Le paysage politique américain, en particulier en ce qui concerne la race et les questions raciales, a connu une transformation spectaculaire au cours des dernières décennies. L’évolution des identités raciales et de la politique de discrimination a joué un rôle clé dans la redéfinition de ce qui est considéré comme « américain », ce qui est à la fois un reflet et un produit des évolutions sociales, économiques et politiques du pays. La construction de l'identité raciale aux États-Unis s’est inscrite dans un processus historique complexe, lié à des politiques d'immigration, à la ségrégation raciale et à la montée du discours sur la race, notamment après la guerre civile et durant la période post-civil rights.

L’immigration a joué un rôle déterminant dans ce processus. Au début du 20ème siècle, les vagues d’immigrants européens, qui sont devenus de plus en plus nombreux, ont été confrontées à des défis pour intégrer la classe blanche dominante. Ces nouveaux venus ont été forcés de naviguer dans des systèmes de classifications raciales qui les plaçaient souvent au bas de l’échelle sociale, mais au fur et à mesure de leur acculturation et de leur assimilation à la culture américaine, beaucoup d’entre eux ont été absorbés dans la catégorie blanche. Ce phénomène de « blanchiment » des immigrants, étudié par des chercheurs comme David Roediger, a joué un rôle clé dans l’histoire sociale américaine, car il a permis de forger une identité raciale dominante qui n’était pas uniquement fondée sur la couleur de peau, mais aussi sur des critères sociaux et économiques.

Cependant, cette transformation ne s’est pas produite sans résistance. Le système de classe, qui s’était historiquement construit autour de la ségrégation raciale, a évolué parallèlement à l’émergence de la classe ouvrière blanche, un groupe dont les attentes et les perceptions concernant la race ont souvent été modelées par les politiques économiques et sociales du pays. Dans les années 1970 et 1980, des changements importants dans les perceptions des Noirs et des Latinos ont eu lieu avec la montée de la classe moyenne noire et les débats politiques sur l'égalité raciale. Ces mouvements ont fait face à un éventail de défis, dont la résistance à la reconnaissance de l'influence des minorités dans les sphères politiques et économiques.

Les années 1990 ont marqué un tournant avec la montée de ce qu’on a appelé la "politique de l'identité", un phénomène qui a alimenté les débats sur la racialisation des Latinos et des Afro-Américains dans le discours public. Des politiciens comme Donald Trump ont joué un rôle important en poussant ces questions au premier plan de l’agenda politique, notamment avec des discours sur l'immigration et la criminalité qui ont souvent exacerbés les tensions raciales. La question raciale, dans ce contexte, est devenue une force structurante de la politique, et les politiques de réformes sociales ont souvent ignoré ou minimisé l'impact des identités raciales et culturelles sur la répartition du pouvoir et des ressources dans la société.

Au cœur de ce débat se trouve la tension entre l’idéologie du « post-racisme » et la réalité de la race dans la politique américaine. L'élection de Barack Obama en 2008, perçue comme une victoire du « rêve post-racial », n’a fait que renforcer les fractures existantes, en exposant de manière flagrante les limites de l'intégration raciale dans la politique américaine. Les tentatives de projeter une image d'égalité raciale se sont souvent heurtées à des répercussions sociales réelles, telles que l'augmentation de la pauvreté chez les minorités ou la persistance de la discrimination systémique.

Le concept de la race n’est pas une donnée statique : il se modifie en fonction des dynamiques sociales, culturelles et politiques du pays. L’ouvrage de David Roediger sur la « fabrication » des classes blanches montre clairement que la notion de « blanchité » a été façonnée par des choix politiques, sociaux et économiques tout au long du 20ème siècle. La stratégie des partis politiques, comme le montrent des études de l'impact des droits civiques et des politiques d’immigration, a toujours joué un rôle crucial dans la redéfinition des contours de ce qu’on appelle la « majorité » aux États-Unis.

Aujourd’hui, les questions raciales demeurent au cœur du débat politique. Les fractures entre les générations, les différences d’approches selon les régions et les conflits entre les communautés continuent de façonner les discours politiques. Les électeurs noirs, latinos, et autres groupes minoritaires sont désormais perçus comme une force politique majeure, mais cette inclusion n’est pas sans ambiguïté. Les politiques publiques visant à intégrer ces populations dans les sphères économiques et politiques sont confrontées à des tensions internes, notamment l’opposition à des réformes telles que l'accès à la santé, l'éducation et l'emploi. Ainsi, l'Amérique continue de se débattre avec sa propre histoire raciale et de chercher à redéfinir les contours de ce que signifie être « américain » dans un monde de plus en plus diversifié.

Il est essentiel de comprendre que la race, bien que souvent utilisée comme un outil de division, est aussi un terrain de négociation qui évolue constamment sous l’influence de nombreux facteurs, y compris les changements démographiques, les politiques économiques et les réalités sociales. De ce fait, les identités raciales aux États-Unis sont indissociables des transformations politiques et sociales du pays. Les débats actuels sur la race ne se limitent pas à des questions de discrimination ou de privilège, mais aussi à une réflexion sur l’avenir de l’identité américaine elle-même.

