La décision d'un homme peut redessiner l'avenir d'un pays, faire bifurquer une époque tout entière. L'impulsion qui semble si innocente à première vue, si simple dans sa mise en œuvre, peut se transformer en un tournant majeur dans l'histoire, un instant de rupture qui semble presque irréel dans sa fragilité. Il est difficile d'imaginer que cette rupture ne puisse pas être reconfigurée, comme un tableau qui se plierait en deux, avant de se redéployer dans une nouvelle forme. C’est cette même dynamique qui régit les choix que l’on fait et leur répercussion sur des mondes qui ne se sont pas encore révélés dans toute leur complexité.

Le processus par lequel l'Empire britannique s'étendait à travers le continent africain, en particulier dans les régions de Matabeleland, est un exemple frappant de cette réalité. Le pionnier qui avait pris une décision, en se fiant à son instinct, peut-être même sans une conscience claire de l’ampleur de son geste, n’avait pas encore perçu les conséquences. Fort Salisbury, le nom donné à une installation militaire, était l’embryon d’une nation appelée à devenir Rhodesia. Cette expansion, marquée par l’impulsion d’un seul homme, Cecil Rhodes, donnait un tournant décisif à toute une région. À Groote Schuur, des idées de noms pour un nouveau territoire émergeaient : "Rhodesia", peut-être, ou "Rhodia"… des options qui ont finalement façonné l’identité du pays.

Ce qui rend cette époque encore plus complexe à comprendre, c'est la nature humaine qui la sous-tend. Les personnages de ce chapitre historique ne sont pas de simples pionniers ou leaders, mais des acteurs dans une scène qui semble presque théâtrale. Rhodes lui-même, une fois victime d'une tentative d'assassinat, est sauvé par un jeune homme, Denys Winterset. Ce dernier, d'apparence modeste mais pleine de potentiel, devient un maillon clé dans l'histoire de l'Empire. Cette rencontre, anodine en apparence, se transforme en une clé de voûte d’une vaste construction géopolitique. Le jeune Denys, sans hésiter, fait face à l'agresseur, son bâton à la main, et protège Rhodes, ce qui permet d'établir une relation de confiance avec ce dernier. Un geste simple, un hasard dans une journée, mais qui débouche sur un chemin que l’on ne peut plus effacer.

La route, une fois ouverte par de telles rencontres, semble s’étendre infiniment. La scène où le Président pro tempore, plongé dans une réflexion profonde, se souvient de cet instant d’histoire, montre l’ambiguïté du moment : bien que ses choix et ceux de ses prédécesseurs aient été faits de manière pragmatique, leur nature immuable dans le temps leur donne une aura presque irréelle. L’image du jeune homme absorbé par sa lecture dans la lumière tamisée d’une lampe, loin de l'agitation du monde extérieur, contraste profondément avec l'enjeu historique qui se joue en arrière-plan. La scène, aussi intime qu’elle soit, devient un miroir de l’ambivalence entre les choix personnels et les conséquences historiques.

Mais l’histoire, tout comme le monde qui l’entoure, n’est pas figée. Il existe des moments où le futur semble surgir du passé, s’enroulant sur lui-même comme une coquille d’escargot. À chaque révision, chaque déviation de la trajectoire initiale, l’univers lui-même se contracte, devient plus fragile. La question demeure : combien de fois l’histoire a-t-elle déjà été déformée, repliée sur elle-même ? Ces lignes de fracture ne sont pas seulement des conséquences des actions humaines, elles sont des conséquences du temps lui-même, qui n’est jamais linéaire, mais un réseau de possibilités infinies.

Ce phénomène de discontinuité historique, où des décisions prises à des moments clés de l’histoire engendrent de nouveaux mondes parallèles, soulève une question plus vaste : comment trouver les carrefours qui mènent vers des mondes autres ? C’est là où le concept du "Magus" prend toute son importance. Dans sa conversation avec le Président pro tempore, il parle de ces intersections invisibles, des moments où les chemins se divisent et où il faut savoir saisir la direction juste. La quête de ces moments de vérité est aussi essentielle que le trajet lui-même.

L’importance de ces carrefours est double. Ils représentent d’une part des moments où l’histoire peut se déformer sous l’effet d’une décision insignifiante à première vue. Mais ces moments de bifurcation sont aussi des portes vers des réalités futures qui sont, par nature, incertaines. Il existe un danger dans cette approche : une mauvaise direction prise à un moment donné pourrait non seulement déstabiliser l'ordre existant, mais engendrer un effet papillon aux conséquences inimaginables.

