Depuis les années 1970, les gouvernements des États-Unis ont adopté des lois de préemption qui limitent les capacités des villes à s'auto-administrer, une dynamique qui a radicalement changé le paysage de l'autonomie municipale. Bien que les villes aient longtemps été considérées comme des bastions de la gouvernance locale, elles sont de plus en plus soumises à des lois qui cherchent à restreindre leur capacité à légiférer selon les besoins de leurs résidents. Ces préemptions, soutenues par des gouvernements d'État souvent dominés par des législatures conservatrices, ont notamment eu un impact important sur des politiques telles que la régulation des loyers, l'augmentation des salaires minimums, et les actions de lutte contre la discrimination. Ces lois ont été promulguées sans réciprocité dans d'autres domaines, comme la lutte contre la brutalité policière ou la limitation des pratiques abusives des propriétaires, illustrant une vision politique et sociale marquée par une préférence pour un contrôle étatique strict plutôt que pour une autonomie locale renforcée.

Le premier grand mouvement de préemption a eu lieu dans les années 1970, en réponse aux révoltes fiscales qui secouaient des régions comme la Californie. Cette période a vu l'émergence de lois limitant les capacités fiscales des villes, un coup particulièrement sévère pour les villes du Midwest. Alors que ces villes étaient déjà confrontées aux ravages de la fuite des blancs et de la désindustrialisation, ces restrictions fiscales ont davantage isolé les centres urbains, déjà fragilisés, en les privant d'une partie essentielle de leurs revenus. Plus récemment, après la vague politique du Tea Party en 2010, des États auparavant partagés politiquement comme la Pennsylvanie, l'Ohio ou le Michigan ont élu des gouverneurs et des législatures plus conservateurs, poussant encore plus loin cette dynamique de contrôle depuis les zones rurales, au détriment des grandes villes. Cette centralisation du pouvoir a été particulièrement bénéfique pour les élus des régions rurales, qui ont pu capitaliser politiquement en limitant le pouvoir des grandes villes, souvent perçues comme des bastions de gouvernance libérale et urbaine.

L'impact des lois de préemption est également visible dans la question de la rémunération. Dans 24 États, des lois ont été mises en place pour interdire aux villes d'augmenter leur salaire minimum, ce qui a une influence directe sur les travailleurs urbains. Des législatures rurales, où les préoccupations salariales sont souvent moins pressantes, n'ont pas hésité à imposer ces limitations, sachant que leurs électeurs ne seraient pas affectés par de telles mesures. Par ailleurs, dans 17 États, les villes ont été privées de la possibilité d'obliger les employeurs à offrir des congés payés, accentuant encore les inégalités sociales entre les zones urbaines et rurales.

Les préemptions fiscales ont également été un sujet majeur. La majorité des États ont des lois qui restreignent ou interdisent aux villes de créer des taxes supplémentaires, affectant particulièrement les zones urbaines en détresse économique. Cela empêche ces villes de générer les revenus nécessaires pour répondre aux besoins de leurs populations. Ce phénomène est renforcé par l'American Legislative Exchange Council (ALEC), un groupe influent qui crée des modèles de législation conservatrice adoptés à l'échelle des États. Pour ces politiciens ruraux, il est souvent plus facile d'imposer des restrictions sans conséquences électorales, car leurs électeurs ne sont pas concernés par les décisions prises dans les grandes villes.

Un autre mécanisme d'affaiblissement du pouvoir local réside dans la création de conseils de gestion financière. Entre 1975 et 2009, plus de 120 villes et comtés ont été placés sous une forme de contrôle financier externe, un processus qui a permis à des élites suburbaines et des entreprises de prendre le contrôle des finances des villes en crise. Ces conseils ont imposé des politiques d'austérité, comme des réductions de services et des licenciements, exacerbant la pauvreté et les inégalités sociales dans ces centres urbains déjà en difficulté. Ces mesures, souvent perçues comme nécessaires en période de crise, ne tiennent pas compte des causes structurelles qui rendent ces villes vulnérables, telles que la migration des populations blanches et la déindustrialisation.

