Depuis les années 1960, l'économie américaine avait été relativement stable avec une population manufacturière atteignant environ 17 millions de personnes. Cependant, cette stabilité a été perturbée au cours des dernières décennies, particulièrement après la récession de 2007–2008, qui a précipité une diminution importante du secteur manufacturier. En 2010, ce chiffre avait chuté d'un tiers, passant sous les 12 millions, un déclin qui ne s'est que partiellement corrigé avec un retour à 12,3 millions en 2016. Si la récession a été un facteur accélérateur, les causes sous-jacentes sont structurelles : faibles investissements en capital, une production en baisse, une productivité stagnante et un déficit commercial de plus en plus problématique. Contrairement à certaines idées reçues, les gains de productivité liés à la robotique ou à l'automatisation ne sont pas responsables de la baisse de l'emploi manufacturier. Ce secteur a subi une véritable érosion, un phénomène qu'on pourrait qualifier de "désindustrialisation".

Au-delà de l'impact économique, cette transformation a engendré des bouleversements sociaux significatifs. Ce que beaucoup considéraient comme une progression vers une société homogène de classe moyenne s'est en réalité traduit par une explosion de la classe ouvrière en difficulté, dont les revenus ont diminué au fil du temps. Les données de l'OCDE montrent que, entre 1990 et 2013, le revenu médian des hommes sans diplôme d'études secondaires a chuté de 20%, tandis que pour ceux ayant un diplôme secondaire ou quelques années d'université, cette baisse a été de 13%. La désindustrialisation a eu un effet particulièrement dévastateur sur ces groupes, autrefois perçus comme faisant partie de la classe moyenne, qui voyaient dans le secteur manufacturier un moyen d'ascension sociale. Mais en l'absence de réformes ou de solutions structurelles, ce groupe a vu ses conditions de vie se dégrader, contribuant à l'essor de l'inégalité des revenus aux États-Unis.

Ce phénomène s'est manifesté politiquement, surtout lors de l'élection présidentielle de 2016, lorsque la frustration des classes populaires s'est cristallisée autour de Donald Trump. Si une large partie de son électorat provenait de ces groupes populaires déclassés, l'approche de Trump a habilement su capter le mécontentement non seulement de la classe ouvrière, mais aussi des riches, les fameux 1%. Ces derniers se sont sentis de plus en plus accablés par les taxes et la réglementation jugées trop lourdes. Trump, tout en étant lui-même un membre de cette élite, a parfaitement compris la convergence de ces mécontentements et a su exploiter cette coalition à son avantage.

Loin d'être un simple phénomène isolé, ce type de soutien à Trump n'était pas nouveau dans l'histoire politique des États-Unis. Depuis les années 1960, une partie de l'électorat ouvrier blanc avait progressivement quitté le Parti démocrate, attiré par des figures comme George Wallace, Richard Nixon, ou encore Ross Perot. Trump s'est ainsi inscrit dans cette continuité, offrant à ce groupe une voix qui leur semblait perdue. Ces électeurs, souvent plus âgés et moins instruits, ont été les piliers de la victoire de Trump, malgré les préjugés qui leur étaient associés. Cependant, il serait réducteur de considérer ce soutien comme étant uniquement le fait des moins éduqués. En réalité, une analyse plus fine des résultats montre que les électeurs les mieux éduqués et les plus riches formaient également une part importante de son électorat, bien que ce groupe soit parfois minoritaire dans certaines régions.

La campagne de Trump s'est construite autour d'un message simple et percutant : "Make America Great Again". Bien que critiqué par ses détracteurs pour son manque de fondement factuel, ce slogan a résonné auprès d'une population qui se sentait laissée pour compte, convaincue que l'avenir ne serait pas aussi prospère pour la génération suivante. Cette vision du monde – pessimiste et nostalgique d’un passé idéalisé – a été exploitée habilement par Trump, qui a joué sur les émotions, l’insécurité et le ressentiment de ses électeurs, en leur promettant un retour à une Amérique qu'ils percevaient comme disparue.

La manière dont Trump a abordé la question de la légitimité de sa position dans la société américaine est également significative. D'un côté, il a toujours été perçu comme un outsider, un parvenu qui n’appartenait pas à l’élite de "vieille noblesse" et qui, par conséquent, n’était pas accepté par l’establishment. De l’autre, ses échecs à rendre publics ses déclarations fiscales ont alimenté le doute quant à son véritable statut économique. Cette tension constante entre son image de self-made-man et les critiques de ses adversaires a été au cœur de son récit politique. Malgré ces questionnements, Trump a su jouer sur cette ambiguïté et, en partie grâce à cela, a renforcé son image de combattant de l’establishment.

L'un des éléments clés à comprendre dans cette dynamique est que l’électorat de Trump, au-delà de ses frustrations économiques et sociales, s’est aussi formé autour d’une contestation généralisée des institutions politiques. Là où les élites traditionnelles voyaient un système économique mondial en crise, une grande partie de ses partisans y percevait plutôt une trahison par les élites économiques et politiques. Ce sentiment d'abandon et de manipulation par les puissants a fait de Trump un porte-parole inattendu pour une large frange de la population, à la fois déçue et en quête de changement.