Le futur, comme le souligne le Magus, n’est pas une entité statique que l’on peut simplement observer. Il est un tissu vivant, se repliant sur lui-même à chaque changement. Ces changements peuvent paraître insignifiants à l’échelle de l’instant, mais sur le long terme, ils mènent à la constitution de nouveaux mondes, de nouvelles réalités. Le voyage vers ce futur n’est pas un simple déplacement dans l’espace, mais un mouvement à travers les strates du temps, où chaque petit choix peut faire basculer une époque entière.

Il est donc essentiel de comprendre que ce que l’on perçoit comme un fait historique est en réalité un carrefour parmi tant d’autres, chacun de ces carrefours possédant la capacité de redéfinir le cours du temps. Il faut aussi reconnaître que le passage à travers ces moments de transition n’est jamais réversible : l’instant où l’on prend une décision est celui où l’on redessine l’univers tout entier. Dans cette quête de compréhension, il est crucial de maintenir une certaine humilité face à la puissance d’une époque et à l’imprévisibilité de ses fractures.

Quel est le sens profond des souvenirs et des choix dans une vie marquée par l'Histoire?

Le récit de Denys Winterset dévoile une vie empreinte de dilemme et de mémoire fragmentée, où chaque instant semble en tension avec l’histoire et les aspirations personnelles. Né dans les années 1930, dans un Londres en mutation, Winterset commence par une mémoire primaire douloureuse : celle de son père en larmes après la tragédie du dirigeable R101. Dès son enfance, il est confronté à la brutalité de l'Histoire – une Histoire qui façonne, non seulement les nations, mais aussi les individus, à travers des événements tragiques. Il en résulte une vie marquée par des choix paradoxaux, où le destin semble se jouer de lui, le conduisant à s'engager dans des situations apparemment irrationnelles, comme sa décision de rejoindre le service colonial britannique après la guerre. Ce choix devient une forme de résistance à l'ordre établi, un désir de se libérer de l'attente des autres. Mais ce qui apparaît d'abord comme un simple acte de rébellion personnelle se transforme en une quête pour comprendre son propre rôle dans l'Histoire, dans une époque où les anciennes structures de pouvoir s'effondrent et où le monde semble prêt à se reconfigurer.

Dans l'Afrique centrale, où il est envoyé dans le cadre du service colonial, Winterset se retrouve au cœur de ce que certains appellent la fin d’un empire. Mais ce n’est pas seulement la fin d’une époque que nous observons ici, c’est aussi le dilemme intime de Winterset : dans cet endroit où les institutions britanniques se dissolvent et où les structures de pouvoir locales prennent forme, il se confronte à un paradoxe cruel. D’un côté, il doit aider à établir des gouvernements et des systèmes qui, dans leur forme, ne sont guère plus que des simulacres de civilisation importés, et de l’autre, il est confronté à la réalité d’un peuple qui, tout en acceptant les changements, voit dans ces institutions peu plus que des ornements exotiques, des boîtes à bonbons pour des rituels anciens.

Winterset devient ainsi un spectateur à la fois complice et révolté, en quête de sens dans un monde où les repères de l’Empire sont en train de se dissiper. Au-delà de la politique et de la diplomatie, il s’interroge sur le rôle de chacun dans un processus de transition historique qui, pour lui, devient de plus en plus absurde. C’est cette quête de sens, cette recherche de vérité, qui donne à son récit une dimension universelle. Si ses souvenirs se brouillent parfois, si les visages se confondent, s’il ne peut se souvenir des événements dans leur intégralité, il ne perd jamais de vue l’importance de cette quête pour comprendre ce qui, dans l’Histoire, doit être oublié, et ce qui mérite d’être retenu.

Il est possible de voir dans son histoire une réflexion sur la mémoire elle-même : ce qui demeure et ce qui s’efface, ce qui est choisi de retenir et ce qui s’éclipse avec le temps. Le sens de cette mémoire n’est jamais absolu ; il est malléable, comme le temps lui-même, toujours fluide, toujours en mutation. La vie de Winterset, balancée entre les affres de la mémoire personnelle et les exigences de l’Histoire collective, nous rappelle qu’en fin de compte, ce qui reste de l’histoire d’un homme, c’est ce qu’il choisit de raconter, ce qu’il décide de transmettre. L'Histoire, comme les souvenirs, ne se donne jamais telle qu'elle fut, mais comme elle est reconstruite dans le présent.