Les villes contrôlées par des minorités, comme Detroit, ont aussi été confrontées à des prises de contrôle sectorielles. Par exemple, le système de distribution de l'eau de Detroit, qui desservait également les banlieues environnantes, a été une cible privilégiée des politiciens suburbains. Ces derniers ont utilisé la perception que les habitants des banlieues subventionnaient les services des zones urbaines pauvres, comme une justification pour reprendre le contrôle de ces infrastructures. Cela a conduit à des contrats d'eau plus favorables aux banlieues, avec peu d'attention portée aux causes sous-jacentes des coûts élevés, comme la gestion du système ou les inégalités sociales. Après la mise en place d'une gestion d'urgence en 2013, la privatisation des services essentiels a été accélérée, au détriment des populations urbaines.

Les prises de contrôle ont également été significatives dans le secteur de l'éducation, où de nombreuses villes en crise ont vu leurs écoles prises en charge par l'État. Les exemples de Camden, Newark, Detroit, Flint et New Orleans montrent comment des districts scolaires majoritairement minoritaires ont été placés sous contrôle étatique, une intervention qui a souvent mené à une détérioration des services éducatifs, exacerbant ainsi les inégalités sociales et raciales.

Les lois de préemption et les prises de contrôle externes ont montré une tendance générale vers la centralisation du pouvoir aux niveaux étatiques et fédéraux, au détriment de l'autonomie locale. Cela soulève la question de savoir comment les villes pourront gérer leurs problèmes spécifiques tout en étant soumises à des gouvernements extérieurs qui ne tiennent souvent pas compte de la diversité des besoins urbains.

Comment repenser la gestion foncière dans les villes en déclin ?

Les centres urbains en déclin font face à une multitude de défis, notamment le contrôle des droits de propriété, la gestion des investissements et la lutte contre l'abandon des terres. Dans ce contexte, la gestion foncière, bien que souvent envisagée comme une solution potentielle, se heurte à de nombreuses difficultés structurelles et légales. Si des idées de restructuration spatiale des villes en crise ont été largement discutées dans les cercles académiques et chez les militants, elles sont rarement traduites en politiques concrètes, notamment en raison de l’influence des droits de propriété et des intérêts des investisseurs privés. De plus, le manque de stabilité fiscale dans ces villes rend la transformation des terrains privés en terrains publics presque irréalisable.

Les approches dites "managériales" pour la gestion du marché foncier reposent sur l'idée que l'État peut jouer un rôle positif en régulant les acteurs privés et en intervenant pour maintenir l’ordre dans le marché immobilier. À cet égard, plusieurs techniques ont été proposées, notamment les restrictions à l’achat, la prise en charge de certaines fonctions privées et l’application stricte des normes foncières. Dans le cadre des quartiers les plus dégradés, certains défenseurs de ces approches appellent à exclure certains acheteurs suspects, comme ceux ayant déjà des antécédents de violations des codes de propriété ou de retard fiscal sur d’autres biens. Une des idées novatrices a été celle des "banques foncières" permettant à l’État d'agir comme un investisseur responsable là où le marché privé ne répond plus. Ces banques foncières, en achetant des propriétés abandonnées ou en mauvais état, pourraient les gérer de manière plus rigoureuse, en veillant à leur réhabilitation ou à leur vente à des propriétaires responsables.

Toutefois, les limites sont nombreuses. D'une part, de nombreuses villes et comtés n'ont pas le pouvoir législatif nécessaire pour imposer de telles restrictions, en raison des règles édictées par les États. D'autre part, même lorsque ces capacités existent, la complexité du marché foncier, notamment avec la prolifération des sociétés à responsabilité limitée (LLC) temporaires, rend difficile l’identification et la sanction des propriétaires responsables de l’abandon des biens. Par ailleurs, les tentatives de regrouper des propriétés en difficulté dans le cadre de ventes publiques pour limiter l’action des petits investisseurs ont rencontré des obstacles pratiques. Les processus longs de vente peuvent en effet entraîner des dégradations supplémentaires des biens en attendant que les ventes soient finalisées.

En parallèle, la gestion des propriétés vacantes devient un enjeu majeur. Les villes tentent de renforcer leurs lois locales pour imposer des normes minimales de gestion, telles que la coupe des herbes ou la sécurisation des bâtiments abandonnés. Cependant, ces démarches se heurtent à des défis d’ordre logistique, notamment le manque de ressources pour une application uniforme et efficace des lois. Les propriétaires indélicats, souvent difficiles à localiser, continuent de causer des préjudices à la collectivité sans subir de véritables sanctions. Bien que des systèmes sophistiqués d’enregistrement des propriétés et de détection des "blight" (zones de dégradation) aient été mis en place, ils ne sont souvent pas assez robustes pour endiguer la montée des abus.

