Les enquêtes sur les meurtres de l’automne 1888, liés à Jack l’Éventreur, ont laissé une empreinte indélébile sur la mémoire collective. L’un des premiers meurtres qui attira l’attention fut celui de Martha Tabram, tuée le 7 août 1888. Bien que son meurtrier n’ait jamais été formellement identifié, il existe un débat parmi les enquêteurs sur le fait que Tabram pourrait avoir été la première victime d’un tueur qui deviendrait tristement célèbre. L’enquête, menée dans les jours suivant la découverte de son corps, révéla un manque inquiétant de preuves concrètes et un indéniable mécontentement du public face à l’inefficacité de la police.

L'issue du procès préliminaire, dirigé par le coroner adjoint George Collier, fut marquée par une absence de progrès notables dans l'enquête. La police semblait être dans une impasse, la seule piste sérieuse venant de Mary Ann Connolly, une femme qui prétendait avoir été en compagnie de Tabram la nuit de sa mort. Cependant, son témoignage, tout comme sa personnalité imprévisible, ne fournit aucune solution viable. La police, quant à elle, n’arrivait pas à relier ce meurtre à d’autres incidents similaires qui se produiraient dans les semaines suivantes.

Un aspect fondamental de cette affaire est l’apparition d’un motif récurrent : l'isolement des victimes et leur vulnérabilité. Comme le cas de Mary Ann Nichols, tuée le 31 août 1888, les femmes assassinées semblaient être des individus en marge de la société, souvent sans domicile fixe, fréquemment alcoolisées et vivant dans des conditions misérables. Nichols, tout comme ses prédécesseurs, avait été réduite à une existence de survie quotidienne. Ces femmes, bien que issues de milieux modestes, étaient attirées par les quartiers de l'East End en raison de la possibilité de trouver des logements bon marché, mais aussi parce que la rue, dans son étrangeté, offrait une forme de liberté qu'elles n'avaient pas ailleurs.

La localisation des crimes ajoute une dimension supplémentaire à l'analyse de ces meurtres. Les rues où les victimes étaient tuées, comme Buck’s Row, aujourd'hui appelée Durward Street, étaient des zones autrefois humbles, mais aujourd'hui presque méconnaissables à cause de l'urbanisation. Buck’s Row était une rue modeste, peu fréquentée la nuit et c’était justement cet isolement géographique qui en faisait un terrain de chasse idéal pour un meurtrier.

Ce qui se dégage, à travers ces premiers meurtres, est un profil de victime très spécifique : des femmes issues de la classe ouvrière, vulnérables, et souvent laissées à l’abandon par la société. La brutalité des attaques contre Martha Tabram, marquée par de multiples coups de couteau, suggère que le tueur n’était pas seulement un individu animé par la volonté de tuer, mais aussi par un désir de contrôle et de domination. Ces meurtres, tout comme ceux qui suivirent, montrent une escalade dans la violence, chaque nouvelle victime subissant un sort encore plus tragique et sanglant que la précédente.

Si l’on se réfère aux témoignages de certains enquêteurs, dont Sir Robert Anderson et l'inspecteur Frederick Abberline, il semble que Tabram, bien que ne faisant pas officiellement partie des victimes de l'Éventreur, pourrait avoir été la première cible d'un tueur qui affinerait ses méthodes au fil du temps. Les blessures infligées à Tabram, bien qu’incomplètes en comparaison des meurtres suivants, montrent des signes distinctifs d’un tueur en série, dont les actes de violence deviendraient plus spécifiques et plus méthodiques.

Le meurtrier, dans ce cas, n'était pas un tueur au hasard, mais un individu qui savait précisément choisir ses victimes. Il avait non seulement un modus operandi – l'isolement de ses victimes et leur vulnérabilité – mais aussi un besoin de maîtrise sur son environnement. En choisissant des victimes qui étaient à la fois invisibles aux yeux de la société et laissées pour compte, le tueur exerçait un pouvoir sur un monde qui, d’une certaine manière, l'avait rejeté.

