Au cours des dernières décennies, plusieurs grandes villes américaines ont été confrontées à des réformes radicales imposées par les autorités d’État, prenant le contrôle de leurs systèmes scolaires ou de leurs territoires. Ces réformes, souvent présentées comme des mesures nécessaires pour redresser des finances publiques en difficulté, masquent souvent des intérêts politiques et économiques profonds qui servent à réduire les droits locaux au profit de l’efficacité prétendue du secteur privé. Si l’on se penche sur ces dynamiques, il apparaît rapidement que ces mesures, au lieu de résoudre les problèmes structurels des villes, les exacerbent souvent, en enlevant aux communautés leur pouvoir et leur capacité d’autodétermination.

Dans de nombreuses villes, telles que Detroit, Camden ou New York, les autorités d'État ont pris le contrôle des systèmes scolaires, sous prétexte de « mauvaise gestion financière ». Cette approche, loin de s’attaquer aux causes profondes des difficultés économiques et sociales, notamment la conception inégale du financement des écoles ou les effets délétères de la fuite des populations blanches, s’est contentée de réduire les dépenses publiques et de transférer les responsabilités vers des entités privées. Les écoles charters, les bons d’éducation et la gestion privée ont remplacé les enseignants syndiqués, la gestion publique et le contrôle démocratique. Ce processus ne visait pas à réformer l’outil de financement des écoles, mais à justifier une réduction des pouvoirs locaux, en particulier des pouvoirs fiscaux et d’infrastructure. Le secteur privé, souvent incarné par des gestionnaires d’entreprises, a été positionné comme la solution, non seulement pour combler les déficits financiers mais aussi pour « réformer » ce qui était perçu comme une gestion inefficace et corrompue de l’État. Cette idéologie a dominé le débat, même lorsque les résultats obtenus sont loin de prouver l’efficacité de ces politiques.

En effet, les prises de contrôle par des gestionnaires privés, dans des villes comme Philadelphie ou La Nouvelle-Orléans, n’ont guère amélioré les performances des écoles, et ont même, dans certains cas, conduit à des échecs retentissants. Les responsables de ces prises de contrôle, nommés par l’État, ne sont pas élus et échappent à toute forme de responsabilité politique directe, ce qui crée un gouffre entre les décisions prises et les besoins réels des populations concernées. À Detroit, par exemple, lorsque l'État prit le contrôle du district scolaire en 1999, il laissa la ville avec un déficit encore plus important lorsqu’il se retire six ans plus tard. De la même manière, à Flint, la gestion de l’eau par des administrateurs privés nommés par l’État a conduit à une crise de santé publique catastrophique. Pourtant, ces situations n’ont pas mis fin à l’idée selon laquelle la prise de contrôle par des gestionnaires privés serait une solution efficace.

Ce même phénomène de privatisation des services publics se retrouve dans un autre domaine important : l’acquisition de terres urbaines. À partir des années 1940 et jusqu’au début des années 1970, la politique d'expropriation a permis aux autorités locales de transformer radicalement les paysages urbains en démolissant des quartiers entiers pour y construire des infrastructures, des autoroutes ou des complexes commerciaux. Ces mesures ont profondément blessé les communautés, principalement noires et minoritaires, mais ont été largement soutenues par les élites économiques et politiques de droite. Pourtant, à partir des années 1970, des résistances se sont formées face à l’utilisation de l’expropriation à des fins de développement économique. À Detroit, par exemple, lorsque le maire Coleman Young fut contraint d’exproprier des terres pour permettre l’expansion d’une usine de General Motors, l’opposition sociale se fit sentir avec force, bien que l’initiative fût finalement acceptée. Mais ce combat a éveillé une conscience politique et lancé une dynamique qui a donné naissance à un mouvement conservateur visant à limiter les pouvoirs d'expropriation des villes.

L’une des conséquences de ce mouvement fut la création en 1991 de l’Institut for Justice, un think tank libertarien financé par des fonds privés, qui a exercé une pression constante sur les États pour limiter les pouvoirs d’expropriation des gouvernements locaux. L’affaire Kelo, en 2005, dans laquelle une citoyenne de New London, Connecticut, se battait contre l'expropriation de sa maison pour un projet de développement commercial, fut un tournant majeur. Bien que la requête des plaignants ait été rejetée par la Cour suprême, cette affaire a mis en lumière les abus de la pratique de l’expropriation et a renforcé la lutte contre ce type de politique. Depuis lors, des restrictions ont été adoptées dans de nombreux États pour limiter le pouvoir des autorités locales d’exproprier des terrains au profit d’intérêts privés. Il convient de noter que cette opposition à l'expropriation n’est pas exclusivement une question de droite. Mais ce qui distingue la critique conservatrice, c’est qu’elle ne porte que sur la protection des droits de propriété privée, sans se préoccuper des droits des locataires ou des processus de planification urbaine.

Les réformes en matière d’éminent domaine et de gestion scolaire montrent un phénomène plus large de centralisation du pouvoir et de déplacement des responsabilités publiques vers des entités privées, sans réelle considération pour les besoins et les droits des citoyens concernés. Bien que cette tendance ait été poussée par des gouvernements conservateurs, elle a aussi été soutenue par des mouvements politiques qui ont vu dans l’État une entité inefficace et corrompue. Le résultat a été la réduction de la capacité des villes à agir de manière autonome et responsable face aux défis locaux. Les réformes menées au nom de l’efficacité et de la compétitivité ne font souvent qu’aggraver la situation des populations marginalisées, tout en privant les collectivités de leurs outils d’action et de décision.

