Le rôle d'ALEC (American Legislative Exchange Council) dans la définition de la législation américaine est souvent sous-estimé, et sa capacité à échapper à l'attention des médias est une composante clé de son influence. Jusqu'au début des années 2010, ALEC a soigneusement évité d'attirer l'attention, conservant un profil bas malgré sa croissance rapide. Peu de personnes en dehors du cercle restreint des politiciens et des lobbyistes comprenaient l'ampleur de son pouvoir, et la couverture médiatique de l'organisation était quasi inexistante jusqu'en 2012.

Durant cette période, ALEC a maintenu sa discrétion en limitant l'accès à ses activités. Par exemple, l'accès aux projets de lois modèles était réservé uniquement à ses membres, ce qui rendait difficile l’identification des entreprises ou des entités influençant directement la législation. Même lorsque ses activités ont commencé à attirer l'attention des médias dans les années 1990, l'organisation a pris des mesures pour minimiser la visibilité de ses membres et de leurs liens avec les législateurs. Les membres d'ALEC dans certains États, comme la Caroline du Sud, l'Indiana ou le Colorado, ont fait adopter des lois exemptant spécifiquement l'organisation des exigences de transparence en matière de lobbying. Cela permettait à ALEC de fonctionner en grande partie dans l'ombre, en contournant les normes de divulgation publique auxquelles étaient soumises d'autres groupes de pression. Cette stratégie de minimisation de la visibilité avait pour but de réduire le risque de controverse publique qui pourrait nuire à ses entreprises membres.

L'attention médiatique envers ALEC a radicalement changé en 2012, un tournant marqué par une série de révélations et de pressions venant de groupes progressistes. C’est à ce moment-là qu’une coalition de groupes de défense des droits civiques a réussi à attirer l'attention sur l'implication d'ALEC dans l’élaboration des lois controversées comme la loi « Stand Your Ground » en Floride, qui permettait à un individu de tuer une personne en état de légitime défense sans obligation de se retirer. Le meurtre de Trayvon Martin, un jeune Afro-Américain tué dans le cadre de cette loi, a servi de catalyseur pour une campagne visant à dénoncer les liens entre ALEC, la National Rifle Association (NRA) et les entreprises soutenant ces législations. Le groupe Color of Change, qui avait déjà tenté par le passé d'attirer l'attention sur les lois restrictives sur le vote soutenues par ALEC, a intensifié sa campagne en ciblant directement des entreprises comme Amazon, AT&T, Pepsi et State Farm. Ces pressions ont conduit à des ruptures de contrats avec ALEC, marquant un changement majeur dans l'image publique de l'organisation.

ALEC, de son côté, a toujours été consciente de la nécessité de protéger son anonymat et de rendre plus difficile l’identification des entreprises derrière ses propositions législatives. En réponse aux critiques et à l'attention accrue, l'organisation a modifié ses règles pour rendre plus flou le lien entre les propositions législatives et leurs soutiens corporatifs. Cela a notamment été réalisé en obligeant que toutes les propositions de lois modèles soient officiellement soumises par des membres législatifs, rendant ainsi plus difficile la traçabilité des financements des entreprises qui soutiennent ces lois. Malgré ces changements, des journalistes d'investigation ont réussi à révéler comment des groupes industriels comme le Competitive Enterprise Institute ont continué à alimenter ALEC avec des propositions de lois déjà rédigées et prêtes à être soumises, comme dans le cas d'un projet de loi sur les voitures autonomes en 2013.

Cependant, malgré ses efforts pour maintenir un profil bas, ALEC n'a pas échappé à une prise de conscience croissante du public concernant son rôle. L'importance de l'organisation et de son influence sur la politique américaine ne pouvait plus être ignorée. En effet, la question de savoir comment ALEC a pu exister et croître en dehors du radar médiatique pendant aussi longtemps, tout en façonnant la politique de nombreux États, mérite une réflexion plus approfondie sur l'impact de l'opacité et du lobbying corporate dans le processus législatif.

Les changements dans la façon dont ALEC fonctionne, notamment en termes de transparence et de divulgation, illustrent un phénomène plus large des relations entre l'entreprise et la politique. Les efforts déployés pour cacher les liens entre les législateurs et les entreprises soulignent un problème plus profond dans le système démocratique américain : le rôle croissant des intérêts privés dans la formulation des politiques publiques et l'influence disproportionnée qu'ils exercent sur les décisions législatives, souvent au détriment de l'intérêt général.

En résumé, bien qu'ALEC ait initialement réussi à rester dans l'ombre, les pressions externes ont mis en lumière son rôle dans l'élaboration des lois aux États-Unis, forçant une prise de conscience plus large. Cela a soulevé des questions sur l'éthique des pratiques de lobbying, la transparence et la responsabilité dans le processus législatif, et a ouvert un débat sur la manière dont les groupes influents façonnent la politique tout en échappant à la surveillance publique.

