L'influence de l'American Legislative Exchange Council (ALEC) sur les législateurs d'État aux États-Unis est un phénomène complexe qui mérite une attention particulière. Si l'on se concentre uniquement sur le nombre de projets de loi qui suivent les modèles proposés par l'ALEC, il apparaît une relation forte entre les ressources disponibles pour les législateurs et leur dépendance vis-à-vis de l'organisation. En effet, des États comme la Californie, New York, ou le Massachusetts, où les législateurs bénéficient de salaires élevés, de sessions législatives longues et de nombreux assistants, présentent une moindre dépendance envers ALEC. En revanche, des États tels que le Wyoming, le Kentucky ou l'Idaho, où les ressources législatives sont limitées, semblent davantage utiliser les modèles de l'ALEC dans leurs projets de loi.

L'analyse des données montre une corrélation inverse entre la "professionnalisation" des législatures des États et l'utilisation des modèles législatifs fournis par ALEC. Les États qui offrent plus de ressources à leurs législateurs, tant sur le plan financier qu'en termes de personnel et de temps consacré à la législation, ont moins tendance à copier les textes des projets de loi modèles de l'ALEC. Par exemple, les États avec de longues sessions législatives et des équipes de collaborateurs bien financées, comme la Californie et la Pennsylvanie, introduisent et adoptent beaucoup moins de projets de loi inspirés par ALEC que des États avec des ressources plus modestes.

L'un des aspects les plus révélateurs de cette tendance réside dans l'effet des salaires et des dépenses pour le personnel législatif. Ces deux facteurs semblent avoir un lien direct avec la fréquence d'adoption de projets de loi inspirés par ALEC. Un faible budget pour les législateurs, une session législative plus courte et moins de soutien institutionnel entraînent une plus grande dépendance envers des groupes comme ALEC, qui fournissent des projets de loi rédigés et prêts à l'emploi, ainsi que d'autres formes de soutien pour la rédaction législative.

Une étude menée auprès des candidats législatifs en 2014 a permis de mieux comprendre cette dynamique. En interrogeant les candidats ayant déjà servi au sein de législatures d'État, il a été observé que les politiciens des États avec moins de ressources étaient beaucoup plus susceptibles de déclarer avoir utilisé les ressources de l'ALEC pour l'élaboration de politiques économiques. Par exemple, en Alabama, au Tennessee, et au Nouveau-Mexique, plus de 30% des candidats ont rapporté avoir utilisé ALEC dans le processus législatif, tandis qu'aucun candidat d'États comme Hawaï, la Floride ou le Minnesota n'a mentionné cette pratique.

Ce phénomène n'est pas seulement une conséquence de l'organisation interne des États, mais il reflète également un besoin systémique d'un soutien extérieur lorsque les ressources locales font défaut. Le manque de financement pour les législateurs, combiné à des sessions législatives de courte durée et à une aide institutionnelle insuffisante, pousse ainsi les élus à se tourner vers des groupes comme ALEC, qui proposent des solutions préfabriquées.

En outre, cette dépendance n'est pas simplement une question de "copie" de projets de loi. L'ALEC offre une gamme plus large de services aux législateurs, y compris des conseils politiques, des ressources pour rédiger des lois, et des formations. Cependant, la question se pose : si les législateurs ne copient pas directement les modèles de projets de loi, mais se fient tout de même à l'ALEC pour d'autres formes de soutien, est-ce que ces formes d'assistance sont moins visibles mais tout aussi influentes?

Les graphiques qui comparent les ressources législatives disponibles et le degré d'utilisation des ressources de l'ALEC confirment que les législateurs ayant plus de ressources tendent à se tourner moins fréquemment vers l'ALEC. De plus, ces résultats ne sont pas biaisés par des facteurs politiques ou idéologiques. La corrélation entre les ressources législatives et la dépendance à l'ALEC persiste même en prenant en compte des variables telles que la domination partisane, l'opinion publique sur les politiques économiques, ou le taux de chômage dans chaque État.

Il est important de noter que l'ALEC ne se limite pas à un seul type d'influence. Bien que la "plagiat" des projets de loi soit un indicateur frappant de son influence, l'organisation joue également un rôle clé en fournissant aux législateurs des outils pour formuler et promouvoir leurs propositions législatives. Dans les États où les ressources internes sont limitées, les législateurs trouvent dans ALEC non seulement un modèle à reproduire, mais aussi une forme de soutien dans le développement de leur propre législation.

Dans le même temps, il ne faut pas perdre de vue le contexte plus large de la politique étatique. L'influence de l'ALEC n'est pas simplement une question d'accès à des ressources matérielles ou financières. Elle reflète une dynamique de pouvoir, où les États les moins capables de fournir des ressources à leurs législateurs deviennent plus vulnérables aux influences extérieures. Cette réalité a des implications profondes pour la manière dont les lois sont formulées et adoptées dans différents États, ainsi que pour la capacité de chaque État à répondre aux besoins de ses citoyens de manière indépendante et authentique.