Le concept de "Rightsizing" et ses enjeux urbains dans les villes en crise

Le concept de "rightsizing", qui consiste à réorganiser les villes en difficulté en réduisant leur taille et en réutilisant les terres vacantes, se présente comme une solution à la dégradation des quartiers urbains et à l'abandon massif des terres. Il est souvent défendu par ses partisans comme un moyen de rendre les villes économiquement viables et fonctionnelles, en réduisant leur empreinte d'infrastructure tout en développant des espaces verts et des parcs. Dans cette optique, certains territoires dévastés pourraient être transformés en zones récréatives ou en corridors écologiques, permettant ainsi de résoudre partiellement les problèmes de contamination environnementale et d'offrir des espaces pour capter le carbone, contribuant à la réduction des émissions de CO2.

Pourtant, derrière ce discours progressiste se cache une réalité plus complexe, où l'on voit se dessiner des stratégies qui, loin de répondre aux besoins réels des communautés locales, servent à masquer des objectifs souvent plus douteux. Le "rightsizing" ne se limite pas à une simple réduction de la taille des villes, mais s'inscrit dans un processus où la destruction de certains quartiers et la relocalisation de leurs habitants sont mises en avant comme des solutions à une crise plus large. Toutefois, cette approche s'apparente parfois à une réincarnation des politiques de rénovation urbaine des années passées, qui ont entraîné la démolition systématique de quartiers entiers sous couvert d'améliorer les conditions de vie.

Les critiques à l'égard du "rightsizing" sont multiples. Certains y voient une manœuvre déguisée des promoteurs immobiliers et des intérêts privés visant à acquérir des terres bon marché, tandis que d'autres dénoncent un projet technocratique imposé d'en haut, sans tenir compte des réalités sociales des habitants. Une analyse plus poussée révèle que la pauvreté et l'exclusion des communautés raciales minoritaires, notamment dans les villes du Rust Belt (ceinture de rouille), sont souvent ignorées dans ces projets. La réalité est que les quartiers les plus touchés par l'abandon massif des terres sont souvent habités par des populations noires et pauvres, dont les voix sont rarement prises en compte dans les décisions concernant la réorganisation de leurs territoires.

Le "rightsizing", dans sa forme actuelle, s'inscrit donc dans une dynamique de privation organisée, où la réduction des dépenses publiques et l'austérité sont les mots d'ordre. Plutôt que de véritablement traiter les causes profondes des crises urbaines, ces politiques réduisent les services publics et abandonnent les quartiers en souffrance à leur propre sort. Elles se justifient par la nécessité de réduire les coûts, mais ignorent les solutions alternatives fondées sur une redistribution des ressources, telles que l'augmentation des taxes ou les investissements dans l'économie sociale et solidaire. De plus, la transformation des quartiers abandonnés en espaces verts, bien qu'elle puisse sembler bénéfique à première vue, sert en réalité à occulter des problèmes sociaux bien plus graves, notamment la perte de logements abordables et la concentration des populations les plus vulnérables dans des zones de plus en plus marginalisées.

Les planificateurs urbains, dans ces processus de "rightsizing", font souvent abstraction des impacts sociaux de leurs décisions. L'accent est mis sur la rationalisation des infrastructures, au détriment des besoins humains et sociaux des habitants. Les habitants eux-mêmes, souvent privés de pouvoir décisionnel, sont réduits à des participants passifs dans un processus qui aboutit à la destruction de leurs quartiers, parfois sans qu'aucune alternative réelle ne leur soit proposée. La notion de "progrès" associée à ces projets semble être une façade qui masque les véritables objectifs politiques et économiques sous-jacents.

Le cas des villes comme Detroit, Flint, Rochester, Saginaw et Youngstown illustre bien cette dynamique. Ces villes, qui ont connu des pertes massives de population depuis le milieu du XXe siècle, sont des exemples où le "rightsizing" a été codifié dans des plans officiels de réaménagement urbain. Ces plans, souvent promus par des technocrates et des responsables politiques, se concentrent sur la réduction de la taille de la ville, la démolition de logements et la vente de terrains à des promoteurs privés, tout en négligeant les besoins de la population locale. En fin de compte, ces projets sont moins des réponses aux crises sociales que des solutions pour maintenir un statu quo économique favorable aux investisseurs, au détriment des communautés qui en souffrent le plus.

Un aspect essentiel souvent négligé est que les problèmes posés par l'abandon des terres et la perte de population ne sont pas uniquement des questions de gestion de l'espace ou de réduction des coûts. Ils ont des répercussions profondes sur le tissu social des villes. L'isolement social, l'augmentation de la criminalité, la dégradation de l'environnement et le manque de services essentiels sont des conséquences directes de la politique de "rightsizing" telle qu'elle est mise en œuvre actuellement.

Il est crucial que les habitants des villes en crise aient la possibilité d'exprimer leurs désirs et leurs préoccupations dans ces processus de planification urbaine. Il ne s'agit pas simplement de transformer des quartiers délabrés en espaces verts, mais de repenser l'urbanisme en fonction des besoins réels des communautés, en tenant compte de leur histoire, de leur culture et de leurs aspirations.

Enfin, au-delà des questions économiques, il est indispensable de ne pas sous-estimer la dimension raciale et sociale des politiques urbaines. Les projets de "rightsizing" risquent d'aggraver les inégalités et de renforcer la marginalisation des populations déjà vulnérables. Il est donc impératif de prendre en compte ces réalités pour éviter de reproduire les erreurs du passé et d'assurer un avenir véritablement inclusif et équitable pour toutes les communautés urbaines.