Le terme "post-digital" désigne une époque où les technologies numériques ne sont plus perçues comme des innovations exceptionnelles, mais comme des éléments intégrés et omniprésents dans notre quotidien. Ce phénomène s'accompagne de nouveaux moyens d'expression artistique, où l'échec technique et les dysfonctionnements ne sont plus considérés comme des anomalies, mais comme des éléments esthétiques en soi. L'art post-digital, souvent nourri par des pratiques de "glitch art" et d’autres formes d’interactions visuelles et sonores non conventionnelles, rejette les normes traditionnelles de perfection et d’harmonie pour offrir des expériences immersives où l’imperfection devient une forme de beauté.

La notion de "remédiation", introduite par Jay David Bolter et Richard Grusin, décrit comment les nouveaux médias cherchent à imiter ou "réparer" les anciens, tout en introduisant des éléments qui les transcendent. Dans ce contexte, l'art numérique devient un terrain où l’échec technique, loin de ternir l’œuvre, la transforme en une réflexion sur la nature même de l’art et de la technologie. Ce processus, observé notamment dans le domaine de la musique et du visuel, souligne la place croissante de l’imprévu et de l’aléatoire dans la création.

Par exemple, la musique générée par des erreurs ou des glitchs numériques s’oppose à la musique "parfaite" de l’époque analogique. La recherche de la pureté sonore a été remplacée par un désir de capturer l'essence du dysfonctionnement, comme l’illustre le travail de Kim Cascone, qui a exploré comment la musique "post-digitale" se nourrit de ces failles techniques pour créer de nouvelles formes d’expression. Cette esthétique de l’échec se trouve aussi dans la génération d'images par l'IA, où les erreurs dans l’interprétation des données par la machine deviennent des éléments intéressants de l’œuvre finale. Les générateurs d'images par texte, comme ceux utilisés dans le cadre de l’IA, produisent parfois des visuels qui ne sont pas strictement réalistes ou précis, mais qui parviennent à dégager une nouvelle dimension esthétique grâce à ces distorsions numériques.

En parallèle, les travaux sur la génération d'images à partir de textes, notamment ceux de Federico Bianchi et de ses collègues, montrent que l’IA ne fait pas qu’interpréter des mots pour produire des images ; elle réinvente les rapports entre la représentation et la réalité, faisant émerger de nouveaux stéréotypes démographiques à une échelle gigantesque. Cette capacité des IA à amplifient les stéréotypes sociaux n’est pas un défaut en soi, mais un aspect de l’évolution esthétique et culturelle actuelle.

À travers l’IA, l'artiste n'est plus celui qui produit uniquement de la main l'œuvre, mais devient un guide, un "interprète" des algorithmes. Les textes sont désormais un matériau pour des créations visuelles qui ne sont pas forcément exactes ou fidèles aux intentions initiales, mais qui offrent une nouvelle forme d'engagement avec le monde visuel, en mettant en lumière les biais technologiques et les marges d’erreur des systèmes automatisés. Ces interactions entre texte et image, qui pourraient être perçues comme de simples erreurs de calcul ou de logique, sont devenues une forme d'expression à part entière, façonnant une esthétique nouvelle et une critique sociale implicite.

Dans le même temps, l’émergence de ces formes d’art post-digital questionne la manière dont nous comprenons l’auteur et le processus créatif. L’artiste n’est plus seulement celui qui crée de manière intentionnelle et maîtrisée, mais devient une figure qui collabore avec des machines, laissant une place importante à l’aléatoire et à l’imperfection. L’art, ainsi que la perception que nous en avons, est de plus en plus influencé par des systèmes qui nous échappent, mais qui reflètent profondément notre monde contemporain : un monde de plus en plus médiatisé et saturé d’informations numériques.

Au-delà de l’esthétique du dysfonctionnement, il est essentiel de comprendre que la post-digitalité s’inscrit dans une remise en question profonde des valeurs traditionnelles de l’art et de la culture. L’art devient un espace d’expérimentation, un terrain où la beauté peut se dévoiler à travers des imperfections, des erreurs et des glitchs, transformant ce qui était autrefois perçu comme un défaut en une qualité esthétique nouvelle. Il est important de considérer ces phénomènes non seulement comme des manifestations de l’évolution technologique, mais aussi comme des symptômes d’une société qui redéfinit constamment ses standards et ses attentes vis-à-vis de l’art et de la création.

La compréhension de cette esthétique nécessite également une prise en compte des contextes sociaux et technologiques dans lesquels ces œuvres sont créées. La manière dont les technologies influencent nos perceptions, nos attentes et même nos idéaux de beauté fait partie intégrante de l'expérience post-digitale. La résonance des glitchs, des erreurs ou des distorsions est, à cet égard, un miroir de nos propres fragilités et contradictions dans un monde en perpétuelle transformation.

