Le terme "Rust Belt" désigne une région postindustrielle du Midwest américain, dont les principales villes sont marquées par un déclin industriel après des décennies de prospérité. La définition du Rust Belt n'est pas fixe, car elle reste une désignation informelle pour une partie du pays qui a connu une transformation économique et démographique significative. Dans le cadre de ce livre, je me concentre sur les grandes villes du Belt de fabrication, en me limitant aux zones urbaines de plus de 500 000 habitants dans les États bordant les Grands Lacs : Indiana, Illinois, Michigan, Minnesota, New York, Ohio, Pennsylvanie et Wisconsin. Certaines grandes villes comme New York ou Philadelphie sont exclues car elles présentent des histoires migratoires et des caractéristiques architecturales très différentes des autres villes du Midwest. Deux autres villes, Louisville et St. Louis, bien que situées en dehors de la zone géographique initiale, sont également incluses en raison de leurs caractéristiques fonctionnelles similaires à celles des villes du Rust Belt.

Les villes du Rust Belt partagent plusieurs caractéristiques communes. Elles sont toutes des métropoles de l'intérieur du pays, ayant connu une forte croissance à la fin du XIXe et au début du XXe siècle. Ce fut l'époque où l'automobile, les techniques de construction bon marché et l'extension des autoroutes ont profondément modifié la structure urbaine. Par exemple, à Detroit, une plus grande partie de la ville est composée de maisons unifamiliales à faible densité que dans une ville comme Philadelphie. Cela a conduit à un vieillissement plus rapide de ces villes du Rust Belt, car les maisons à construction rapide sont susceptibles de se détériorer bien plus rapidement que les structures en briques d'autres grandes villes. Par conséquent, les villes de cette région ont eu tendance à se dégrader plus vite que les villes côtières, même avec des niveaux similaires d'abandon des propriétés.

Le paysage ethnoracial des villes du Rust Belt présente également des spécificités qui méritent une attention particulière. La plupart des grandes villes de la région sont marquées par une majorité de population noire ou blanche, et l'on constate une plus faible proportion de personnes se définissant comme ni noires ni blanches par rapport à d'autres régions des États-Unis. Une particularité importante du Rust Belt réside dans la concentration de la population noire dans les grandes villes urbaines, contrairement au Sud où les populations noires se trouvent dans des zones rurales ou urbaines mixtes. Cette géographie démographique crée un terrain fertile pour des divisions politiques et sociales qui jouent souvent sur les différences rurales/urbaines et les tensions raciales.

Cette configuration géographique et démographique favorise la mise en place de récits et de discours raciaux qui exploitent les disparités entre les zones rurales majoritairement blanches et les zones urbaines à majorité noire. Les différences qui apparaissent entre ces régions sont souvent utilisées de manière manipulatrice pour alimenter des discours politiques, exacerbant ainsi les divisions sociales et raciales.

L'une des dimensions les plus intéressantes de l'histoire du Rust Belt est la façon dont cette région a toujours été un espace hautement compétitif sur le plan politique. Depuis l'époque du New Deal de Roosevelt, où les soutiens étaient fortement polarisés, cette région a été un terrain de lutte pour des électeurs aux positions diverses et souvent opposées. D'un côté, il y a eu une résistance importante au New Deal parmi les ruraux non syndiqués et les chefs d'entreprises, tandis que d'un autre côté, les initiatives de travail soutenues par le New Deal ont trouvé un large soutien dans les zones urbanisées, où les taux de syndicalisation étaient bien plus élevés qu'aujourd'hui. La réorganisation de la carte électorale américaine, notamment après le mouvement des droits civiques, a aussi joué un rôle clé, modifiant les lignes de soutien et d'opposition au sein de cette région historiquement compétitive.

Les villes du Rust Belt continuent d'attirer l'attention aujourd'hui, en partie à cause de leur rôle crucial dans les élections nationales. Cette région a été le centre de nombreux débats politiques concernant le déclin industriel, les inégalités raciales, et les tensions entre l'establishment politique et une grande partie de la population ouvrière. Dans un contexte où la question raciale et la lutte des classes restent des enjeux majeurs, le Rust Belt reste une région emblématique de l'intersection de ces problématiques.

Il est essentiel de comprendre que le déclin industriel des villes du Rust Belt n'est pas seulement un phénomène économique, mais aussi un processus profondément social et politique. La manière dont ces villes ont été transformées par des décennies de déclin a façonné non seulement leur infrastructure et leur paysage, mais aussi leurs dynamiques sociales et politiques. Les fractures raciales, les inégalités économiques, et les luttes électorales sont des éléments indissociables du tissu de cette région, et comprendre cette intersection permet d'avoir une vision plus complète de l'histoire contemporaine des États-Unis.

Les villes du Rust Belt sont un miroir de l'évolution des États-Unis : elles révèlent les conséquences d'un capitalisme industriel qui s'est effondré et les tensions d'une nation en perpétuelle transformation. Cette région, bien que souvent perçue comme un symbole de déclin, porte également en elle les éléments d'une résilience complexe et parfois conflictuelle.

