À l’aube du XXIe siècle, la réflexion de Lawrence Lessig a profondément marqué notre compréhension des régulations contemporaines avec son ouvrage Code Is Law, où il affirme que l’architecture technique d’internet exerce un pouvoir normatif semblable à celui du droit. Ce cadre conceptuel s’avère d’autant plus pertinent à l’heure où l’intelligence artificielle bouleverse les présupposés traditionnels de la propriété intellectuelle (PI). En effet, les régimes de PI ont historiquement reposé sur la centralité de la contribution humaine à l’innovation et à la créativité. Or, l’expansion fulgurante de l’IA remet en cause cette hypothèse en posant la question de la valeur et de la protection des créations produites ou assistées par des systèmes non humains.

Dans ce contexte, la portée de la propriété intellectuelle tend à se réduire, particulièrement dans les domaines du brevet, du secret commercial et du droit d’auteur. Cette contraction s’explique notamment par la manière dont l’IA modifie la nature même des inventions, des secrets et des œuvres susceptibles d’être protégés. En matière de brevet, par exemple, la validité repose sur cinq critères : la matière brevetable, la nouveauté, l’absence d’évidence, l’utilité, et la divulgation suffisante. Parmi ceux-ci, la condition d’« absence d’évidence » (non-obviousness) s’impose comme un pilier décisif, souvent au cœur des litiges. Cette exigence vise à distinguer une véritable invention d’un simple assemblage ou ajustement évident pour une personne ayant une compétence ordinaire dans le domaine technique concerné (la fameuse figure du PHOSITA – Person Having Ordinary Skill In The Art).

Le concept de PHOSITA est fondamental pour mesurer l’originalité d’une invention. Il s’agit d’un être fictif doté d’une compétence moyenne dans le domaine, ni expert suprême ni profane, censé représenter collectivement les connaissances disponibles. Pourtant, cette notion s’avère problématique à plusieurs égards. D’une part, elle est une construction abstraite qui peine à refléter la diversité et la complexité des savoirs techniques. D’autre part, le PHOSITA doit souvent être envisagé comme un hybride, capable de maîtriser plusieurs disciplines distinctes, ce qui accentue encore son caractère irréaliste. Ainsi, dans le cas du brevet du Slinky, jouet formé d’un ressort capable de descendre un escalier en roulant, l’évaluation de l’évidence suppose une synthèse des connaissances issues des domaines du ressort de matelas, de la suspension automobile et de la dynamique des mouvements, comme celle illustrée par le célèbre Newton’s cradle.

Le problème est d’autant plus accentué par la progression de l’IA, capable de combiner, analyser et extrapoler à partir d’un vaste corpus de connaissances préexistantes, à une échelle et une rapidité inaccessibles à l’esprit humain moyen. Cela tend à réduire la sphère des inventions considérées comme non évidentes, car l’IA pourrait aisément reproduire des solutions techniques en croisant des données issues de multiples domaines. Le seuil d’originalité devient ainsi plus difficile à atteindre, menaçant d’appauvrir le champ des innovations brevetables. La jurisprudence elle-même est tiraillée entre des interprétations divergentes des critères d’évidence, dans un contexte où le rôle de l’inventeur humain s’efface peu à peu face à la machine.

Au-delà du droit des brevets, cette mutation interroge la pertinence même des notions classiques de propriété intellectuelle dans un monde où la création et l’invention se déploient en symbiose avec des agents artificiels. Il s’agit de repenser non seulement les critères juridiques, mais aussi les valeurs fondamentales que la PI entend protéger : le mérite humain, l’effort créatif, la reconnaissance individuelle. Ces concepts, jadis incontestés, se voient aujourd’hui remis en question par l’autonomie et la puissance croissante des technologies d’IA.

Il est essentiel de saisir que l’impact de l’IA ne se limite pas à une modification technique des règles de la PI, mais touche au cœur des représentations culturelles et sociales attachées à la créativité et à l’innovation. Le passage d’un régime fondé sur l’humain à un régime hybride ou dominé par l’IA nécessite une réflexion approfondie sur ce que signifie inventer et créer à l’ère numérique. La question de la responsabilité, de la paternité des œuvres et inventions, ainsi que celle de la valeur économique et morale de la production non humaine, sont autant de défis nouveaux qu’il faut appréhender pour élaborer des réponses juridiques adaptées.

