La question de la migration mexicaine vers les États-Unis a longtemps été perçue comme un problème à résoudre par le renforcement des contrôles aux frontières. Pourtant, la véritable dynamique de cette migration n’a pas été déterminée par l’intensification des mesures de sécurité, mais par un changement démographique en cours au Mexique. En 1970, le taux de fertilité total au Mexique était de 6,8 naissances par femme, tandis qu’aujourd’hui, il est tombé à 2,2 naissances par femme, un niveau de remplacement. Cela a conduit le pays à devenir une société vieillissante, avec un âge médian passant de 17 ans en 1970 à 29 ans aujourd’hui. Cette évolution démographique est centrale pour comprendre le ralentissement de la migration vers les États-Unis.

Dès lors, une autre réalité s'est imposée : la migration est en grande partie déterminée par l’âge. La migration connaît un pic entre 18 et 22 ans et diminue drastiquement au-delà de 30 ans. Si une personne ne migre pas durant cette période, il est très peu probable qu’elle le fasse plus tard dans sa vie. Au fur et à mesure que l’âge moyen de la population mexicaine a augmenté, le nombre de jeunes migrants, autrefois moteur principal de la migration clandestine, a diminué, marquant ainsi la fin de l'ère des migrations massives non documentées.

Cependant, malgré ce changement démographique, les politiques migratoires des États-Unis ont pris un tournant radical après 1986, avec une militarisation accrue des frontières. De 1986 à 2010, les États-Unis ont investi 34,6 milliards de dollars dans le renforcement de la sécurité à la frontière. Paradoxalement, cette militarisation n’a pas réduit la migration illégale. Au contraire, elle a eu pour effet d’accroître le nombre de migrants non documentés. Massey, Durand et Pren (2016) estiment que sans cette militarisation, la population migrante non documentée serait restée bien inférieure à son pic de 12 millions de personnes. La sécurité accrue a en effet réduit la migration de retour tout en maintenant l’immigration, ce qui a conduit à une augmentation nette de la migration non documentée.

L’effet de cette politique a été d’étendre et de complexifier le phénomène migratoire. L’intensification des contrôles dans les secteurs de San Diego et El Paso a poussé les migrants à emprunter de nouvelles routes, notamment à travers le désert de Sonora et en Arizona, transformant ainsi la géographie des traversées. Le coût social et humain de cette militarisation a été immense. L’immigration clandestine est devenue une question nationale qui dépasse le seul cadre des travailleurs mexicains, impliquant désormais des familles entières. En conséquence, les migrants non documentés sont de plus en plus nombreux à vivre aux États-Unis avec leurs enfants citoyens américains, une situation qui engendre des tensions sociales et économiques profondes. Selon les données du Migration Policy Institute (2018), près de 80 % des enfants nés aux États-Unis de parents non documentés vivent dans la pauvreté, avec des accès réduits aux soins de santé et des conditions de vie difficiles.

La militarisation des frontières a également exacerbé les inégalités sociales au sein des communautés latinos. En 2008, le nombre d’individus sans statut légal a cessé de croître, mais ils représentent toujours environ 11 millions de personnes aux États-Unis, soit un quart de la population immigrée du pays. Ce phénomène de "massive illégalité" a des conséquences structurelles importantes. L’angoisse de l’expulsion, particulièrement avec les politiques de déportation intensifiées sous les administrations récentes, impose un fardeau considérable aux familles des migrants. Près de 3,5 millions de déportations entre 2008 et 2016 ont dévasté les communautés, et des millions d’enfants citoyens ont été séparés de leurs parents ou ont été contraints de vivre dans des conditions précaires au Mexique, une situation qui touche non seulement les migrants, mais l’ensemble de la société américaine à long terme.

L’ironie de cette situation réside dans le fait que les États-Unis ont investi des milliards de dollars pour contrôler un phénomène migratoire qui, en grande partie, était déjà en déclin en raison de l’évolution démographique du Mexique. Aujourd’hui, la proposition d’ériger un mur à la frontière avec un budget de 25 milliards de dollars pour stopper un flux migratoire qui n'existe plus depuis plus d'une décennie semble absurde. Le véritable objectif de ce mur n'est pas de freiner un flux migratoire qui a pratiquement disparu, mais de faire un geste symbolique, d’envoyer un message aux nationalistes blancs que l’Amérique rejette les personnes venues du Sud. Cette politique symbolique, fondée sur la peur et le racisme, non seulement coûte cher, mais elle nourrit une division de plus en plus profonde au sein de la société américaine, tout en creusant des inégalités sociales qui toucheront les générations futures.

Le coût humain et social de ces politiques doit être pris en compte, non seulement dans le cadre de l'immigration clandestine, mais aussi en ce qui concerne l'impact sur la société américaine dans son ensemble. Les enfants nés aux États-Unis de parents non documentés se retrouvent à vivre dans un contexte de précarité extrême et sont exposés à des traumatismes durables, ce qui affecte leur développement et leur potentiel futur. Ce phénomène génère une main-d’œuvre future marquée par des inégalités sociales et économiques, avec des implications majeures sur la santé publique, l'éducation et l'intégration sociale des nouvelles générations.

Comment les Latinos réagissent-ils à la politique anti-immigrants ?