Comment le mythe conservateur de Detroit influence les politiques urbaines américaines

Les liens entre les institutions, les politiciens, les activistes et les donateurs dans le mouvement conservateur sont presque invisibles. Le discours des réactionnaires blancs en colère sur Twitter n'est guère différent d'un discours de Trump en campagne, qui lui-même ne se distingue pas vraiment des rapports du American Enterprise Institute, des panels sur Fox News, ou des articles de chercheurs conservateurs de l'université George Mason. Le capital social solide du mouvement conservateur rend difficile la concurrence électorale d'une gauche fragmentée. Quelle que soit l'existence de divergences internes, les conservateurs parviennent à s'unir pour soutenir même les candidats ou politiques les plus défaillants, tant qu'ils défendent un "imaginaire de la gauche" à combattre. Une des stratégies pour maintenir cette unité a été la construction d'ennemis communs, parmi lesquels "l'intérieur pathologique de la ville" occupe une place centrale.

Cette stratégie n'est cependant pas uniformément géographique. Il n'est pas surprenant que Trump ait passé une grande partie de sa campagne à utiliser cette rhétorique dans le Midwest, une région où cette représentation de l'intérieur de la ville résonne particulièrement avec des électeurs qui voient ce lieu comme dangereux, marqué par la non-blanchité et le "délabrement". La Rust Belt, par exemple, est singulière parmi les régions américaines en ce qu'elle possède une proportion élevée de population noire, mais principalement concentrée dans les villes. L'association de la "noirceur" à l'"intérieur de la ville" devient alors une construction facile à mobiliser pour les activistes conservateurs cherchant à gagner un avantage politique.

L'importance de ce type de discours va bien au-delà des simples tactiques électorales ; il s'agit aussi d'une stratégie pour redéfinir la politique urbaine elle-même. Les politiques urbaines dans des villes comme Dayton, Ohio, ne peuvent être comprises sans saisir l'impact du cadre conservateur qui façonne le discours autour des "villes en déclin". Ce chapitre explore comment des professeurs conservateurs et des auteurs de think tanks se sont efforcés de réécrire l'histoire de villes comme Detroit, afin de positionner les politiques publiques sur un terrain favorable à la privation organisée.

Le remplacement du paradigme keynésien-managérialiste par celui de la privation organisée n'a pas seulement nécessité une crise pour provoquer l'effondrement du premier paradigme, mais aussi l'existence d'une idée de remplacement suffisamment développée. Pour que le paradigme néolibéral puisse remplacer celui de l'État-providence, il a fallu un mouvement capable de critiquer l'ancien système tout en proposant une alternative radicale. Cette dynamique a été en grande partie gérée par des think tanks conservateurs comme le Manhattan Institute ou le Cato Institute, qui, en plus de produire des recherches, rédigent parfois des législations pour des législateurs conservateurs.

Ces organisations collaborent pour convertir un positionnement général sur les politiques urbaines en véritables changements législatifs. Une de leurs principales tâches consiste à créer un récit qui non seulement sème le doute sur l'efficacité du paradigme précédent, mais qui prépare également le terrain pour la politique néolibérale. Ce récit ne doit pas nécessairement convaincre les partisans de l'ancien paradigme, mais plutôt fournir une explication quasi-intellectuelle de l'abandon des villes. L'objectif est de rendre certaines voies politiques (comme les politiques interventionnistes) "politiquement impossibles" tout en rendant les solutions néolibérales "nécessaires".

Detroit, avec sa visibilité nationale, devient un terrain d'expérimentation pour cette mythologie conservatrice. En tant que 18e ville la plus peuplée des États-Unis, elle est omniprésente dans les médias, souvent associée à des pathologies visibles : effondrement économique, criminalité et autres crises urbaines. Il n'est donc pas surprenant que des figures conservatrices utilisent Detroit comme un accessoire, une métaphore pour promouvoir leur agenda politique. La ville est qualifiée de "piñata parfaite" pour les conservateurs. Toutefois, Detroit pose également certains dangers pour la droite, car, malgré sa représentation comme un échec, elle reste un symbole complexe de la transition économique et sociale de l'Amérique.

Ce mythe conservateur a influencé bien au-delà de Detroit, affectant l'ensemble de la Rust Belt, et a redéfini la manière dont les politiques urbaines sont élaborées. Au-delà de l'histoire de Detroit, il est essentiel de comprendre comment ce discours influence concrètement les décisions politiques locales, régionales et nationales, et pourquoi cette rhétorique continue à dominer les débats sur la gestion des villes en crise.

Endtext

Quel rôle jouent les bâtiments abandonnés dans la transformation urbaine et comment les aborder ?

La ville de Détroit, autrefois moteur de l'industrie automobile, incarne l'exemple d'une métropole dont les bâtiments abandonnés représentent un défi mais aussi une opportunité pour l'avenir urbain. Le phénomène des bâtiments abandonnés est loin d'être un cas isolé, il touche de nombreuses villes américaines, et plus généralement, des zones urbaines de nombreux pays. À Détroit, la planification pour la démolition de chaque dernier bâtiment abandonné a fait partie d'un projet d'assainissement complet qui vise à éliminer les vestiges d'une époque industrielle révolue. Ce type de projet soulève des questions profondes sur la nature de l'abandon urbain, son impact sur les communautés et les processus de régénération urbaine.