Comment l'AFP (Americans for Prosperity) façonne les élections et les politiques publiques à travers ses bénévoles

L'ascension fulgurante de l'organisation Americans for Prosperity (AFP) est un exemple marquant de l'efficacité des mouvements conservateurs dans la mobilisation populaire et la construction d'une infrastructure politique influente aux États-Unis. Fondée au début des années 2000, AFP a réussi à s'implanter dans une quinzaine d'États d'ici 2007, et en 2015, l'organisation disposait d'un budget d'environ 150 millions de dollars, soutenue par plus de 2,4 millions de bénévoles actifs répartis dans 80 % de la population américaine. Cette expansion rapide est un témoignage de la puissance des réseaux conservateurs et de leur capacité à structurer l'action politique à l'échelle nationale et locale.

À l'origine, AFP s'est fondée sur l'idée d’une mobilisation citoyenne pour promouvoir des politiques fiscales plus libérales et moins régulatrices, s’attaquant notamment à la réduction des impôts et à la limitation de l'intervention de l'État dans l'économie. Ce qui distingue AFP des autres groupes d’intérêt, c’est sa capacité à orchestrer une campagne de mobilisation massive en s’appuyant sur des bénévoles, des militants qui ne sont pas seulement recrutés pour défendre un programme, mais aussi pour agir concrètement sur le terrain : lors de porte-à-porte, d’appels téléphoniques ou de rassemblements publics. Bien que les motivations des bénévoles puissent être diverses, l'objectif est souvent commun : soutenir une politique de libéralisation économique et de réduction de la taille du gouvernement.

Les bénévoles rejoignent AFP pour différentes raisons. Certains sont attirés par l’agenda spécifique de l’organisation, comme la réduction des impôts ou la diminution des régulations environnementales. D'autres, en revanche, se sentent moins concernés par les grandes questions sociales que l'AFP préfère éviter (comme l’immigration ou les droits des personnes LGBT), mais soutiennent néanmoins les politiques ultra-conservatrices que l'organisation promeut. Ce mélange hétérogène de motivations contribue à l'élargissement de la base de soutien d'AFP, rendant l'organisation encore plus influente dans les arènes politiques des États où elle opère.

AFP ne laisse cependant que peu de place à l’autonomie de ses bénévoles. En dépit de leur nombre impressionnant, ces derniers n’ont qu’un rôle limité dans la prise de décision au sein de l'organisation. La gestion des chapitres locaux est centralisée, et les directives viennent directement du sommet. Les leaders d'AFP, notamment Tim Phillips, qui dirige l'organisation depuis plusieurs années, s'assurent que la ligne politique est suivie scrupuleusement, et toute déviation des objectifs définis peut entraîner la sanction des responsables locaux. Une performance insuffisante dans un État, par exemple, peut entraîner un changement de direction ou même un renvoi. Cette structure pyramidale permet à AFP de maintenir un contrôle étroit sur son activité à l’échelle nationale, tout en maintenant une façade d'organisation décentralisée, où l’action des bénévoles est parfois perçue comme le moteur de l'engagement citoyen.

L’une des principales stratégies d'AFP consiste à utiliser des "tableaux de notation" pour évaluer les performances des élus locaux, notamment en matière de gestion fiscale. Ces outils ont pour objectif de guider les électeurs et d'influencer les comportements des législateurs. Ils servent aussi à intimider ceux qui s’écartent des positions de l’organisation, en leur rappelant que le "mouvement des contribuables" est vigilant et prêt à mobiliser sa base contre eux. En Arizona, par exemple, AFP a organisé des actions de pression sur les élus locaux, leur rappelant constamment qu’ils étaient surveillés par des citoyens engagés dans la lutte contre la "croissance excessive" du gouvernement.

Il est aussi intéressant de noter qu'AFP ne se contente pas de faire pression sur les élus au sein des assemblées législatives. Dans certains États, comme l'Arizona, AFP a utilisé ses ressources pour influencer le gouvernement exécutif, en exerçant des pressions directes sur le bureau du gouverneur et en incitant ses membres à contacter directement les responsables politiques. Ce modèle de mobilisation directe et ciblée illustre l’efficacité de l'organisation à jouer un rôle majeur dans les prises de décision au plus haut niveau.

Pour renforcer son influence, AFP organise également des événements comme le "Defending the American Dream Summit". Ces rassemblements permettent de rassembler les bénévoles, les législateurs alliés, et des figures nationales du conservatisme, afin de discuter des grandes lignes de l'agenda politique de l’organisation. Ces événements servent à maintenir une cohésion parmi les militants et à leur fournir les outils nécessaires pour intervenir dans le débat public et électoral. En 2008, par exemple, l'AFP Arizona a utilisé son sommet pour propager ses idées sur les réformes fiscales, en impliquant des experts et des analystes des groupes de réflexion affiliés.

L’un des aspects cruciaux que les bénévoles doivent comprendre est que leur implication n'est pas seulement une question de soutien à un ensemble de valeurs, mais également un instrument d'influence et de pression sur les élus et les politiques publiques. L’AFP, à travers sa structure, parvient à mobiliser des milliers de personnes pour accomplir des actions concrètes et ciblées. Cependant, cette mobilisation repose sur une organisation centralisée et hiérarchique où les décisions viennent du sommet, limitant ainsi la liberté d’action des bénévoles locaux. L’implication d’un bénévole dans une organisation comme l’AFP doit donc être vue non seulement comme un acte de soutien à des idées politiques, mais aussi comme un rouage dans une machine politique bien huilée qui vise à influencer en profondeur le paysage législatif américain.