Une autre approche importante est celle de la gouvernance foncière entrepreneuriale, qui cherche à utiliser les pouvoirs de l’État pour encourager ou soutenir les profits privés. Ce modèle est né dans le contexte de la concurrence accrue entre les villes, notamment à partir des années 1970, lorsque des changements législatifs ont encouragé les gouvernements locaux à attirer des investissements privés par le biais de subventions, de réductions fiscales et d’autres incitations. Bien que cette stratégie ait permis à certaines villes de se redresser temporairement, elle a souvent conduit à une gentrification rapide, déplaçant les populations vulnérables et exacerbant les inégalités.

Les défis d’une gestion foncière efficace dans les villes en déclin sont donc nombreux et variés. Une gestion "idéale" impliquerait un équilibre entre la régulation stricte du marché, la responsabilisation des acteurs privés et une intervention directe de l’État pour garantir que les quartiers en crise bénéficient des investissements nécessaires à leur régénération. Cependant, cet équilibre reste fragile et souvent difficile à réaliser en raison de la complexité des réglementations et des résistances politiques.

Pour véritablement transformer ces villes et prévenir les dommages infligés par les investisseurs prédateurs, il est crucial de repenser la structure même du marché foncier. Cela implique de renforcer les capacités des villes à gérer de manière autonome leurs ressources foncières et d’introduire des mécanismes qui favorisent un développement durable et équitable. Dans ce contexte, il est essentiel que l'État et les acteurs locaux puissent disposer de plus de pouvoirs pour intervenir sur les marchés fonciers tout en protégeant les droits des citoyens et en favorisant la reconstruction des quartiers dégradés.

La planification de la décadence urbaine : Une réalité orchestrée par les forces conservatrices

Dans la vision des conservateurs modernes, le marché est l'entité suprême et devrait être laissé à son fonctionnement naturel. Toute tentative de subordonner ce marché aux normes sociétales, qu'il s'agisse de régulations du travail, de protections environnementales, ou d'une fiscalité destinée à soutenir l'économie sociale, est perçue non seulement comme un facteur de déclin mais aussi comme un obstacle à l'émergence de la version la plus juste et efficace du marché. Ce modèle du "marché libre", que beaucoup de conservateurs considèrent comme une utopie, repose sur l'idée que des interventions progressistes pour encadrer le marché sont contre-nature. Selon cette vision, les régulations et l’intervention gouvernementale empêchent l’épanouissement de l’ordre naturel et de la prospérité.

Dans cet idéal, les villes en déclin sont considérées comme le produit d’une série d’interventions artificielles, telles que les syndicats, les régulations et les taxes élevées, que les conservateurs jugent nuisibles au bon fonctionnement du marché. Si l'on se débarrassait de ces interventions, la prospérité et la liberté se manifesteraient, car le marché, une fois libéré de ces contraintes, irait naturellement vers l'équilibre. Cette philosophie s'inscrit dans la continuité des idées du XVIIIe et XIXe siècles, où les économistes libéraux insistaient sur le fait que le marché devait rester exempt de toute régulation gouvernementale. Une fois ces "interventions" éliminées, la liberté et la prospérité seraient assurées, selon eux.

Ce discours ne date pas d’hier. Les conservateurs du XVIIIe siècle, qui se faisaient appeler libéraux à l’époque, rejetaient toutes les formes de régulation gouvernementale, considérant que celles-ci perturbaient l'ordre naturel des choses. Mais en réalité, les régulations, comme les lois qui limitaient les abus des capitalistes, ne faisaient qu’organiser un équilibre social face à un marché débridé. Le système judiciaire et législatif, loin d’être neutre, était en fait un acteur essentiel dans l’établissement de cet équilibre, en protégeant les travailleurs et en régulant les pratiques économiques. Paradoxalement, les mesures de régulation étaient qualifiées d’"artificielles", tandis que les lois et les structures juridiques soutenant les grandes entreprises et les puissants étaient perçues comme naturelles et nécessaires.