Dans cette réflexion, le lecteur doit saisir que l'Histoire n'est pas simplement un ensemble d'événements objectivement vécus. Elle est la somme des perceptions et des interprétations, aussi fluctuantes et subjectives que les souvenirs individuels. Le défi n'est pas de savoir si un événement fut « vrai », mais comment il est vécu et raconté. Winterset, tout en restant un acteur dans cette histoire en mutation, prend conscience de cette vérité : la mémoire personnelle, tout comme l'Histoire collective, est un tissu d'incertitudes, une mosaïque de fragments dont le sens se construit au fil du temps, au gré des rencontres et des choix.

Quelle est la place de l’Empire dans le quotidien d’un homme moderne ?

Certains hommes étaient vêtus de vestes blanches, des hommes d’affaires et des touristes, pensa Denys ; d’autres, pourtant, avaient opté pour un style plus insolite : des pantalons courts avec des chaussures noires et des chaussettes, une combinaison qu’il trouvait risible, comme si un tailleur avait fait une erreur monumentale en adaptant des vêtements de soirée à la coupe des habits de brousse. Denys se prit une whisky. Dans les kraals africains, dans son bungalow ou dans son bureau blanchie à la chaux, il n’évoquait que rarement l’Empire ; et si par hasard il y pensait, c’était de manière locale, presque irritée, à propos des trivialités impériales ou des paperasses administratives. Ensemble, lui et ses jeunes collaborateurs appelaient cela le Fardeau de l'Homme Blanc. Il semblait que seul un certain éloignement de l'Empire permettait de le percevoir dans sa globalité. Ce n'était que dans ce genre d'endroit, en écoutant les noms des villes prononcés par des voix lointaines – Kandahar, Durban, Singapour, Penang – que l'Empire, qu'il n’avait jamais vu, mais dans lequel il avait vécu, en pensée et en sentiment, depuis son enfance, se dévoilait dans son esprit. Quelque chose de profondément étrange, plus étrange encore que ce soit admirable ou répréhensible, que ce petit endroit de son enfance, ce Westminster grisonnant, cette Trafalgar Square battue par le froid et couverte de parapluies noirs, ce Londres de papier peint imprégné de fumée de charbon et de cheminées infinies, ait ouvert ainsi, sans cesse, vers des contrées vastes et chaudes, des sous-continents où la pluie ne tombait jamais ou ne cessait jamais de tomber, où la végétation luxuriante ou les mers de sable ou de pierres les envahissaient.

Envoyer au monde le meilleur de ce que vous avez produit, ou du moins un grand nombre de ceux que vous avez produits. En y pensant, et en comparant cet empire aux empires naturels, comme l’Amérique ou la Russie qui, curieusement, se replièrent sur elles-mêmes pour devenir des endroits étonnamment petits, il semblait que c'était, d'une certaine manière, un destin. Pas un destin dont on puisse être particulièrement fier, ni honteux, mais un destin dont la logique intérieure, aussi contraignante soit-elle, ne pouvait que susciter l'émerveillement.

Soudainement, avec une vive clarté, Denys se retrouva une fois de plus, ou plutôt sentit à nouveau qu'il était, devant le feu de son nursery, regardant la lueur modeste des flammes, avec des biscuits pour animaux et du cacao pour goûter, écoutant Nana raconter des histoires de son frère le sergent, de la frontière afghane, du roi défunt qu'il servait, et ressentant l'Empire se déployer en cercles élargis autour de lui : d'abord Harley Street, devant la fenêtre, puis Buckingham Palace, où vivait le roi ; ensuite le pays où circulaient les trains, puis la mer froide, les Possessions, le Commonwealth, qui s’étiraient sans fin, à l'échelle mondiale, mais toujours avec son petit feu et son confort au cœur de tout cela. C’est là qu’il se trouvait : un jeune homme, avec l’air d’un aîné bien posé, dans des vêtements de soirée usés prématurément dans des lieux où de tels vêtements ne devraient pas aller, pensant, si l’on pouvait appeler cela penser, à un feu de nursery, et sur le point d’être abordé par l’homme au bout du bar.

Si ses pensées pouvaient être résumées, elles étaient celles-ci : aussi étrange que cela puisse paraître, il n’existait rien de plus réel, rien de plus fixé par des actes, grands ou petits, rien de plus profondément lié au temps et à l’espace, rempli de tout un tas de choses, que le monde réel dans lequel ses cinq sens et ses souvenirs avaient leur existence ; et il en ressentait une satisfaction profonde.

L’homme à côté de lui dans le bar lui dit : "Je vous prie de m’excuser."

"Bonsoir", répondit Denys.

"Je m'appelle Davenant", dit l'homme en tendant une main carrée, aux doigts courts. Denys se redressa et lui serra la main. "Vous êtes, si je ne me trompe, Denys Winterset ?"