Comment la mort de John McCain a révélé les fractures du pouvoir et de la politique américaine

En 2018, après une longue bataille contre le cancer du cerveau, John McCain est décédé, suscitant des réactions variées et parfois déconcertantes. Tout au long de sa carrière, McCain avait incarné un idéal de service public, de sacrifice personnel et de courage. Cependant, sa mort a mis en lumière les profondes divisions au sein de la société américaine, exacerbées par les tensions politiques et personnelles. Alors que son décès semblait offrir une occasion de réunir la nation, la réalité a été marquée par une réaction aussi cruelle que révélatrice de l’état de la politique américaine sous l’ère Trump.

Avant sa mort, McCain avait exprimé des souhaits clairs concernant son funérailles : il demandait que deux anciens présidents, George W. Bush et Barack Obama, prononcent les éloges funèbres, mais excluait Donald Trump, qu'il avait désavoué après la révélation d'un enregistrement compromettant de ce dernier. McCain s’était également opposé à la présence de Sarah Palin, sa colistière de 2008, lors des cérémonies. Trump, lui, avait réagi de manière étonnamment froide et vindicative. Il refusa de publier une déclaration honorant McCain et se contenta d’un tweet tardif exprimant des condoléances à sa famille. De plus, le drapeau de la Maison-Blanche, qui avait été mis en berne à l’annonce de sa mort, fut relevé à mi-hauteur moins de deux jours plus tard, ce qui provoqua l’indignation de nombreux gouverneurs, des vétérans du Vietnam et de la population en général.

Ce manque de respect initial fut rapidement rectifié sous la pression publique, mais il en disait long sur l'état d’esprit de Trump et ses relations tumultueuses avec ceux qu’il considérait comme ses ennemis. McCain, en dépit de ses désaccords avec lui, représentait un idéal d'intégrité et de service patriotiques que Trump, à la tête d’un mouvement populiste, rejetait ouvertement. Les funérailles de McCain, marquées par la présence émouvante de Bush et Obama, furent l’occasion de souligner cette différence fondamentale. Dans ses hommages, Bush salua le courage et la décence de McCain, tandis qu’Obama souligna le contraste entre le véritable patriotisme de McCain et la politique de la peur et de l’intolérance qui marquait de plus en plus le discours politique américain.

Les paroles les plus acerbes vinrent de Meghan McCain, la fille du défunt, qui, lors de l’hommage funèbre, jeta une lumière crue sur la différence de caractère entre son père et Trump. Dans un acte symbolique fort, elle s’opposa à la fameuse devise de Trump, affirmant que l’Amérique de son père n’avait pas besoin d’être rendue "grande à nouveau", car l’Amérique de McCain était déjà grande. L’hommage fut salué par des applaudissements dans la cathédrale, un geste rare lors de cérémonies aussi solennelles, ce qui témoigna de la force du message.

Cependant, même après la mort de McCain, les attaques de Trump ne cessèrent. En mars 2019, plusieurs mois après la disparition de McCain, Trump multiplia les déclarations publiques dans lesquelles il critiquait l’ancien sénateur, l'accusant de trahisons et d'erreurs, y compris dans ses positions concernant l’Obamacare et ses relations avec le FBI. Trump, dans un discours prononcé dans une usine de fabrication de tanks, alla jusqu’à revendiquer la direction des funérailles de McCain, et ce, malgré le fait qu’il n’y ait eu aucune implication de sa part dans l’organisation de l’événement. Ce comportement vindicatif, loin d’être isolé, devenait de plus en plus caractéristique de l’attitude de Trump envers ses adversaires politiques.

Cette situation illustre un aspect important de la politique sous la présidence de Trump : une propension à la division et à l’indignation personnelle, qui ne laissait aucune place à la réconciliation ou à la mesure. Les attaques contre McCain, un héros de guerre et un patriote reconnu, ont non seulement choqué les partisans du défunt, mais ont également mis en lumière une faiblesse de caractère que certains observateurs avaient déjà perçue dans les premières années de la présidence de Trump. Cette situation provoqua même des réactions négatives parmi certains des plus proches alliés du président, comme le sénateur Lindsey Graham, qui exprima son désaveu public envers les propos de Trump.

Le fait que McCain ait été constamment attaqué, même après sa mort, a renforcé le sentiment d'une America profondément divisée, où les querelles personnelles et les rancunes politiques dictent souvent l'agenda public. Cela révèle une réalité inquiétante : la politique américaine, bien au-delà des partis, semble de plus en plus marquée par un esprit de vengeance et de rancune. Ceux qui, comme McCain, incarnaient des valeurs de service et d’honneur se retrouvent souvent en décalage avec la rhétorique qui domine aujourd'hui.

Enfin, il est essentiel de saisir le contexte dans lequel ces événements se sont produits. Les attaques incessantes contre McCain ne sont pas seulement le reflet de la rivalité entre deux personnalités politiques, mais aussi d'une tendance plus large dans le paysage politique américain. Une politique où l’empathie et l’hommage à l'héritage d’une personne se voient souvent remplacés par la quête d'un pouvoir personnel et la nécessité de dominer ses opposants. Ces tensions continuent de définir la manière dont les États-Unis, sous la présidence de Trump, abordent la mémoire et l’héritage de leurs héros, à la fois vivants et décédés.