Karl Polanyi, dans son ouvrage La Grande Transformation, a démontré cette hypocrisie en soulignant que le laissez-faire était lui aussi une forme de planification. Loin d’être le fruit d’un ordre spontané du marché, le laissez-faire avait été imposé par un ensemble de règles et de politiques juridiques qui facilitaient l'exploitation. En d’autres termes, les interventions étatiques au profit des grandes entreprises n'étaient jamais considérées comme de la "planification" par les conservateurs, mais ces mêmes conservateurs dénonçaient toute intervention qui protégeait les plus vulnérables comme une déstabilisation artificielle de l'ordre naturel.

Aujourd’hui, la compréhension du déclin urbain est souvent expliquée par un facteur "naturel", notamment la mondialisation ou la déindustrialisation. Certains affirment que des villes comme Détroit, Cleveland et Gary ont été inexorablement touchées par ces processus. Mais une analyse plus poussée révèle que ce déclin n'est pas le résultat d’une fatalité, mais d’une série d’actions délibérées pour concentrer les ressources et les investissements ailleurs, souvent dans des zones plus favorisées ou perçues comme plus "propres". Le déclin urbain ne résulte donc pas simplement de la fin d'une ère industrielle ou de l'inéluctable globalisation, mais d'une série de politiques destinées à évacuer certaines populations, souvent au profit d'un modèle urbain plus homogène, privilégiant les classes moyennes et supérieures.

Le rôle de l'État et des politiques publiques est fondamental dans ce processus de déclin urbain. Il ne s’agit pas d'un phénomène passif. À travers des choix politiques, des subventions et des incitations fiscales, les pouvoirs publics ont facilité la fuite des capitaux et des populations vers des zones plus attractives économiquement, tout en laissant les villes délaissées se détériorer. Ce phénomène a été particulièrement marqué dans les villes américaines, où les politiques de "rightsizing" (réduction de taille) ont été mises en œuvre pour ajuster la population à la capacité perçue du marché, souvent au détriment des plus démunis. Cette stratégie ne se fait pas sans conséquences. Les quartiers délaissés sont devenus les symboles visibles de cette transformation, où les investissements publics sont quasi inexistants, et où les résidents les plus pauvres sont souvent laissés pour compte.

Les modalités de cette transformation sont également visibles dans les politiques néolibérales. Selon l’analyse de Peck et Tickell dans "Neoliberalizing Space", les gouvernements conservateurs ont, par le passé, cherché à démanteler les avancées sociales de l'ère keynésienne. Les mesures de régulation du marché du logement, les aides sociales, les droits à l'éducation et à la santé ont été réduits ou supprimés pour renforcer un modèle économique centré sur la dérégulation et la réduction des dépenses publiques. Mais en parallèle, ces mêmes gouvernements ont aussi introduit de nouvelles régulations, souvent en faveur des intérêts privés, renforçant ainsi le contrôle du marché tout en rendant plus difficiles les alternatives sociales.

Pour les villes en déclin, cette dynamique a pris une forme particulièrement marquée. La rétraction des services publics, l'affaiblissement des droits des travailleurs et la suppression de politiques publiques soutenant les minorités ont contribué à l'érosion des bases sociales et économiques des quartiers les plus vulnérables. L’objectif sous-jacent de cette stratégie est de réorganiser l’espace urbain pour mieux l’adapter à la logique du marché libre, en expulsant les populations jugées "non rentables" ou "indésirables". Ce processus est rarement perçu pour ce qu'il est : une planification consciente et délibérée du déclin, souvent justifiée par des arguments idéologiques qui attribuent ce phénomène à des causes extérieures comme la mondialisation ou la délocalisation industrielle.

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La liberté négative et l'illusion de l'indépendance : Réflexions sur l'État et ses effets

Isaiah Berlin définit la liberté de manière fondamentale en la divisant en deux concepts : la "liberté négative" et la "liberté positive". La liberté négative est la liberté de toute intervention ou contrainte imposée par l'État ou tout autre pouvoir extérieur. Elle s’incarne dans l'absence d'obstacles à l'action individuelle, là où l'individu peut agir comme il l’entend, tant qu’il ne nuit pas à autrui. La liberté positive, quant à elle, est perçue comme la capacité d'un individu ou d’un groupe à agir collectivement selon une vision du monde partagée, souvent facilitée, voire imposée, par l'État.

