'agenda politique est également significative. Les initiatives ambitieuses, comme les propositions phares d'ALEC ou les efforts pour bloquer des législations importantes, dépendent souvent du soutien de ces leaders. L'exemple des efforts d'ALEC pour limiter les droits des syndicats, notamment des syndicats du secteur public, est révélateur. Dans des États comme le Wisconsin en 2011 et l'Iowa en 2017, des législateurs ayant des liens de longue date avec ALEC ont soutenu des projets de loi visant à restreindre les droits de négociation collective des employés publics. Ces efforts ont non seulement reçu l'appui de nouveaux législateurs, mais également celui de hauts responsables politiques, tels que le gouverneur Scott Walker du Wisconsin et les leaders républicains des chambres législatives de l'Iowa. Ces législations, qui auraient été difficiles à faire adopter sans un soutien législatif solide, ont pu être mises en œuvre grâce à l'implication active de ces leaders chevronnés, qui ont joué un rôle clé dans le passage de lois controversées malgré une opposition vigoureuse de groupes progressistes, en particulier des syndicats.

Il est intéressant de noter que les relations personnelles et politiques au sein de ces États renforcent encore l'influence d'ALEC. Par exemple, Scott Fitzgerald, leader républicain du Sénat du Wisconsin, et son frère Jeff, ont tous deux été membres actifs d'ALEC et ont joué un rôle central dans la promotion de l'agenda de l'organisation. Un soutien similaire a été observé en Iowa, où le gouverneur républicain Terry Branstad et des figures clés du parlement, comme Bill Dix et Linda Upmeyer, ont été des membres de longue date. Le soutien des figures de proue de l'État est donc crucial pour garantir que les projets de loi inspirés par ALEC puissent traverser le processus législatif, même lorsqu'ils sont confrontés à une opposition sociale et politique intense.

Ainsi, bien que le financement de campagne des entreprises puisse parfois sembler jouer un rôle clé, l'influence d'ALEC sur les législations des États-Unis repose tout autant sur ses relations avec les figures politiques de premier plan. Ces leaders législatifs, à travers leur expérience et leur position, facilitent non seulement l'adoption des projets de loi d'ALEC, mais également l'élargissement de son réseau d'influence, rendant l'organisation particulièrement efficace dans ses actions au sein des États.

L'impact des lois anti-syndicales sur la participation politique des employés du secteur public

L'affaiblissement des syndicats du secteur public, particulièrement à travers l'adoption de lois telles que les « troika bills », n'est pas nécessairement un phénomène inévitable. La participation politique est souvent une habitude qui se développe avec le temps. Il est donc possible que, une fois que les syndicats du secteur public commencent à mobiliser les travailleurs – y compris les enseignants –, ces derniers deviennent plus enclins à participer à la vie politique, indépendamment de la présence ou de l'absence d'un syndicat. La question demeure donc ouverte : l'affaiblissement des syndicats peut-il réellement limiter la participation politique des membres de ces syndicats ?

Pour explorer l'impact des lois « troika » sur la participation politique des employés gouvernementaux, il est utile de se référer aux enquêtes de l'American National Election Studies (ANES), qui constituent un modèle de référence en matière de recherche d'opinion publique sur les élections et la participation politique. En utilisant les données des enquêtes électorales de 1996 à 2016, couvrant la même période que celle pour laquelle les lois ALEC ont été adoptées, il est possible de comparer la participation politique des travailleurs des secteurs public et privé dans les États ayant adopté ces lois. Si mon intuition est correcte, on s'attend à ce que la participation politique des employés du secteur public, mais pas celle des travailleurs du secteur privé, diminue dans les États où les lois « troika » ont été adoptées.

Les cinq actes politiques mesurés dans cette étude sont les suivants : (1) essayer d'influencer les votes des autres, (2) travailler pour une campagne politique, (3) afficher un bouton ou un panneau pour soutenir un candidat, (4) faire un don à une campagne politique, (5) assister à une réunion ou à un rassemblement en soutien à un candidat. Avant l'adoption des lois « troika », les employés du gouvernement avaient tendance à participer à plus d'actes politiques que leurs homologues du secteur privé. Les employés des administrations d'État et locales rapportaient une participation presque deux fois plus importante à des actions civiques comparées à celles des travailleurs du secteur privé. Cependant, cette tendance a changé après le passage de la législation anti-syndicale.

