La question des droits reproductifs aux États-Unis a toujours été intimement liée à la perception des femmes et des personnes enceintes en tant qu'entités autonomes, ou au contraire, à la perception de leurs corps comme des objets nécessitant une régulation stricte de la part de l'État. Une analyse historique des lois sur l'avortement révèle non seulement des évolutions juridiques, mais aussi des transformations profondes dans la manière dont la société conçoit l'égalité des sexes et la dignité humaine.

En 1973, l'arrêt Roe v. Wade avait affirmé que le droit à l'avortement relevait de la protection de la vie privée, un principe fondateur de la Constitution des États-Unis. Cependant, cette victoire ne signifiait pas que les femmes et les personnes enceintes jouissaient d'une autonomie pleine et entière. Dès lors, les lois adoptées par certains États ont cherché à contourner cette décision, en imposant des restrictions de plus en plus sévères, allant de la notification du conjoint à l’obligation de consentement parental pour les mineures. Ces restrictions ont délibérément visé à restreindre l'accès à l'avortement, tout en accentuant la division entre ceux qui pouvaient se permettre de payer pour des soins privés et ceux pour qui l'accès à des services sûrs devenait un luxe.

L'argumentation juridique s'est également déplacée avec le temps, et après la décision de la Cour Suprême dans l'affaire Planned Parenthood v. Casey en 1992, un nouveau cadre régulatoire a été instauré. La notion de "charge indue" a permis aux États de mettre en place des restrictions, tant que celles-ci ne constituaient pas une "charge excessive" pour les femmes cherchant à avorter. Cependant, la question de savoir ce qui constituait une telle charge a été laissée aux tribunaux, ce qui a permis une certaine flexibilité dans l'application de la loi tout en maintenant une reconnaissance partielle du droit à l'avortement.

Les années suivantes ont vu une escalade des attaques contre ce droit, culminant avec la décision de la Cour Suprême dans l'affaire Dobbs v. Jackson Women's Health Organization en 2022. En renversant l'arrêt Roe, la Cour a réaffirmé que le droit à l'avortement ne faisait pas partie des droits constitutionnels historiques, et a donné aux États une liberté totale pour réglementer ou interdire l'avortement. Cette décision a signalé un retour en arrière dans la reconnaissance des droits reproductifs, notamment en ce qui concerne les personnes enceintes qui sont désormais perçues non seulement comme des porteurs de fœtus mais aussi comme des êtres dont les actions doivent être régulées pour protéger une vie en gestation.

Au-delà des changements législatifs, il est crucial de comprendre comment ces lois affectent profondément la perception des femmes et des personnes enceintes. Loin d’être simplement une question juridique, l’avortement est devenu un terrain de lutte idéologique, où la maternité est souvent instrumentalisée pour justifier des restrictions. Ces lois ne s’appuient pas seulement sur des questions de santé publique, mais aussi sur des conceptions patriarcales de la féminité et de la maternité. Par exemple, les eugénistes du début du XXe siècle utilisaient des arguments similaires pour justifier des politiques de stérilisation forcée des femmes qu'ils considéraient comme "non aptes" à être mères. Cette vision de la maternité comme une responsabilité imposée par l'État continue de hanter les débats sur la législation reproductive.

Enfin, l’opposition à l’avortement s’est transformée au fil du temps. Ce n’est plus seulement un combat moral et religieux, mais une question de pouvoir et de contrôle sur les corps des femmes et des personnes enceintes. Les lois de protection de la maternité, loin de garantir une véritable égalité des sexes, ont souvent servi à confiner les femmes dans des rôles traditionnels, tout en utilisant la grossesse comme justification pour limiter leur autonomie corporelle. Cette dynamique ne fait qu’accroître les inégalités socio-économiques et raciales, les personnes pauvres et issues des minorités étant les plus touchées par ces restrictions.

Il est important de reconnaître que l'accès à l'avortement ne devrait pas être perçu uniquement sous l'angle de la liberté individuelle, mais également dans une perspective de justice sociale. Cela inclut la nécessité d’une approche plus inclusive des droits reproductifs, qui considère les diverses réalités socio-économiques et culturelles des femmes. Les lois restrictives ne font pas que limiter l'accès aux soins médicaux, elles participent également à l'invisibilisation et à la marginalisation des femmes et des personnes enceintes, en particulier celles issues de milieux défavorisés ou de communautés historiquement opprimées.