Comprendre la contraction du champ de la propriété intellectuelle sous l’influence de l’IA invite à considérer également les implications pour la diversité technologique et culturelle. Le risque est que la standardisation des créations « évidentes » à l’aune d’une intelligence artificielle omnisciente conduise à une homogénéisation des innovations, limitant la pluralité des formes d’expression et des solutions techniques. Enfin, il importe de garder à l’esprit que la technologie est un outil au service de l’humain et que les régimes juridiques doivent évoluer pour préserver l’équilibre entre progrès technique et reconnaissance de la singularité humaine.

Quel rôle joue la régulation de l'intelligence artificielle dans la conformité continue des systèmes ?

Au niveau de l'Union européenne, via la Commission européenne, et au niveau des États membres, à travers les autorités nationales de surveillance des marchés, la question de la régulation de l'intelligence artificielle (IA) prend une ampleur considérable. Les mesures proposées soulignent l'importance d'une gestion systématique et proactive des données afin d’assurer que les systèmes d’IA respectent en permanence les exigences des législations pertinentes. Selon les règlements, les fournisseurs d'IA doivent collecter, documenter et analyser de manière continue les données, permettant ainsi une évaluation rigoureuse de la conformité des systèmes d'IA avec les normes légales et éthiques.

Cela implique non seulement la collecte de données techniques sur les performances et les résultats des systèmes, mais aussi une évaluation éthique, notamment en matière de biais, de discriminations et de transparence. Par exemple, la question de l'intégration de biais raciaux ou de genre dans les algorithmes de décision a été soulevée à plusieurs reprises, comme dans le cadre de l'analyse des risques pour les peines judiciaires, où les systèmes d'IA ont parfois montré des résultats discriminatoires. De plus, la régulation de l’IA doit tenir compte des préoccupations exprimées par les leaders technologiques et les chercheurs, qui, tout en soulignant le potentiel de l’IA, avertissent aussi des risques existentiels qu’elle pourrait poser si elle échappait à tout contrôle.

Les plans régulatoires des autorités européennes et nationales ne se limitent pas seulement à l'évaluation technique. Ils incluent également des processus de certification, garantissant que les systèmes d’IA ne soient pas seulement efficaces, mais aussi éthiquement responsables. La transparence des algorithmes et leur capacité à justifier les décisions prises, surtout dans des contextes sensibles comme la justice, la santé et l’emploi, devient une exigence incontournable.

Dans cette dynamique, l'IA ne doit pas être perçue uniquement comme un outil de progrès technologique, mais également comme une composante avec des implications sociétales profondes. L'impact de l'IA sur le marché du travail, en particulier, est l'un des enjeux les plus débattus : l’automatisation pourrait certes améliorer l'efficacité, mais elle soulève aussi des questions concernant la perte de certains emplois et la redistribution des tâches humaines. Des économistes comme Daron Acemoglu ont argumenté que l'impact de l'IA sur l’emploi dépendait largement des demandes et des ajustements économiques, suggérant que l’automatisation ne doit pas nécessairement conduire à la disparition de l’emploi, mais à une transformation des métiers existants.

Il est aussi essentiel de comprendre que les régulations de l'IA, bien que fondées sur des principes communs, peuvent différer en fonction des contextes législatifs et culturels des différents pays. Par exemple, les approches chinoises et européennes de la régulation de l’IA montrent des différences notables, tant dans la manière de contrôler l'usage de ces technologies que dans les priorités éthiques et sociales qu’elles soulignent. La régulation en Chine, par exemple, met l'accent sur un cadre plus strict de gestion des services d'IA, cherchant à maintenir un contrôle centralisé et à prévenir les risques de déstabilisation sociale.

Enfin, il est crucial que les régulations ne soient pas seulement réactives face aux défis actuels de l'IA, mais aussi proactives, anticipant les évolutions rapides du secteur. La mise en place de mécanismes d'audit réguliers et de mise à jour des normes législatives devra être un axe fondamental pour garantir que l'IA reste alignée avec les valeurs sociétales, qu’elles soient économiques, sociales ou éthiques.