L’illusion de la libération : Les smartphones et l’effacement de l’humanité dans la publicité

La publicité contemporaine se joue souvent d’une dualité subtile entre l’idée de libération et celle de soumission. Dans une annonce récente, la chanson se termine sur un cri de désir : « Oh, how I want to break free ». Cette phrase, répétée à l’infini, fait écho à un message implicite : "se libérer de quoi ?" Le produit lui-même, un téléphone mobile, se présente comme un instrument de libération des contraintes technologiques existantes. À travers une série de scènes qui dépeignent des individus perdus dans l’utilisation de leurs appareils, cette publicité suggère que le téléphone est la clé d’une transformation radicale. Mais cette révolution, pourtant séduisante en surface, soulève une question plus dérangeante : qui ou quoi cherche réellement à « se libérer » ?

Le téléphone, dans cette narration visuelle, semble moins être l’objet de désir que l’agent même du changement. Alors que les scènes s’enchaînent, on remarque que les individus, dans leur diversité et leur activité, sont liés par un seul et même fil conducteur : leur téléphone. L’attention humaine se déplace inexorablement de l’individu à l’objet technologique. Dans cette logique, ce n’est pas seulement l’humain qui aspire à la liberté, mais bien le téléphone lui-même, déployant ses capacités, se libérant des limitations humaines. L’une des dernières scènes de l’annonce accentue cette idée lorsque le téléphone devient l’élément central de l’image, presque au détriment des personnages eux-mêmes.

Les êtres humains, bien qu’ils apparaissent à travers l’écran, sont souvent flous, distants, absents. L’individu devient secondaire. Ce n’est plus le « nous » qui forge la société, mais bien la technologie qui refaçonne notre manière d’interagir, de ressentir, de nous relier les uns aux autres. La focalisation sur le téléphone à la fin de la publicité, où la caméra le place au centre de chaque scène, souligne ce basculement. Le téléphone devient le seul véritable sujet de l’histoire.

Il est également intéressant de noter que le discours publicitaire prend une tournure plus complexe lorsque l’on évoque la notion de « retour à la magie ». Cette magie ne fait pas seulement référence à l’innovation technologique, mais aussi à une nouvelle forme de fétichisme de la marchandise, où l’objet, non seulement devient essentiel, mais se substitue à l’humain. Il n’est plus simplement un produit parmi d’autres, mais le pivot autour duquel gravite tout le monde.

Un autre aspect que cette publicité soulève, mais n’explicite pas entièrement, concerne l’évolution de l’interaction humaine face à l’IA. L’émergence de la photographie manipulée par l’intelligence artificielle pose un problème fondamental : la distinction entre l’image authentique et l’image falsifiée se fait de plus en plus floue. Cela conduit à une remise en question de la vérité, de l’authenticité et, par extension, des relations humaines elles-mêmes. Une réflexion de Sarah Jeong sur l’impact de l’IA sur la photographie soulève cette question cruciale : dans un monde saturé d’images manipulées, qu'est-ce qui demeure « vrai » ? Et si la réponse n'était plus dans la recherche de la vérité objective, mais dans ce que nous ressentons, dans l’expérience subjective ? L’introduction de l’IA dans nos vies modifie notre perception de ce qui est authentique, et ce changement de paradigme risque de perturber les fondements mêmes de notre interaction avec le monde.

En poussant cette réflexion encore plus loin, il est possible de se demander si l’engouement pour des technologies comme l’IA ne va pas au-delà du simple utilitaire. La manière dont ces technologies sont commercialisées semble suggérer une forme de domination où l’humain est relégué au second plan. L’idée selon laquelle l’IA pourrait bientôt surpasser l’intellect humain et accomplir des tâches que nous ne pouvons même pas imaginer devient une promesse, mais aussi une menace. Nous sommes invités à voir dans cette avancée technologique non seulement un progrès, mais aussi une incertitude : un monde où l’humain, bien que célébré comme souverain, pourrait se retrouver à la merci de ses propres créations.

L’image de l’individu qui devient de plus en plus interchangeable et éphémère dans ces campagnes publicitaires n’est pas anodine. À travers le prisme des smartphones et de l’IA, la notion d’humanité semble se dissiper, engendrant une vision du monde où les relations humaines sont secondaires. Chaque scène nous présente une personne différente, un visage parmi tant d’autres, absorbé par son téléphone. Cette impression de superficialité, de mouvement perpétuel, d’une vie vécue à travers des écrans, résonne d’autant plus fort aujourd’hui dans un contexte où l’authenticité, les liens véritables et la confiance semblent de plus en plus fragmentés.

Il est essentiel, en observant ces évolutions, de comprendre que l’impact de l’IA sur nos sociétés ne se limite pas à la question de l’automatisation ou du remplacement des tâches humaines. Ce qui est en jeu, c’est la redéfinition même de ce que signifie être humain à l’ère numérique. Le smartphone, et plus encore l’IA, ne sont pas simplement des outils ; ils sont devenus des médiateurs de notre réalité, altérant notre manière de voir le monde et de nous y engager. Si nous ne faisons pas attention, nous risquons de voir notre humanité elle-même se dissoudre dans l’écran.