Comment Johnson a utilisé la notion de "minorité mondiale" pour promouvoir les droits civiques et la stabilité économique

L'un des éléments clés de la stratégie rhétorique de Lyndon B. Johnson, président des États-Unis dans les années 1960, était l'idée que l'Amérique, bien qu'elle fût une nation puissante, était en réalité une "minorité" dans un monde où la majorité vivait dans la pauvreté, l'ignorance et la maladie. Ce concept fut particulièrement central lors de ses discours sur les droits civiques et son soutien à l'égalité raciale.

Johnson utilisait l'argument selon lequel les États-Unis, bien qu'ayant un pouvoir économique et militaire considérable, étaient de moins en moins nombreux dans le monde par rapport aux populations non blanches. Il insistait sur le fait que l'Amérique, avec son niveau de vie élevé, avait des responsabilités envers le reste du monde, en particulier envers les pays en développement. Lors de son discours à l'Université Johns Hopkins le 1er octobre 1964, Johnson affirmait que l'Amérique devait élargir ses droits civiques pour éviter une révolution violente dans le monde. Selon lui, la pauvreté, l'ignorance et les inégalités économiques étaient des "ennemis ancestraux" qui risquaient de provoquer une révolte mondiale si les États-Unis ne s'engageaient pas à aider les nations en difficulté.

Ce discours de Johnson se basait sur l'idée selon laquelle les États-Unis, bien que représentant une élite mondiale, ne pouvaient ignorer les souffrances des masses non blanches. Il faisait valoir que l'Amérique devait s'engager dans une aide mondiale pour éviter une révolution violente. Le message était clair : si les États-Unis ne prenaient pas soin des plus démunis dans le monde, ceux-ci se soulèveraient contre les puissances qui, par leurs privilèges économiques et politiques, maintenaient une inégalité profonde.

Cette thématique de l'"amérique minoritaire" est également présente dans plusieurs autres discours de Johnson, dont un prononcé le 11 octobre 1964 à Las Vegas, où il avertissait que les États-Unis, avec leurs 190 millions d'habitants, représentaient une toute petite fraction de la population mondiale. Les autres nations, où les gens vivaient avec moins de 8 dollars par mois, étaient désormais plus nombreuses et pouvaient potentiellement se soulever. Le président insistait sur le fait que si les États-Unis voulaient éviter un conflit racial interne ou un soulèvement mondial, ils devaient agir rapidement en matière de droits civiques et d'aide internationale.

Le 27 octobre 1964, à Pittsburgh, il allait encore plus loin, en liant directement la question des droits civiques à une peur raciale. Johnson affirmait que si l'Amérique ne se montrait pas solidaire envers les populations non blanches du monde, les "blancs" aux États-Unis se retrouveraient dans une position de vulnérabilité. L'idée de "minorité" n'était pas simplement géographique ou économique, mais avait une connotation raciale forte, plaçant les blancs dans une situation de faiblesse démographique par rapport aux populations non blanches. Selon lui, l'égalité des droits à l'intérieur des États-Unis, ainsi que la solidarité mondiale, étaient des nécessités pour maintenir l'ordre et éviter un soulèvement interne et externe.

Johnson se servait de ce concept de "minorité mondiale" pour mobiliser non seulement les électeurs américains, mais aussi pour faire pression sur les chefs d'entreprise et les hommes d'affaires. En janvier 1964, lors d'une réunion avec des leaders d'affaires, il soulignait l'importance de la justice sociale pour que l'Amérique puisse continuer à "diriger le monde". Il avertissait que si les inégalités raciales n'étaient pas corrigées, elles risquaient de provoquer des troubles sociaux, avec des conséquences potentiellement violentes. De cette manière, il utilisait la menace d'une révolte raciale pour pousser les entreprises à s'engager dans des pratiques plus égalitaires, en particulier dans le Sud des États-Unis, où les discriminations étaient les plus prononcées.

Bien que la question des droits civiques fût essentielle pour Johnson, il se heurta à une difficulté majeure lorsqu'il tenta d'aborder l'inégalité économique. Contrairement aux droits civiques, qui pouvaient être localisés géographiquement dans le Sud, l'inégalité économique était un problème national. En effet, les politiques du New Deal, qui avaient été conçues pour répondre aux besoins économiques des Américains pendant la Grande Dépression, n'avaient pas résolu les inégalités raciales, et de nombreux programmes avaient même exacerbé les divisions entre les noirs et les blancs.

Ainsi, bien que Johnson ait pu faire avancer la législation sur les droits civiques, il n'a pas réussi à résoudre les inégalités économiques qui touchaient de manière disproportionnée les Afro-Américains et les autres minorités. Son soutien à l'égalité raciale devait aussi prendre en compte les dimensions économiques de cette lutte. Toutefois, cette contradiction allait marquer les limites de sa stratégie, car la pauvreté et l'inégalité économique ne pouvaient être dissociées des questions raciales.

La notion de "minorité mondiale" était donc un outil stratégique pour Johnson, un moyen de justifier l'engagement des États-Unis dans la lutte pour les droits civiques tant à l'intérieur qu'à l'extérieur de leurs frontières. Cette rhétorique était censée apaiser les craintes des élites blanches en leur offrant une justification morale pour soutenir les réformes. Cependant, cette approche ne suffisait pas à combler les fractures économiques et raciales internes, et la solution à ces problèmes allait nécessiter des efforts plus ambitieux que ceux proposés par les politiques de Johnson.