Quel est le fondement des droits de propriété intellectuelle et comment justifie-t-on leur existence ?

La justification des droits de propriété intellectuelle repose principalement sur une approche utilitariste, qui vise à stimuler la création et la diffusion de nouvelles œuvres au bénéfice de la société. Selon cette perspective, la protection juridique des œuvres originales doit permettre aux créateurs de percevoir des revenus en échange de l’exploitation de leurs œuvres, tout en évitant un monopole trop rigide qui pourrait freiner l’innovation et nuire à l’efficacité économique globale. Le législateur doit ainsi trouver un équilibre délicat : accorder des droits exclusifs limités dans le temps, de manière à maximiser le progrès scientifique et culturel tout en minimisant les pertes d’efficacité induites par ces monopoles temporaires.

Cette conception utilitariste est explicitement inscrite dans la Constitution américaine, qui reconnaît que les brevets et les droits d’auteur doivent favoriser le progrès des sciences et des arts. De nombreux spécialistes et décisions judiciaires s’appuient sur cette idée pour encadrer la portée et la durée de la protection intellectuelle. En revanche, cette approche est aussi sujette à des critiques, notamment sur l’estimation des coûts et bénéfices réels, et sur les risques de sous-production ou de surprotection de certaines créations.

À côté de ce paradigme utilitariste, d’autres théories fournissent un cadre alternatif fondé sur les droits naturels ou déontologiques. La théorie des droits naturels s’appuie sur la philosophie de Locke, selon laquelle la propriété intellectuelle découle du travail du créateur sur son œuvre, ce qui lui conférerait un droit de propriété moral et exclusif. D’autres variantes de cette théorie évoquent le mérite moral, la relation intime entre la création et la personnalité du créateur, la notion d’autonomie personnelle, voire la reconnaissance de la propriété intellectuelle comme un droit humain fondamental.

Ces approches mettent en avant que la création est une extension de la personne elle-même, justifiant un contrôle moral et juridique sur les œuvres. Elles insistent sur la reconnaissance de la dignité et de l’identité du créateur, ainsi que sur le respect de son effort et de sa liberté individuelle. Toutefois, elles rencontrent des difficultés pratiques, notamment dans la définition précise des droits des co-créateurs ou dans la question de la défense contre les infractions en cas d’origine indépendante d’une invention ou œuvre similaire.

L’économie du droit de la propriété intellectuelle souligne également l’importance de comprendre les incitations à la création dans un contexte où la reproduction des œuvres est simple et peu coûteuse. Sans protection suffisante, les créateurs pourraient manquer de motivation financière pour produire des œuvres innovantes, ce qui entraverait le progrès culturel et scientifique. Le droit d’auteur et les brevets s’efforcent donc de compenser ce risque par des droits exclusifs temporaires, échangeant une certaine restriction d’accès à l’œuvre contre l’incitation à son invention.

En matière de marques, la fonction économique est double : il s’agit à la fois de réduire les coûts de recherche des consommateurs en leur fournissant des indices fiables sur la qualité et l’origine des produits, et de protéger les investissements des entreprises dans la réputation et la qualité de leurs produits. La loi sur les marques vise ainsi à prévenir la confusion, à décourager les imitateurs, et à garantir que les bénéfices liés à une marque reconnue reviennent à son propriétaire légitime. Ce mécanisme favorise la concurrence loyale et l’efficacité des marchés.

Comprendre ces fondements est essentiel pour saisir les tensions inhérentes à la propriété intellectuelle : entre la nécessité de protéger les créateurs et celle de préserver l’accès du public, entre les intérêts privés et le bien commun, entre les diverses justifications morales et économiques. Il est aussi important de prendre en compte que le cadre légal n’est pas figé et doit évoluer avec les transformations technologiques et culturelles. Les débats actuels sur l’équilibre entre innovation et accès, sur la durée des protections, ou sur l’impact des nouvelles technologies sur les usages, prolongent ces enjeux fondamentaux.