En outre, l’image de la ville de Londres à cette époque, avec ses rues sombres et étroites, son ambiance industrielle oppressante et ses quartiers isolés, joue un rôle crucial dans la compréhension de la psychologie du tueur. La pauvreté omniprésente dans l'East End de Londres, les conditions de vie misérables et la distance sociale entre les classes populaires et le reste de la société forment un terreau fertile pour de tels actes de violence. La rupture entre la classe ouvrière et les autorités ne faisait qu'amplifier le sentiment de négligence qui imprégnait ces quartiers.

Il est aussi crucial de comprendre que ces meurtres, bien qu’ils aient choqué la société de l’époque, s'inscrivaient dans un contexte plus large de violences domestiques et de marginalisation des femmes dans les classes populaires. La recherche d’un bouc émissaire ou d’un responsable "tranchant" dans cette série de meurtres peut parfois éclipser la question plus large des conditions sociales et économiques qui ont permis la naissance de ce type de criminalité. La réalité de l’époque était marquée par des abus sociaux, une grande pauvreté et une classe ouvrière constamment en lutte pour sa survie, mais aussi par un système judiciaire qui n’avait ni les moyens ni la volonté de protéger ses plus vulnérables citoyens.

Comment le journalisme moderne a façonné la perception des meurtres de Whitechapel et du rôle des médias dans la société victorienne

L’essor de la presse illustrée à la fin du XIXe siècle a marqué une véritable révolution dans la manière dont les événements étaient rapportés au grand public. Lors du naufrage du RMS Titanic en avril 1912, les publications se sont empressées de reproduire des gravures grandioses et souvent sensationnalistes, qui attiraient l’attention sur l’ampleur tragique de la catastrophe. Cependant, si certains journaux optaient pour un traitement sensationnaliste des faits, d’autres, comme The Star, s’engageaient sur une voie différente, plus axée sur la politique sociale et les injustices. Fondé en 1788 par John Murray, The Star s’est notamment fait connaître pour sa couverture des meurtres de Whitechapel, dans l’Est de Londres, un phénomène qui captivera l’opinion publique à travers l’Angleterre et au-delà.

La presse radicale, en particulier, ne se contentait pas de rapporter des faits, mais se livrait à une analyse acerbe des structures de pouvoir en place. Lors de l’affaire des meurtres de Whitechapel, qui secoua la société victorienne en 1888, The Star adopta une ligne éditoriale virulente à l’encontre des autorités policières, et plus spécifiquement contre Sir Charles Warren, le commissaire de la police métropolitaine. Dans ses colonnes, le journal ne cachait pas son mépris pour le manque d'efficacité de la police et dénonçait la gestion désastreuse de l’enquête. Loin de se contenter de rapports factuels, The Star traitait les événements avec un ton acerbe, accusant Warren de manquer de professionnalisme et d’agir avec une incompréhension manifeste de la gravité de la situation.

Cette orientation, qui définira ce qui sera plus tard appelé le « nouveau journalisme », faisait appel à des émotions fortes et à des opinions tranchées, souvent au détriment de la neutralité journalistique. Ce journalisme était plus proche de l’indignation populaire que de l’analyse froide des faits. À une époque où l’imprimé devenait un vecteur puissant d’opinion et d’influence, The Star et ses contemporains utilisaient leur plateforme pour provoquer une réaction, mobiliser les masses et même influencer l’action gouvernementale.

Au même moment, le Pall Mall Gazette, sous la direction de William Thomas Stead, incarnaient un autre aspect de ce journalisme moderne. Stead n'hésitait pas à s'engager personnellement dans les affaires qu'il rapportait. Son célèbre article sur le trafic d'enfants, « The Maiden Tribute of Modern Babylon » (1885), dénonçait les conditions inacceptables dans lesquelles les jeunes filles étaient victimes de prostitution. Il allait même jusqu'à organiser un « achat » fictif pour prouver l’ampleur du fléau, ce qui le conduisit directement en prison. L’illustration de cette époque n’était pas uniquement un moyen d’attirer l’attention, mais aussi une arme pour choquer l’opinion publique et dénoncer les injustices sociales. Ce journalisme, souvent controversé, était un mélange de sensationnalisme et d’activisme social, visant à exposer les failles du système.