Quelles sont les conséquences de la criminalisation des personnes enceintes après l'abrogation de Roe v. Wade ?

L'abrogation de la décision Roe v. Wade a marqué un tournant décisif dans l'histoire du droit à l'avortement aux États-Unis. Au-delà de la simple interdiction de l'avortement, cette décision ouvre la porte à une criminalisation systématique de toute personne enceinte, en particulier dans certains États du Sud. L'une des préoccupations majeures réside dans l'utilisation de législations déjà existantes, comme les lois sur l'empoisonnement chimique, qui permettent d'accuser une personne enceinte de mettre en danger un enfant à naître, même en cas de recours à l'avortement médicamenteux. Dans des États comme l'Alabama, les procureurs peuvent désormais invoquer des charges de mise en danger chimique, une pratique qui pourrait se développer dans d'autres régions du pays.

Les législations qui suivent les préceptes de la criminalisation de l'avortement et des pertes fœtales prévoient également l'adoption de la "personnalité juridique" du fœtus, ce qui pourrait permettre de considérer les œufs fécondés et les embryons comme des enfants à part entière, dotés de droits légaux. Ce phénomène, qui ne concerne pas seulement les femmes, mais aussi les personnes ayant la capacité de porter un enfant, change profondément le rapport que ces individus entretiennent avec le système judiciaire, l'État et la société. L'impact sur leur quotidien peut être radical, les exposant à des peines criminelles pour des actions aussi diverses que la consommation de substances pendant la grossesse ou le simple fait d'avoir une perte de grossesse.

Les conséquences légales de cette évolution sont multiples et compliquées. Dans un contexte où les procureurs, même dans des régions traditionnellement moins conservatrices, peuvent choisir de poursuivre une personne enceinte en fonction de ses actions, le nombre de personnes incarcérées pour des crimes liés à leur grossesse est susceptible d'augmenter. Toutefois, cette dynamique n'est pas figée. Certaines personnalités publiques et avocats se battent pour réduire les peines ou même empêcher les poursuites dans des cas spécifiques, comme ceux des personnes accusées de crimes en relation avec leur grossesse.

Cependant, le système judiciaire, et plus encore les politiques sociales qui émergent de cette situation, ne se limitent pas à des aspects purement légaux. La répression des comportements liés à la grossesse est également un reflet des attitudes sociales plus larges à l'égard des corps des femmes et des personnes enceintes. Celles-ci sont souvent perçues à travers le prisme de la moralité, de la respectabilité, et des préjugés de classe, ce qui exacerbe les inégalités existantes. Des groupes de justice reproductive, comme SisterSong ou If/When/How, se battent depuis des décennies pour l'autonomie corporelle et les droits des personnes enceintes, mais leur travail s'intensifie aujourd'hui face à cette pression croissante.

En outre, bien que l'abrogation de Roe v. Wade ait mis en lumière les dangers immédiats liés à la criminalisation de la grossesse, il est essentiel de comprendre que cette situation n'existe pas en vase clos. Le combat pour les droits reproductifs s'inscrit dans une dynamique plus large de lutte contre les injustices sociales et économiques. Les personnes enceintes sont souvent confrontées à des formes de violence systémique, de pauvreté et de trauma, qui exacerbent les problèmes liés à la grossesse, comme la consommation de substances ou les mauvais résultats de naissance. Ainsi, la solution ne réside pas uniquement dans la remise en question de la criminalisation de l'avortement, mais aussi dans la promotion de mesures sociales qui soutiennent les individus, offrant une aide financière, des soins de santé appropriés, et des programmes de prévention de la violence et d'intervention.

Enfin, la "police de la grossesse", concept qui désigne cette surveillance et répression croissante des personnes enceintes, dépasse les frontières légales pour toucher la société dans son ensemble. Les normes morales et les stéréotypes sociaux nourrissent une surveillance constante, renforçant les stigmates et la marginalisation des individus ayant recours à l'avortement ou à d'autres formes d'autonomie corporelle. Si ces attitudes et pratiques ne changent pas profondément, les personnes enceintes continueront à être soumises à des formes de contrôle de plus en plus intrusives et oppressives. Il est donc crucial de repenser les bases de ces politiques, en imaginant un futur où les droits reproductifs sont pleinement respectés et soutenus par des structures sociales et légales plus justes.