"En effet", répondit Denys, scrutant le visage souriant devant lui et se demandant d’où il pouvait le connaître. C'était un grand homme à la tête carrée, ressemblant un peu à Bernard Shaw, avec des yeux bleu-glace pétillants, et un large menton orné de moustaches blanches.

"Cela ne vous dérange pas si je vous dérange ?" demanda l’homme. "Je me demandais si vous saviez si la cuisine ici est toujours aussi bonne qu’auparavant. Cela fait un moment que je n'ai pas mangé à Khartoum."

"La dernière fois que j’y ai mangé, c’était il y a un an", répondit Denys. "C’était tout à fait correct."

"Excellent", répondit Davenant, tout en observant Denys avec un regard qui semblait cacher une certaine amusante. "Dans ce cas, si vous n’avez pas d’autre engagement, puis-je vous demander de me tenir compagnie ?"

"Je n'ai rien de prévu", répondit Denys, bien qu'il eût préféré dîner seul, mais l’obéissance envers ses supérieurs, dont cet homme était sûrement un, était forte en lui.

"Parlez-moi donc, comment avez-vous fait pour connaître mon nom ?" demanda Davenant.

"Eh bien, cela arrive", répondit Davenant. "On a affaire au Bureau colonial. On voit un visage, un nom est attaché à ce visage, on le range et on ne l’oublie pas – ce genre de choses. C’est une partie de notre travail."

Un fonctionnaire, un inspecteur de quelque sorte. Denys ressentit cette sensation de malaise qu’on éprouve lorsqu’on rencontre un professeur dans un bar. La soirée ne commençait pas sous les meilleurs auspices.

"Il se peut qu'ils soient pleins pour le dîner", dit-il.

"J’ai réservé une table tranquille", répondit l’homme en souriant, levant son verre.

Le dîner s’avéra en effet supérieur. Sir Geoffrey Davenant était un conteur d’histoires habile, et il en avait beaucoup à raconter. Ce n’était apparemment pas un simple inspecteur du Bureau colonial, bien que Denys ne puisse pas déterminer exactement quel rôle il remplissait. Il semblait avoir été "attaché à" ou avoir eu des affaires avec presque tous les établissements de l’Empire. Il incarnait, pensait Denys, toute cette aventure étrange à laquelle il réfléchissait lorsqu'il avait entendu Davenant lui adresser la parole pour la première fois.

"Donc," commença Sir Geoffrey, remplissant leurs verres d’un vin de Bordeaux sud-africain – "il n'y a pas de mal à être patriote, un peu" –, "après quelques mois à me faufiler dans l'Asie centrale et à rendre service de toutes les manières possibles, je devais retourner à Sadiya. J'ai franchi la frontière tibétaine déguisé en moine…"

"Un moine ?" demanda Denys, perplexe.

"Oui. Ayant perdu tout mon matériel en Mandchourie, j'étais parfaitement apte à jouer le rôle de mendiant. J'avais un rouleau de roupies, des films, et une boussole cachée dans mon moulin à prières. Le mien ne tournait pas exactement avec la même sainteté que celui des autres, mais peu importe. Après des aventures trop ordinaires à décrire – avalanches et autres – j'ai réussi à atteindre le monastère de Rangbok, sur l’ancienne route menant à l'Everest. À deux doigts de l’effondrement. Je récupérais un peu et pensais à la suite lorsque j'ai reçu un télégramme de mon supérieur à Chengdu : "AVERTIR Davenant MASSACRE SADIYA"."

"Ce doit être une vieille histoire", dit Denys.

"Oh, oui", répondit Davenant, levant ses yeux glacés vers Denys. "Une histoire bien ancienne. Ce curry était excellent. Presque aussi bon que chez Veeraswamy, à Londres – ce qui est, curieusement, le meilleur au monde. Prendrons-nous un café ?"

Au fil de la soirée, entre brandy et cigares, les récits de Sir Geoffrey se transformèrent en réflexions. Bien que sa compagnie fût agréable, Denys ne pouvait se débarrasser de l’impression que tout ce que Sir Geoffrey lui racontait était soigneusement préparé, mis en scène pour son amusement ou peut-être pour son illumination, sans qu'il parvienne à comprendre pourquoi il avait été spécialement choisi pour être l'auditeur de ces histoires.

Il amusait Davenant, mais lui semblait tout de même partagé entre un profond sentiment d'étrangeté et une vague mélancolie quant à l'univers qu'il venait de quitter.

Comment réécrire l’histoire pour la rendre plus proche de nos désirs ?