Ce phénomène ne se limita pas à l’Angleterre. Les meurtres de Whitechapel, et en particulier ceux de Mary Ann Nichols, ont suscité un intérêt sans précédent dans la presse internationale. L’histoire de « Jack l’Éventreur » a traversé les frontières et attisé la peur à l’échelle mondiale. The Star, en particulier, joua un rôle essentiel dans la construction de cette hystérie collective, amplifiant la peur et le suspense autour du tueur en série qui semait la terreur dans les rues de l’Est londonien.

Le rôle des médias dans cette affaire fut primordial. Plus qu’une simple couverture de faits criminels, les journaux ont créé un phénomène médiatique qui a modelé la perception du public sur les meurtres. À travers les reportages en première page, les illustrations choc et les commentaires acerbes sur les autorités policières, la presse radicale a incarné une voix qui, tout en dénonçant l’incompétence des forces de l'ordre, a contribué à façonner l’opinion publique et à alimenter un climat de terreur.

Il est essentiel de comprendre que, au-delà de l’aspect purement factuel de l’affaire, l’influence des médias sur la société victorienne allait bien au-delà de l’information. À travers ses choix éditoriaux et sa manière de traiter les événements, la presse a joué un rôle fondamental dans l’élaboration de la perception du crime, de la justice et de la société elle-même. En exposant les failles du système judiciaire et en dénonçant la corruption ou l’incapacité des autorités à résoudre les crimes, les journalistes ont ouvert la voie à une prise de conscience collective, mais aussi à une évolution du rôle des médias dans la vie publique.

L’importance de cette époque ne réside pas seulement dans l’analyse des meurtres de Whitechapel ou de l’évolution du journalisme. Il est également crucial de saisir comment ce phénomène a contribué à une transformation dans la manière dont les événements étaient perçus et interprétés par le public. Les journaux ne se contentaient plus d’être des témoins passifs des événements. Ils étaient désormais des acteurs influents, capables de manipuler l’opinion et de façonner la réalité sociale et politique.

Les journalistes, en prenant position sur des questions aussi sensibles que les droits des femmes, la justice sociale ou la corruption policière, ont influencé la direction de nombreuses réformes et ont contribué à la naissance du journalisme moderne, tel que nous le connaissons aujourd’hui. Les meurtres de Whitechapel, par leur intensité médiatique et leur impact sur la société, ont ouvert la voie à une nouvelle forme de journalisme, plus engagé, plus audacieux et plus centré sur les questions sociales.

Quelle signification cachée derrière les graffitis de Goulston Street ?

Le 30 septembre 1888, un crime étrange et inclassable marquait l'histoire des meurtres de Whitechapel : le corps de Catherine Eddowes, victime du tristement célèbre Jack l'Éventreur, fut retrouvé dans Mitre Square. Juste quelques minutes avant sa découverte, un autre indice perplexe faisait son apparition sur le mur du passage menant aux logements Wentworth Dwellings, dans la rue Goulston. Trois lignes écrites à la craie blanche, sur des briques noires, attiraient l'attention des policiers qui se précipitaient sur les lieux.

L'inscription, jugée écrite dans une main soignée, ressemblait à celle d'un écolier appliqué, avec des lettres majuscules d'environ deux centimètres de hauteur. D'abord notée par l'agent PC Long, l'inscription avait été enregistrée comme suivant : « The Jews are the men that will not be blamed for nothing » (« Les Juifs sont les hommes qui ne seront pas blâmés pour rien »). Une autre version, notée par le détective Halse, donnait « The Juwes are not the men who will be blamed for nothing » (« Les Juwes ne sont pas les hommes qui seront blâmés pour rien »), une variation qui ajoutait encore plus de confusion, notamment à propos de l'orthographe du mot « Juwes », que certains croyaient désigner les Juifs, tandis que d'autres y voyaient une référence ésotérique aux francs-maçons.