Après l'adoption des lois inspirées par ALEC (American Legislative Exchange Council), l'AFP (Americans for Prosperity) et le SPN (State Policy Network), la participation politique des travailleurs gouvernementaux a chuté d'environ un tiers. Cela a réduit l'activisme des travailleurs du secteur public en dessous de celui des travailleurs du secteur privé. Ces résultats sont confirmés par d'autres analyses qui prennent en compte les caractéristiques démographiques des travailleurs et les spécificités des périodes étudiées. En résumé, l'impact global de l'adoption de ces lois est une réduction significative de la participation politique des employés des secteurs public et local, alors même que la participation des travailleurs du secteur privé reste stable.

Il est essentiel de reconnaître que la troika n'a pas eu le même succès dans tous les États. Bien que des lois similaires à l'Act 10, réduisant les droits de négociation et les frais d'adhésion pour les employés publics, aient été adoptées en Ohio, un large mouvement de syndicats, de groupes communautaires et d'activistes a réussi à abroger cette loi par un référendum populaire. De plus, les syndicats d'employés du gouvernement restent influents dans des États comme l'Illinois, le New Jersey, l'Oregon, la Pennsylvanie et le Colorado, où ils continuent de jouer un rôle majeur dans les élections locales et nationales. En 2016, les syndicats enseignants ont été les quatrième plus grands contributeurs aux élections locales et d'État, après les groupes de défense libéraux, les groupes de défense conservateurs et les fabricants pharmaceutiques.

Cependant, les résultats observés dans les États ayant adopté des lois soutenues par la troika sont frappants, y compris dans des États traditionnellement favorables aux syndicats comme le Wisconsin. Ce phénomène dépend en grande partie du contexte politique local. La troika n'a pas toujours cherché à supprimer totalement les droits de négociation collective, mais a adapté ses actions en fonction des majorités politiques locales. Par exemple, dans des États où les gouverneurs et les législatures étaient dominés par des républicains conservateurs, des mesures comme la récertification des syndicats d'employés publics ont été mises en œuvre. Ces réformes obligent les syndicats à organiser des élections régulières pour déterminer s'ils conservent ou non leur droit à représenter les travailleurs.

En outre, dans les États contrôlés par des démocrates, la troika a mis en place des campagnes de sensibilisation pour inciter les travailleurs à « opter-out » des syndicats tout en continuant à bénéficier des avantages des conventions collectives. Bien que cette approche puisse sembler anecdotique, elle a des conséquences substantielles, car elle perturbe le fonctionnement interne des syndicats et les contraint à investir des ressources et du temps pour préserver leur adhésion. Par exemple, en Oregon, où les syndicats publics sont particulièrement puissants, ces campagnes ont coûté aux syndicats environ 8 millions de dollars en 2016. Le coût des campagnes d'« opt-out » pourrait entraîner des baisses de 5 à 20 % de l'adhésion des membres, ce qui pourrait avoir un impact direct sur les finances et l'efficacité des syndicats.

La décision de la Cour suprême des États-Unis dans l'affaire Janus v. AFSCME (2018) représente une victoire majeure pour la troika, car elle a étendu la législation du « droit au travail » à l'ensemble des employés publics à travers le pays. Cette décision a interdit aux syndicats publics de collecter des cotisations auprès des non-membres, même si ces derniers bénéficient des avantages négociés par les syndicats. Cela constitue une étape importante dans la stratégie de la troika pour réduire l'influence des syndicats dans la politique américaine, même dans les États précédemment considérés comme solidement ancrés dans la tradition syndicale.

La situation actuelle met en évidence l'importance de comprendre comment des actions apparemment isolées, comme les réformes syndicales ou les campagnes d'adhésion, s'inscrivent dans un contexte politique plus large. Le projet de la troika, en ciblant spécifiquement les syndicats du secteur public et leurs capacités organisationnelles, montre l'impact profond de la législation sur la participation politique. Les syndicats ne se contentent pas de défendre les intérêts économiques de leurs membres, mais jouent également un rôle crucial dans l'activation civique, la participation aux élections et la défense des droits politiques dans de nombreuses régions du pays.