La formulation marxiste originale présente la « vérité » comme une variable dépendante des relations sociales ; c’est-à-dire que « les idées naissent des relations sociales, et non l’inverse » (Donald & Hall, 1986, p. xv). Étienne Balibar (2007), théoricien néo-marxiste français, décrit ce phénomène comme une révolution copernicienne dans la compréhension philosophique de soi. Si le jeune Marx commence son œuvre dans une mode profondément philosophique, ses travaux ultérieurs sont une critique de l’auto-compréhension de la philosophie comme une discipline dominante (très en opposition à l’idéalisme hégélien). Marx réinscrit plutôt la philosophie dans un processus de vie bien plus vaste que la pensée humaine, qui détermine, ou du moins conditionne, ce dont la philosophie et les philosophes sont capables. Certains commentateurs peuvent même se demander si, post-Marx, nous sommes encore dans le domaine de la philosophie proprement dite, tandis que d’autres considéreront ce renversement comme un renouvellement rafraîchissant de l’identité philosophique. L’exemple le plus manifeste de cette révolution paradigmatique se trouve dans le texte des Thèses sur Feuerbach (Marx, 1992a), où il soutient que, tandis que la philosophie précédente s’efforçait principalement d’interpréter le monde, le véritable enjeu est « plutôt de le changer » (p. 423). Ici, le marxisme devient déjà une idéologie « post-vérité » en soi, l’épistémologie étant perçue comme une discipline philosophique dérivée de la politique. La connaissance doit être subordonnée à la praxis.

L’idée de la « post-vérité » peut être explorée dans deux directions distinctes, aux deux extrémités du spectre politique. Du côté de l’extrême droite, il convient d’examiner l’initiative du fascisme italien de « sortir du contexte de la démocratie libérale » au milieu du XXe siècle (Donald & Hall, 1986, p. vii). Contrairement à une lecture simpliste de l’autoritarisme, le fascisme se présente comme un phénomène politique et philosophique complexe et quelque peu contradictoire. Du côté de la critique de gauche, il est pertinent de s’intéresser à la manière dont Althusser, en développant les intuitions de Marx, établit une architectonique très complexe de la vérité. Par exemple, la relation entre le marxisme althussérien et l’adhésion d’Althusser à la psychanalyse devient essentielle (Althusser, 1994 ; Montag, 2013 ; Jameson, 2001). Ce mélange du marxisme et de la psychanalyse s’est poursuivi dans les années suivantes, notamment avec l’École de psychanalyse de Ljubljana. Slavoj Žižek, dans son propre travail, se définit comme un « lacanisme orthodoxe » (Žižek, 2014). Comme l’a observé son compatriote à Ljubljana, Mladen Dolar, Lacan « l’a poussé plus loin que tout autre penseur semblable… il a mené la philosophie à sa conclusion ultime » (Dolar, 2014, p. 25). Ce discours, à la fois « post-philosophique » et radical, ouvre un nouvel espace pour repenser les relations entre philosophie, politique et vérité.

Ainsi, aussi bien à droite qu’à gauche, il existe des exemples significatifs de discours « post-vérité ». Dans chaque cas, ces discours s’opposent fermement au consensus libéral, et cette critique se manifeste tant sur le plan politique qu’épistémologique. Ce phénomène démontre l’espace intimement complice et interdépendant de nombreuses idéologies, aussi opposées soient-elles. Donald et Hall (1986) définissent l’idéologie comme les « cadres de pensée utilisés dans la société pour expliquer, comprendre, donner sens ou signification au monde social et politique » (p. ix). Ces idées ne surviennent pas isolément, mais forment des liens entre elles.