Pourquoi la politique locale échappe-t-elle à la gauche ?

Depuis plusieurs années, les progressistes, et en particulier les libéraux, se sont battus contre la décentralisation en affirmant que les problèmes sociaux majeurs devaient être abordés au niveau national. Cette vision repose sur une croyance en la primauté des institutions fédérales, perçues comme le lieu privilégié des réformes politiques de grande envergure. De nombreux donateurs progressistes, influencés par cette logique, ont longtemps négligé le financement d'initiatives locales ou étatiques, convaincus que ces efforts seraient inefficaces face aux enjeux mondiaux ou nationaux. Dans ce contexte, la politique des États, souvent perçue comme moins "sexy" par les donateurs, n'a pas attiré les investissements nécessaires pour soutenir un changement profond et durable.

Ce phénomène s'explique non seulement par des préférences culturelles en matière de politique, mais aussi par des considérations politiques et économiques plus profondes. L'une des raisons principales de cette négligence réside dans les contraintes budgétaires auxquelles sont confrontés les gouvernements locaux et étatiques, qui ne peuvent pas mener de réformes ambitieuses sans soutien fédéral. De plus, les craintes des législateurs de perdre des ressources au profit d'autres États ou de devenir des "aimants à aide sociale" freinent également les initiatives locales. La méfiance à l'égard du fédéralisme, souvent perçu par les progressistes comme un moyen d'entériner le racisme institutionnel ou de maintenir le statu quo des inégalités raciales, a encore renforcé cette tendance.

Les grandes fondations progressistes ont donc largement investi dans des initiatives nationales, à l'exception de quelques rares exemples de projets étatiques. L'Alliance pour la Démocratie, par exemple, un groupe de riches donateurs progressistes, a longtemps concentré ses efforts sur des organisations nationales, en accordant peu d'attention aux enjeux locaux ou interétatiques. Cette tendance a eu pour conséquence une faible création d'infrastructures politiques progressistes au niveau des États, ce qui a permis aux organisations de droite comme ALEC de dominer la scène législative des États américains.

Cependant, ces dernières années, une prise de conscience croissante s'est manifestée au sein de la gauche. L'Alliance pour la Démocratie a commencé à réorienter ses financements vers les initiatives locales et interétatiques, reconnaissant l'importance de la politique au niveau des États pour contrer l'avancée des forces conservatrices. Par exemple, le Comité des États, fondé pour soutenir des réseaux progressistes dans des États clés, a reçu un financement important pour construire des infrastructures politiques capables de rivaliser avec les groupes conservateurs. Le modèle inspiré du Colorado, où un petit groupe de donateurs a réussi à transformer le paysage politique en soutenant une législature progressiste, sert désormais de référence.

Malgré ces efforts, il est trop tôt pour dire si cette nouvelle orientation portera ses fruits. Les résultats des élections récentes montrent que les États ciblés par ces nouvelles initiatives progressistes ne connaissent pas forcément une croissance plus marquée des gains démocrates que ceux qui n'ont pas reçu de soutien particulier. Toutefois, cette réévaluation de la politique au niveau des États représente un tournant. L'idée que la gauche doit impérativement prendre le contrôle des gouvernements locaux pour parvenir à un changement durable se fait de plus en plus présente.

En parallèle, de nombreux progressistes se tournent désormais vers les grandes agglomérations urbaines, qui sont devenues des bastions démocrates au cours des dernières décennies. Ce phénomène est dû à plusieurs facteurs, dont la fuite des électeurs conservateurs vers les banlieues, l'émergence de nouveaux clivages sociaux et moraux, ainsi que les tensions raciales qui ont marqué les années 1960 et 1970. Les villes, densément peuplées, sont désormais des zones où le soutien démocrate est stable, et où les progressistes ont un avantage naturel. En conséquence, les grandes métropoles deviennent des terrains privilégiés pour l'action politique progressiste, et les réformes locales sont de plus en plus vues comme des leviers pour opérer un changement à l'échelle nationale.

L'enjeu pour les progressistes, dans les années à venir, sera de construire des réseaux solides au niveau local tout en continuant à s'investir dans des stratégies nationales. Les grandes villes pourraient bien devenir l'avenir de la gauche, un espace où les réformes politiques et sociales peuvent se concrétiser de manière plus immédiate et efficace qu'au niveau fédéral. Mais pour que cela fonctionne, il faudra que les progressistes comprennent et saisissent les dynamiques locales, en évitant de répéter les erreurs du passé où l'absence d'investissement au niveau des États a laissé le champ libre aux forces conservatrices.