Berlin introduit ces concepts dans le contexte des mouvements sociaux des années 1950, où il dénonce une érosion de la liberté négative sous l'effet de revendications politiques. Pour lui, des mouvements comme les luttes anticoloniales en Afrique ou la lutte pour les droits civiques aux États-Unis relèvent plus de l'imposition de la vision d’un groupe sur un autre, ce qu’il identifie comme une forme de liberté positive. Ainsi, ce que Berlin met en lumière, c’est l’idée que certaines formes de liberté, loin de libérer l’individu, peuvent en réalité être des instruments de domination, en cherchant à imposer une vision collective sur autrui.

Cette distinction théorique trouve une résonance pratique, notamment dans les positions conservatrices. Au fil des décennies, les conservateurs se sont emparés de cette notion pour justifier une résistance aux politiques progressistes. Selon leur point de vue, des mesures telles que l’égalité des droits, la redistribution des richesses via la fiscalité ou encore l'accès universel aux soins de santé ne sont rien d’autre que des intrusions dans la liberté individuelle, qu’il s’agisse de la liberté de choisir son logement ou de gérer ses finances. L’image qui se dessine est celle du conservateur comme défenseur d’une forme pure de liberté : la liberté négative, un espace privé exempt de toute intervention de l’État.

Cependant, cette vision de la liberté est loin d’être incontestée. Les critiques à l’égard de cette conception sont nombreuses. D’abord, la question de savoir "liberté pour qui?" demeure en grande partie ignorée par ceux qui adhèrent à ce cadre. Il est facile de concevoir une liberté personnelle quand on fait partie de la majorité dominante, mais les actions collectives ou non étatiques peuvent, elles aussi, entraver la liberté des minorités. Le système économique, par exemple, où la classe capitaliste prend des décisions qui affectent directement la liberté des travailleurs, est largement négligé par les tenants de la liberté négative.

Les libertés économiques des individus sont souvent perçues comme des espaces intouchables, mais ces libertés peuvent tout aussi bien nuire à d’autres. Par exemple, la liberté de ne pas payer de taxes ou de polluer peut avoir des conséquences dramatiques sur les communautés moins favorisées. La liberté de certains de déménager dans des quartiers dits "sûrs" quand une famille noire arrive peut également être perçue comme une forme d'injustice systémique. Ce phénomène n’est pas dû à un décret de l'État, mais à des comportements collectifs soutenus par des pratiques économiques et des réseaux sociaux organisés. Là où la liberté négative fait place à une liberté positive, la réalité des minorités devient de plus en plus difficile à ignorer.

Une telle approche a des implications profondes. La liberté, dans le cadre de la liberté négative, peut se révéler être une illusion. En fait, le conservatisme, même lorsqu’il se proclame défenseur de la liberté, se trouve dans une contradiction fondamentale. Les actions de la majorité, qu’elles soient collectivement orchestrées ou non, entrent en conflit avec la liberté des autres. Cela est particulièrement vrai dans des contextes comme celui de la ségrégation raciale ou de l’inégalité des chances, où les "libertés" des uns créent de nouvelles formes de domination et d’oppression. Ainsi, la liberté négative, défendue par ceux qui croient qu’il faut protéger l’individu de l’État, ne tient pas compte du pouvoir de la majorité à infliger des contraintes indirectes sur les groupes minoritaires.

D'autre part, il est crucial de souligner qu'en dépit des efforts de certains à prôner la non-intervention de l’État, les actions entreprises par des groupes puissants peuvent être aussi dirigées et destructrices que celles d'un gouvernement centralisé. Dans une telle dynamique, les libertés de certains — par exemple, le droit à la propriété ou à l’autonomie fiscale — peuvent avoir un impact direct sur ceux qui sont déjà marginalisés ou dépossédés. L'absence de reconnaissance des injustices subies par les autres est ce qui permet à ce modèle de liberté de prospérer, à travers un discours qui ne fait qu’entériner le statu quo.

Le modèle de la liberté négative, dans sa forme la plus pure, est ainsi loin de garantir une véritable égalité entre tous. Pour que la liberté dans une société soit véritablement partagée, elle doit prendre en compte les réalités vécues par chaque individu, et non seulement les libertés abstraites de ceux qui ont le pouvoir de les exercer sans contrainte. Cela appelle à un examen plus approfondi des rapports sociaux et des structures économiques, pour déterminer si la liberté d’un groupe ne se fait pas au détriment de l’autonomie d’un autre.