Les élections de 2016 ont été un tournant pour la politique américaine, en particulier en ce qui concerne l’impact de la rhétorique anti-immigrants sur les électeurs latinos. Dans un contexte de montée en puissance des discours xénophobes et de propositions législatives visant spécifiquement les Latino-Américains, la campagne de Donald Trump a fourni un cas d’étude évident de menace de groupe, alimentant un sentiment d'hostilité et de marginalisation au sein de cette population. Ce phénomène, bien que largement observé au niveau local, n’avait jamais été étudié à une échelle nationale avant ces élections. Les données du Collaborative Multi-Racial Post-Election Survey (CMPS) de 2016 offrent un éclairage précieux sur la manière dont les Latinos se sont sentis visés par cette rhétorique, et sur la manière dont cela a influencé leur comportement politique.

L’un des aspects les plus frappants de ces résultats est que les électeurs latinos qui percevaient les Latinos comme un groupe racialisé et unifié (c'est-à-dire un groupe panethnique) étaient plus enclins à manifester de la colère à l'égard de Donald Trump et des républicains. Ils étaient également plus susceptibles de s’engager dans des activités politiques, qu’il s’agisse de voter, de participer à des manifestations ou de soutenir des actions de mobilisation communautaire. Cet engagement était visible non seulement parmi les Latinos d’origine mexicaine, mais aussi parmi ceux d’autres nationalités qui se sentaient tout aussi visés par les politiques anti-immigrants de Trump.

L’une des caractéristiques distinctives de cette mobilisation latine a été l’émergence d’une identité panethnique. Alors même que la majorité des Latinos sont classifiés racialement comme blancs dans le cadre de la société américaine, l’utilisation du terme panethnique « Latino/Hispanique » par le gouvernement des États-Unis depuis 1970 a permis de regrouper sous une même étiquette des personnes provenant de contextes culturels, sociaux et historiques très divers. Bien que certains chercheurs aient mis en question la validité de cette étiquette, arguant qu’elle gomme trop de nuances et de particularités internes aux groupes latino-américains, cette identité panethnique se trouve néanmoins renforcée par l’expérience commune de la racialisation et de la discrimination dans la société américaine.

L’histoire de la discrimination raciale à l’encontre des Latinos remonte à plusieurs décennies, avec des exemples tels que l’épurage des communautés portoricaines lors des projets de renouvellement urbain à New York, la politique linguistique à Dade County en Floride ciblant les Cubains ou encore la ségrégation scolaire et l’aliénation des Mexicains-Américains dans le Sud-Ouest. Ces luttes communes ont contribué à forger une conscience collective parmi les Latinos, indépendamment de leur nationalité d'origine. L’immigration récente n’a fait qu’amplifier ce phénomène, car les nouveaux arrivants ont pris conscience de la manière dont la société américaine les perçoit à travers le prisme de la racialisation. Peu importe qu’ils viennent du Mexique, de Cuba, du Salvador ou d’ailleurs, ils se retrouvent tous au sein d’un même groupe, traité de manière similaire par les institutions et les citoyens blancs.

L’évolution de l’identité panethnique latino est en grande partie le résultat de ce processus de racialisation. Alors que certains Latinos s’identifient toujours principalement à leur pays d’origine, une majorité a compris que, sur le plan politique et social, ils sont perçus comme une communauté unifiée par la couleur de leur peau et leur statut d’immigrants, plutôt que par des liens nationaux spécifiques. Cette prise de conscience a créé un sentiment de solidarité parmi les Latinos, renforçant ainsi la perception qu'ils partagent un destin commun, notamment en ce qui concerne leurs interactions avec la politique et la société américaines.

Le résultat est une identité panethnique de plus en plus politisée, où les Latinos voient non seulement leur origine nationale, mais aussi leur race, comme un facteur déterminant dans leurs expériences sociales et politiques. Dans ce contexte, la rhétorique anti-immigrants de Trump a agi comme un catalyseur, incitant les Latinos à s'engager davantage, que ce soit dans des actions politiques formelles ou informelles. Les données du CMPS révèlent que ceux qui se sentaient le plus vulnérables à la discrimination raciale étaient aussi les plus motivés à participer à des activités politiques, notamment ceux nés aux États-Unis et ceux dont les origines nationales se situaient en dehors du Mexique.

Cependant, la politisation croissante de cette identité peut aussi avoir des effets secondaires. D’un côté, elle unit les Latinos et les pousse à se rassembler contre les attaques républicaines. D’un autre côté, elle peut renforcer la division politique entre les Latinos et d’autres groupes raciaux, notamment les Blancs, qui, comme le montre l'exemple de Trump, peuvent être incités à stigmatiser encore davantage les immigrants pour des raisons électorales. Cette dynamique crée un cercle vicieux, où la mobilisation politique des Latinos face à l'hostilité nativiste nourrit à son tour la polarisation raciale et ethnique.

Enfin, il est important de souligner que la montée de cette identité panethnique chez les Latinos ne se résume pas à une réaction purement défensive ou réactive. Elle a aussi un potentiel d'autonomisation. En se percevant de plus en plus comme un groupe unifié, les Latinos peuvent développer une voix collective plus forte, capable de peser dans le processus politique. Cette évolution offre un terrain fertile pour les stratégies de mobilisation, en particulier pour les partis et les mouvements qui cherchent à répondre à leurs préoccupations et à leurs besoins spécifiques dans le cadre du système politique américain.