Enfin, la propriété intellectuelle n’est pas un droit absolu : elle comporte des limites et des exceptions (comme l’usage loyal, ou « fair use »), indispensables pour maintenir un équilibre dynamique entre protection et diffusion. Le lecteur doit garder à l’esprit que la propriété intellectuelle se déploie au carrefour de considérations éthiques, économiques, sociales et juridiques complexes, et que sa compréhension requiert une analyse nuancée des objectifs et des compromis sous-jacents.

Qu’est-ce qui détermine l’originalité et la protection du droit d’auteur dans les œuvres ?

Le fondement du droit d’auteur repose sur le concept d’originalité. Pour qu’une œuvre bénéficie de cette protection, elle doit être originale, c’est-à-dire créée indépendamment par son auteur et comporter un minimum de créativité. Cette exigence est très faible ; il suffit d’une étincelle créative, même modeste, humble ou évidente. La notion d’originalité ne signifie pas nouveauté absolue : une œuvre peut être considérée comme originale même si elle ressemble beaucoup à d’autres, tant que cette ressemblance est fortuite et non le résultat d’une copie. Cette approche exclut la simple « sueur du front » – le travail ardu sans créativité ne suffit pas à garantir la protection.

En matière de compilation de faits, l’originalité réside dans la sélection et l’agencement choisis par le compilateur. Bien que les faits eux-mêmes ne soient pas créés mais découverts, le choix des faits, leur ordre, et la manière dont ils sont organisés pour être utiles au lecteur peuvent témoigner d’un niveau minimal de créativité suffisant pour protéger l’œuvre. Cette protection s’applique ainsi à des œuvres factuelles sous réserve que ces choix soient indépendants et originaux.

Le concept de « fair use » ou usage équitable, notamment dans la législation américaine, introduit une nuance importante dans la protection des œuvres. L’usage non commercial à des fins éducatives, critiques ou journalistiques, par exemple, est traité différemment de l’usage commercial. Les critères pour déterminer si un usage est équitable incluent le but et le caractère de l’usage, la nature de l’œuvre protégée, la quantité utilisée, ainsi que l’effet de cet usage sur le marché potentiel de l’œuvre originale. Ainsi, l’usage équitable vise à équilibrer la protection des droits de l’auteur avec l’intérêt public et la promotion de la créativité.

La jurisprudence illustre cette tension entre protection et usage. Par exemple, la transformation d’une œuvre – en y ajoutant une nouvelle expression ou un nouveau message – peut être considérée comme un usage équitable s’il ne se contente pas de supplanter l’œuvre originale, mais la renouvelle. De même, le décompilage et l’ingénierie inverse de logiciels protégés sont reconnus comme un usage équitable lorsqu’ils sont nécessaires à la compréhension des idées ou des fonctions sous-jacentes, et qu’ils ne servent pas à reproduire ou exploiter de manière extensive l’expression protégée.

La question de l’étendue de la copie permise selon l’usage soulève un enjeu crucial dans l’ère numérique, où les technologies facilitent l’accès et la reproduction d’œuvres. Par exemple, dans les moteurs de recherche ou les bases de données, montrer des extraits raisonnables de textes protégés permet aux utilisateurs de découvrir ces œuvres sans en remplacer l’achat, ce qui est un facteur déterminant dans l’appréciation du fair use.

Par ailleurs, la pratique du « data scraping » illustre les défis actuels. Cette technique consiste à extraire automatiquement de grandes quantités d’informations à partir de sites web pour les analyser ou les présenter. Si cette méthode est efficace pour traiter des données, elle soulève des questions de respect des droits d’auteur, notamment lorsque les données collectées sont protégées ou utilisées commercialement sans autorisation.

Il est essentiel de comprendre que la protection du droit d’auteur vise principalement à encourager la créativité en assurant un juste retour pour l’effort créatif, tout en évitant d’étouffer l’innovation par un monopole excessif. La balance entre protection et accès est donc au cœur du droit d’auteur, particulièrement dans un contexte où la technologie permet des usages nouveaux et souvent complexes.

L’originalité en droit d’auteur n’exige pas une invention radicale, mais une expression personnelle suffisamment distincte, et l’usage équitable offre une marge de manœuvre pour la critique, l’éducation et la diffusion de la connaissance. En revanche, la reproduction extensive et commerciale sans autorisation demeure prohibée, car elle porte atteinte à la valeur économique de l’œuvre et décourage la production créative.