Le monde semble toujours, d'une manière ou d'une autre, malléable à nos esprits, ou à notre imagination, du moins. Ce qui est étrange, c'est que, dans l'instant même où ces mots étaient prononcés, j'étais en train de penser à quel point, pour ma part, le monde m'apparaissait solide, tellement réel. Si l'on m'y force un peu, je pourrais y voir une explication : nos visions d'un monde idéal sont façonnées par nos désirs personnels et nos égocentrismes. Ainsi, ce qui apparaît à nos yeux comme une imperfection peut être, dans une autre vision, une occasion de le reconstruire à l’image de ce que l’on souhaite.

C’est là que réside la fascination des grandes histoires : la possibilité d’imaginer un monde différent de celui que l'on vit. Prenons, par exemple, l’histoire d’un empire, une extension de cette idée de pouvoir et de contrôle sur les événements, sur le passé. Nous pensons souvent que l’Histoire aurait pu se dérouler autrement si certaines décisions avaient été prises au bon moment. Nous rêvons de retomber dans le passé, d’être présents à un moment charnière et d’intervenir pour « arranger les choses » à notre manière.

Prenons l’exemple de l’Empire britannique. Nombreux sont ceux qui, aujourd’hui encore, imaginent un monde où, à certains moments historiques, les choix qui auraient permis de mieux préserver cet empire auraient été pris. Si l’on s’en remet à la théorie de l’histoire alternative, si l’Empire avait remporté certaines batailles, ou même si des personnages comme Cecil Rhodes n'étaient pas morts prématurément, qu’en serait-il aujourd’hui ? Nous pouvons imaginer que, dans une version alternative de l’histoire, le Royaume-Uni aurait pu exercer une forme de domination plus stable et, d'une certaine manière, « plus humaine » par rapport à l’histoire telle que nous la connaissons, où des massacres et des exterminations ont jalonné l’expansion coloniale. L’idée de réécrire l’histoire permet de donner une nouvelle forme à la réalité, d’y insuffler une nouvelle morale, d’en changer le cours.

Cela peut sembler une rêverie naïve, une manière de fuir les imperfections du monde réel pour y substituer une version plus satisfaisante. Et pourtant, au fond, cette tentation d’imaginer un autre passé est omniprésente. L'histoire des États-Unis et de la guerre civile en est un bon exemple. Si, par hasard, l'Empire britannique avait décidé d'intervenir en faveur du Sud, comment l'Histoire en serait-elle sortie ? Une autre victoire pour la Confédération ? Un renversement de la situation ? On imagine parfois qu'une telle décision aurait mis un terme à certains des pires excès de la guerre et même sauvé des vies. Mais au-delà de ces projections, on se rend vite compte que toute modification de l’histoire a aussi ses propres conséquences imprévues, et qu’on ne peut jamais vraiment prédire l'issue d’une telle réécriture.

Cecil Rhodes, par exemple, dont l’ambition coloniale a été légendaire, est l’un de ces personnages dont la mort prématurée a peut-être évité une forme d’impérialisme encore plus marquée et brutale. Si Rhodes avait vécu plus longtemps, aurait-il mené la même politique en Afrique ? L’histoire pourrait-elle être réécrite pour excuser, ou justifier, certains aspects sombres de la colonisation ? Nous avons vu au travers de l'exemple de l'Empire britannique que l'impact de l'histoire est toujours en évolution et qu'il dépend de l'interprétation que l'on en fait. Ce ne sont pas seulement les faits qui marquent l’histoire, mais aussi la manière dont on choisit de les raconter, de les réinterpréter.

L’impulsion de remodeler l’histoire découle de notre désir profond de contrôler ce qui nous échappe. Cependant, en essayant de réécrire le passé, nous oublions souvent que le présent reste le seul espace où nous pouvons réellement agir. Changer l’histoire de manière fictive ou hypothétique n’est qu’un jeu intellectuel. Mais il nous révèle aussi à quel point nous sommes tous impliqués dans la construction de la réalité telle qu’elle est perçue. Le passé est comme une brume qu’on tente de dissiper, mais à mesure que l’on croit l’avoir comprise, elle nous échappe à nouveau.

Les répercussions de ces "réécritures" hypothétiques ne se limitent pas aux événements historiques. Elles concernent également les cultures et les civilisations, dont les conséquences s'étendent bien au-delà de ce que l'on imagine dans nos jeux de réflexion. Repenser l’histoire nous aide à comprendre les forces invisibles qui continuent de façonner notre monde aujourd'hui, celles qui agissent sur nos sociétés et nos comportements.