Comment les décisions judiciaires et législatives influencent-elles le pouvoir des syndicats et des partis politiques ?

En 2018, Mark Janus, un spécialiste de la pension alimentaire en Illinois, a remporté une victoire judiciaire décisive qui a profondément affecté le paysage politique et syndical aux États-Unis. Ce dernier a été soutenu financièrement et stratégiquement par l'Illinois Policy Institute, un membre du State Policy Network (SPN). Après cette décision, Janus a quitté son emploi dans le secteur public pour rejoindre cette même institution. Ce cas, à la fois juridique et politique, a ouvert la voie à des campagnes massives pour inciter les membres des syndicats gouvernementaux à se retirer de leurs adhésions, un phénomène facilité par la possibilité de "profiter" des avantages syndicaux sans avoir à payer de cotisations.

La décision de la Cour suprême dans l'affaire Janus a rapidement eu des effets visibles. Plusieurs entités affiliées au SPN, comme la Freedom Foundation et le Mackinac Center, ont lancé des campagnes pour convaincre les membres des syndicats de cesser de payer leurs cotisations. Cette nouvelle réalité, où il est désormais possible de bénéficier des services syndicaux sans en supporter les coûts, a sérieusement affaibli le pouvoir des syndicats du secteur public, notamment ceux liés aux enseignants et aux employés gouvernementaux. Peu de temps après le jugement, la National Education Association (NEA) a annoncé une chute de 14 % de ses effectifs et une baisse correspondante de 8 % de ses revenus. Les syndicats, qui se retrouvaient avec moins de ressources financières, ont dû redoubler d'efforts pour maintenir leurs membres, tout en devant jongler avec une baisse de leurs capacités à financer des actions politiques.

Ce phénomène ne s'arrête pas aux syndicats. Il a aussi eu des répercussions importantes sur le jeu politique national, notamment pour le Parti démocrate. En réduisant l'influence des syndicats, qui jouent un rôle crucial dans le soutien aux campagnes électorales, les réformes comme celle de Janus ont affaibli la base électorale du Parti démocrate. Tracie Sharp, responsable du SPN, a mis en évidence l'impact potentiel de ces réformes sur les résultats électoraux, citant comme exemple les élections présidentielles de 2016 où la réduction des membres syndicaux en Michigan et dans le Wisconsin a contribué à la victoire de Donald Trump. En effet, dans ces deux États, les marges de victoire étaient faibles, moins de 23 000 voix dans le Wisconsin et moins de 11 000 dans le Michigan, des différences significatives qui pourraient bien avoir été influencées par l'affaiblissement du soutien syndical.

Des recherches menées par des économistes et politologues, comme James Feigenbaum et Vanessa Williamson, ont montré que les mesures de "droit au travail" — qui rendent plus difficile la formation de syndicats et leur financement — ont contribué à une baisse de l'engagement électoral des électeurs démocrates, avec des conséquences concrètes sur les résultats électoraux. Par exemple, après la mise en œuvre de ces lois, les démocrates ont perdu en moyenne 3,5 points de pourcentage dans les élections présidentielles, une chute qui s'est accompagnée d'une baisse du taux de participation électorale de 2 %. Ces changements ont des implications profondes, notamment sur la manière dont les législations des États sont façonnées. Un contrôle accru des législatures par les républicains a conduit à une orientation politique marquée à droite, notamment dans des domaines comme le salaire minimum et les normes du marché du travail.

Au-delà de l'impact sur les élections et les résultats politiques, ces réformes ont également une influence directe sur la vie quotidienne des citoyens. Les changements législatifs qui facilitent les politiques pro-entreprises et conservatrices entraînent des décisions qui affectent directement les conditions de vie des Américains, comme l'accès à des soins de santé abordables ou les protections des travailleurs. Par exemple, en matière de couverture santé, les États ont exercé des choix déterminants concernant l'extension de la couverture Medicaid pour les adultes pauvres, un volet majeur de la loi sur les soins de santé abordables (Affordable Care Act) promulguée sous l'administration Obama. Cependant, après une décision de la Cour suprême en 2012, certains États ont choisi de ne pas étendre leur programme Medicaid, ce qui a entraîné une exclusion de millions d'Américains de l'accès à une couverture de santé.

Il est crucial de noter que cette dynamique n'est pas uniquement le résultat de l'affaiblissement des syndicats, mais également de la manière dont les décisions judiciaires et législatives influencent l'équilibre des pouvoirs entre les partis politiques. Par l'affaiblissement des syndicats du secteur public et la réduction des ressources des syndicats de gauche, le pouvoir politique se déplace lentement mais sûrement vers des politiques plus favorables aux grandes entreprises et aux conservateurs. Cela a des répercussions sur une multitude de domaines, y compris sur les droits des travailleurs, l'accès aux soins de santé, et la capacité des gouvernements locaux et des États de poursuivre des réformes progressistes.