L’inscription, bien que discrète, semblait véhiculer un message ambigu qui a fait couler beaucoup d’encre. D'aucuns ont interprété ces mots comme un avertissement : le meurtrier, ou quelqu'un de proche de lui, prévenait qu'une certaine communauté ne devait pas être accusée à tort des meurtres. En l’occurrence, il semblait faire référence aux Juifs, une communauté largement présente dans le quartier et souvent stigmatisée. Le mystère ne réside pas seulement dans le contenu des mots, mais aussi dans leur emplacement : pourquoi sur ce mur particulier et pourquoi à cet instant précis, après le meurtre d'Eddowes ?

Le fait que l'inscription ait été effacée par la police quelques heures après sa découverte témoigne de l'importance de l’interprétation de ces mots. Le surintendant Thomas Arnold, inquiet des tensions qu'une telle inscription pourrait provoquer, ordonna sa suppression, après avoir consulté Sir Charles Warren, le commissaire de police. Ce geste, pourtant destiné à éviter des émeutes anti-juives, n’a fait qu’ajouter au mystère, tout en alimentant les spéculations sur la responsabilité des autorités et sur les motivations du tueur.

Une théorie qui a longtemps circulé est que ces mots faisaient référence aux francs-maçons. Certains avancent que « Juwes » était un mot masonic, un code signifiant quelque chose de plus sinistre, un lien entre l'assassin et une organisation secrète. Cette hypothèse est renforcée par l’idée que Sir Charles Warren, lui-même franc-maçon, aurait eu connaissance d'une telle implication et aurait voulu effacer toute preuve compromettante. Cependant, aucune preuve solide ne permet de confirmer que l'inscription renvoyait à une conspiration maçonnique ou qu’elle servait à signaler une quelconque forme de culpabilité collective.

Il est également important de souligner le contexte socio-économique de l'époque. Les Wentworth Dwellings étaient majoritairement habitées par des Juifs, et l’antisémitisme était particulièrement virulent dans les quartiers de l'East End de Londres. Cela peut expliquer pourquoi certains ont vu dans l'inscription une forme de défense collective ou de réaction à l'hostilité croissante envers cette communauté. L'effacement du graffiti pourrait aussi avoir été perçu comme une tentative de dissimuler une vérité dérangeante, ou tout du moins de minimiser les tensions sociales dans une période déjà marquée par des violences raciales.

L’écriture en question, bien qu'elle ait attiré l'attention des autorités et des médias, n’a jamais trouvé de réponse satisfaisante. Les témoignages des policiers et des témoins ont divergé, et les journaux de l’époque ne manquaient pas d’imaginer les conséquences d’une telle déclaration publique. Toutefois, avec le temps, cet incident est devenu un élément clé de l'enquête, surtout en raison de la confusion qu'il a suscitée et de l’incertitude qu'il a laissée derrière lui.

Ce graffiti, tout comme le reste des indices laissés par Jack l'Éventreur, reste une énigme. Sa signification n’est toujours pas entièrement comprise, et chaque nouvelle analyse n'apporte que des couches supplémentaires de mystère. Cependant, il est possible qu'il soit simplement une représentation du climat social et politique de l'époque, dans lequel les divisions ethniques et religieuses étaient exacerbées par les événements tragiques qui se déroulaient.

Les investigations médicales et la découverte du rein humain dans une lettre adressée à George Lusk, président du comité de vigilance de Whitechapel, ajoutent à cette atmosphère d'horreur et d'incompréhension. Le message envoyé avec ce rein n'a jamais été élucidé, tout comme les graffitis sur les murs de Goulston Street. Que ce soit un indice direct ou une tentative de manipulation psychologique, il est certain que Jack l'Éventreur a laissé dans son sillage des traces non seulement de sang, mais aussi de mystères qui persistent jusqu’à aujourd’hui.