La montée du fascisme, notamment en Italie, offre un exemple frappant de cette dynamique idéologique post-vérité. L’un des premiers points soulignés par Mercer (1986) est que l’image générale du fascisme repose souvent sur une vision binaire de la politique, où toutes les stratégies ou politiques peuvent être attribuées à la droite, à la gauche ou au centre. Cependant, l’exemple du fascisme italien révèle un phénomène bien plus étrange et indéterminé qui ne se conforme pas parfaitement aux catégories traditionnelles de gauche et de droite. Le fascisme, loin d’être simplement une idéologie coercitive, s’avère profondément lié à la notion de « consentement » du peuple ou des masses. Ce point permet de comprendre que le fascisme ne doit pas être interprété comme une déformation aberrante, mais comme une idéologie ayant une certaine légitimité et une longévité relative dans certains contextes politiques et sociaux.

Les fascistes italiens ont su générer une forme de consentement populaire à leur régime, en faisant appel à des stratégies politiques, culturelles et économiques qui transcendaient les simples notions de répression. Ce consentement repose sur trois dimensions essentielles de l’appel populiste du fascisme : premièrement, son indétermination politique relative, deuxièmement, sa capacité à générer ce consentement sur une longue durée, et enfin, la complexité de sa composition culturelle (Mercer, 1986). Cette analyse permet de repenser les discours de la droite et de la gauche à travers la lentille du concept de post-vérité, qui s’avère crucial, bien que différent dans chaque cas.

Les tensions observées dans le fascisme italien trouvent un écho dans la crise de la démocratie libérale, que l’on retrouve également dans les analyses contemporaines de la montée de la « nouvelle droite » ou de l’« alt-right ». Ces mouvements ne sont pas nouveaux, mais prennent une forme contemporaine dans un contexte de crise des valeurs libérales. De Grazia (1986) examine comment le fascisme émerge précisément en réponse à la crise de la démocratie libérale en Italie, et comment il parvient à légitimer un idéal de culture nationale unifiée, que la démocratie libérale semble incapable de proposer.

Il est essentiel de comprendre que ces mouvements, à la fois sur la droite et sur la gauche, partagent un rejet profond des idées libérales. Ce rejet se manifeste par la remise en question du consensus démocratique, des valeurs de vérité et de rationalité qu’il suppose. Cette dynamique idéologique peut apparaître comme une régression, mais elle témoigne également d’un besoin de repenser la place de la vérité dans le débat politique et social contemporain, ainsi que des limites du discours libéral qui, face aux défis politiques actuels, semble parfois incapable de répondre aux attentes des masses.

La montée de Trump dans la vision évangélique américaine : Un mandat divin ?

L’ascension de Donald Trump au pouvoir a suscité des débats intenses et des divisions profondes, non seulement au sein de la société américaine mais aussi dans des milieux religieux, notamment au sein des évangéliques blancs. À travers des livres, des discours et des prophéties, une partie de cette communauté a élaboré une vision où Trump est perçu comme un instrument divin, un « messie » moderne envoyé pour restaurer l'Amérique selon des valeurs chrétiennes spécifiques. Cette perception n’est pas simplement un soutien politique ; elle repose sur une idéologie plus large, nourrie par des convictions religieuses qui lient la politique, la race et la religion d'une manière complexe et souvent problématique.

Le livre de Mark Taylor et Mary Colbert, The Trump Prophecies, est un exemple clé de cette vision. Taylor, ancien pompier et prétendu prophète, aurait reçu une révélation divine en 2011, prédisant l’élection de Trump et sa mission sacrée de restaurer l’honneur et la prospérité des États-Unis. Cette prophétie s’inscrit dans une tradition chrétienne évangélique où l'idée d’un élu par Dieu, capable de redresser la nation, est une thématique récurrente. Selon Taylor, Dieu utiliserait Trump pour fermer les « portes » de l’Amérique, métaphoriquement parlant, afin de protéger le pays des influences extérieures et intérieures considérées comme démoniaques, notamment l’immigration et l'influence des « structures de mal » au sein du gouvernement.