Le concept de l'abandon urbain peut être abordé sous différents angles. Le plus évident est celui des "villes en déclin" où l'exode des populations, combiné à des investissements publics insuffisants, a conduit à une dégradation des infrastructures et à l'accumulation de propriétés inutilisées. Les théories sociologiques du cycle de vie des quartiers suggèrent qu'un cycle de montée, de déclin et parfois de résurgence caractérise le destin de nombreux espaces urbains. En effet, une ville peut sombrer dans un déclin profond avant de tenter une réhabilitation progressive par la transformation des friches industrielles, la revitalisation de quartiers entiers, ou la démolition de structures obsolètes.

Un autre aspect important de ce phénomène est l'approche politique et économique qui sous-tend la gestion de ces propriétés. Aux États-Unis, par exemple, les conseils fiscaux, qui gèrent la restructuration économique et sociale des zones urbaines, jouent un rôle clé dans ce processus. Ils sont responsables de la gestion des ressources publiques allouées à la réhabilitation des bâtiments ou à leur démolition. Cependant, leur intervention n’est pas sans controverse. Le contrôle fiscal se renforce souvent sans que la population locale ne bénéficie pleinement de la transformation, ce qui soulève des critiques concernant l'injustice sociale et économique qui peut accompagner de telles initiatives.

Dans ce contexte, la destruction des bâtiments abandonnés peut être perçue comme une métaphore d'une sorte de purification urbaine, un retour à l'ordre après le chaos économique et social. Cependant, les implications d'une telle approche ne sont pas univoques. Bien qu'elle puisse sembler inévitable dans certains cas, la manière dont elle est menée peut engendrer des tensions dans les communautés locales. Par exemple, l’idée de déplacement des habitants pour réorganiser les espaces en fonction d’intérêts privés soulève des questions éthiques sur le droit au logement et la justice sociale.

Les conséquences de l'abandon de bâtiments sont multiples. Sur le plan économique, les propriétés abandonnées affectent la valeur des terrains environnants, dévaluent les propriétés résidentielles et peuvent également entraîner des coûts importants pour la municipalité. L’impact environnemental, avec la dégradation des matériaux et l’apparition de zones laissées à l’abandon, rend la ville moins attrayante pour les investisseurs et les résidents potentiels. Cependant, certains projets de régénération urbaine mettent en avant des solutions innovantes, comme l’utilisation de ces espaces pour des projets communautaires ou des espaces verts.

En ce qui concerne les stratégies de revitalisation, le concept de “zone de l'entreprise” ou de "zone de développement spécial" a été exploré dans des villes telles que Pittsburgh ou Saint-Louis. Ces initiatives visent à concentrer les efforts de réaménagement dans des zones stratégiques, créant ainsi des pôles d'attractivité tout en évitant l'étalement urbain. La combinaison de politiques fiscales, de financement public et privé et de partenariats avec les communautés locales représente l’une des clés pour réussir la réintégration des bâtiments abandonnés dans le tissu urbain.

Dans ce cadre, la démolition peut n'être qu'une première étape dans un processus plus large de régénération, où l’objectif est de stimuler la réutilisation des sols de manière créative et durable. Cependant, cela nécessite une attention particulière aux enjeux sociaux, notamment l’intégration des populations vulnérables dans les décisions qui les concernent, et une réflexion sur la manière dont ces transformations peuvent profiter à l’ensemble de la communauté et non seulement aux investisseurs privés.

La question de la transformation de Détroit, notamment la démolition des bâtiments abandonnés, renvoie également à des problématiques plus larges liées à l'urbanisation dans les sociétés contemporaines. Cela touche des questions sur la gouvernance, l'inclusivité et la durabilité. Par exemple, le modèle de régénération urbaine doit être examiné sous l'angle de l'inégalité raciale et économique. La concentration des investissements dans certaines zones peut souvent refléter des dynamiques sociales et politiques plus profondes, où les communautés les plus pauvres, souvent marginalisées, risquent de ne pas bénéficier des améliorations apportées.

Un autre point crucial à considérer est celui de la fiscalité. La réorganisation du financement urbain par le biais de la fiscalité locale et des partenariats public-privé ne doit pas seulement se concentrer sur la rentabilité immédiate, mais aussi sur la durabilité à long terme des projets. Il est essentiel que les politiques de réhabilitation et de régénération tiennent compte de l’évolution démographique et des besoins des populations locales.

Les bâtiments abandonnés, loin d’être de simples débris, incarnent une opportunité de repenser la ville, son usage et son développement futur. Pour les urbanistes, les architectes, et les décideurs, il est impératif de considérer ces espaces comme des éléments actifs du processus de transformation urbaine, tout en adoptant des pratiques inclusives et en s'assurant que la régénération profite à l’ensemble de la communauté, et non à quelques-uns seulement. Il ne s'agit pas simplement de nettoyer la ville, mais de redéfinir son avenir.