L'impact de l'IA sur l'esthétique médiatique et la création artistique : une évolution inévitable?

Les progrès fulgurants des technologies d'intelligence artificielle, notamment les modèles générateurs, ont amené de nouvelles interrogations sur la nature même de la création artistique et des perceptions esthétiques. À une époque où des textes ou des images peuvent être produits par des machines, la distinction entre création humaine et générée par IA devient de plus en plus floue. Les auteurs, qu'ils souhaitent ou non, risquent d'être suspectés d'utiliser l'IA pour rédiger leurs œuvres, même lorsqu'ils revendiquent une démarche totalement autonome. Ce phénomène pourrait alors rendre cette distinction obsolète, et plus encore, on pourrait envisager que cela influence la nature des styles d'écriture et des esthétiques textuelles, y compris un accent accru sur l’autofiction ou un lexique moins « probable » ou « typique ». Mais au-delà de ces considérations formelles, il reste un aspect crucial de l'impact de l'IA sur l'art et la culture : son effet profond sur la manière dont nous percevons et interprétons l'œuvre d'art elle-même.

L'une des conceptualisations les plus pertinentes à cet égard est celle de Schröter qui distingue une approche « forte » de l'esthétique médiatique comme une « aisthesis », une perception esthétique directe, de celle « faible » qui se focalise sur l'utilisation spécifique du médium dans le but d'une perception esthétique. Pour Schröter, cette distinction pourrait être interprétée comme une manière de décrire les effets visuels ou auditifs d’un médium en particulier, mais elle ne rend pas compte de l'impact plus subtil et interconnecté des nouveaux médiums numériques. Néanmoins, cette « forte » et « faible » conception ne sont pas les seules possibilités; une « voie médiane » est envisageable. Dans ce contexte, le travail de Seel sur la perception esthétique semble plus proche de cette approche intermédiaire. Selon Seel, la perception esthétique n’est pas simplement une relation réflexive ou autoréférentielle mais plutôt une « conscience sensible de soi », une interaction de l’individu avec le monde extérieur qui ne se limite pas à un simple regard sur l’objet artistique. Une telle perspective, qui ne sépare pas l'art de l'expérience humaine immédiate, demeure essentielle pour comprendre les dynamiques entre les machines et l'expérience esthétique de l’homme.

La question qui se pose alors est de savoir si, en raison de l’introduction de l’IA, les critères d’appréciation esthétique vont évoluer vers un plus grand formalisme. En effet, les critiques formelles de l’esthétique ont souvent abordé le rôle de l’art moderne et de la peinture, mais il est nécessaire d’adapter cette réflexion au monde numérique d’aujourd’hui. Le débat autour de l’esthétique formelle semble prendre un tournant en raison de l'usage croissant des IA dans la production d'images et de textes, une dynamique qui mêle à la fois le réel et le virtuel, l’instantané et l’artificiel. Le concept de « remédiation » proposé par Bolter et Grusin, selon lequel les nouveaux médias reconfigurent les formes et les contenus des anciens, trouve ici une application directe. L'IA, par exemple, semble osciller entre les logiques d'immédiateté, où la forme est presque invisible, et celles de l'hypermédialité, où la forme est mise en avant, attirant l'attention sur la manière dont l'image a été générée.

De plus, l'un des éléments souvent négligés dans ces discussions est la manière dont l’IA génère des œuvres artistiques. Celles-ci sont souvent accusées de reproduire des biais raciaux, sexistes et autres, qui existent dans les ensembles de données utilisées pour entraîner ces systèmes. Cela pose un problème éthique majeur pour la société, car la production de contenu généré par l'IA, bien qu'influente, peut également affecter négativement les travailleurs créatifs humains. Il est aussi important de noter que la production de contenu par l'IA consomme une quantité énorme d'énergie et d’eau, en plus de contribuer de manière significative aux émissions de CO2, un facteur de plus en plus scruté dans le débat public sur le changement climatique. Mais ces enjeux vont bien au-delà de l’environnement. Les technologies génératives ont également trouvé un terrain fertile dans des contextes politiques controversés, notamment parmi les partis politiques d'extrême droite qui les utilisent pour manipuler l'opinion publique et renforcer des narratifs populistes.

En fin de compte, l’introduction de l’IA dans la création artistique n’est pas simplement une question de remplacement des artistes humains, mais plutôt de réinterprétation des modalités mêmes de l’art et de l’esthétique. Les œuvres générées par IA, tout comme celles créées par des humains, suscitent des questions profondes sur ce qui constitue un acte créatif authentique, sur la nature du message véhiculé et sur la manière dont l’esthétique peut être comprise dans un monde où les frontières entre l’homme et la machine deviennent de plus en plus floues. Il devient donc essentiel de s'interroger sur la manière dont ces œuvres, qu'elles soient générées par des humains ou des machines, résonnent dans l'espace public et sur les structures sociales, culturelles et politiques dans lesquelles elles s'inscrivent.