Les prophéties de Taylor ne se limitent pas seulement à un futur idéal pour les États-Unis, mais elles sont également imprégnées d’un appel à l’action pour la communauté évangélique. Il exhorte les croyants à s'engager dans une « guerre spirituelle », un combat qui dépasse la politique et entre dans le domaine du surnaturel. Cette « guerre » serait, selon lui, un moyen de purifier la société américaine de ce qu’il considère comme des forces malveillantes, qu’elles soient idéologiques, politiques ou sociales. Une idée centrale de cette prophétie est que la foi chrétienne doit se manifester dans les sphères publiques et politiques, un principe qui trouve des échos dans le mouvement du nationalisme chrétien blanc, où la purification spirituelle et la défense des valeurs chrétiennes sont liées à la sauvegarde de l'identité nationale américaine.

Ce phénomène ne se limite pas à des prédicateurs marginaux. Des personnalités influentes comme Jerry Falwell Jr., président de l’Université Liberty, ont soutenu Trump de manière inconditionnelle. Pour Falwell, la question ne se pose même pas : peu importe ce que Trump fait, cela sera forcément « bon pour le pays ». Cette logique de soutien aveugle repose sur une lecture simplifiée et déformée des enseignements chrétiens. Selon cette vision, l’amour du prochain et les principes de miséricorde enseignés par Jésus ne seraient pas applicables à la politique internationale ou à la gouvernance d’une nation. Ainsi, il devient possible de justifier des politiques de séparation, de déportation et de rejet des minorités, tout en se proclamant défenseur des valeurs chrétiennes.

Une autre partie importante de ce phénomène est l’idéologie du nationalisme chrétien blanc, qui lie la pureté raciale à une mission divine. L’idée selon laquelle les immigrés et les minorités raciales sont des « polluants » spirituels à éliminer ou à isoler trouve un écho inquiétant dans les discours de certains leaders évangéliques. Ces théories ne sont pas simplement des opinions marginales, mais elles s’intègrent dans une vision large de l’Amérique comme étant une nation élue, destinée à préserver sa pureté spirituelle et raciale. La déportation, les interdictions de voyage et les politiques de séparation des familles s’inscrivent dans ce projet plus vaste de purification spirituelle et politique, où les « démons » doivent être éradiqués à tout prix, même si cela signifie exclure des populations entières au nom de la sauvegarde d’une identité chrétienne « pure ».

L’un des aspects les plus troublants de cette dynamique est la manière dont elle se déploie au sein de la société américaine. Les prophéties de Taylor, qui ont été largement diffusées, ont trouvé un écho dans un large éventail de chrétiens évangéliques, bien au-delà des cercles charismatiques et des groupes de type INC/NAR (International Network of Churches/ New Apostolic Reformation). Le livre The Trump Prophecies a été adapté en film, et une version cinématographique de cette vision a été projetée dans 1 200 cinémas américains, atteignant ainsi un public encore plus large. Ce phénomène montre à quel point cette vision d’un Trump divinement choisi a pénétré dans l’électorat évangélique, avec un soutien bien plus large qu’on pourrait le supposer au premier abord.

Il est essentiel de comprendre que cette dynamique ne relève pas seulement de croyances individuelles ou de visions religieuses particulières. Elle s’inscrit dans un contexte plus large de politique américaine, où les lignes entre religion et politique sont souvent floues. Ce mélange de foi et de politique produit une vision du monde où les actions politiques sont justifiées par des motifs religieux, et où des décisions cruciales sont interprétées comme des signes d’une volonté divine. Les conséquences de cette vision sont vastes, allant de l’intensification des divisions raciales à la légitimation de politiques anti-immigrants, en passant par la défense d’un ordre social perçu comme « naturel » et « divin ».

Les événements politiques de ces dernières années montrent clairement que cette dynamique ne se limite pas à une simple croyance ou à une interprétation marginale de la politique. Le nationalisme chrétien blanc, porté par des figures comme Trump et ses partisans, devient une force active dans la formation des politiques et de l’identité nationale des États-Unis, avec des conséquences à la fois pour la politique intérieure et pour les relations internationales. Cette intersection entre religion, politique et race n’est pas une nouveauté dans l’histoire américaine, mais elle est désormais devenue plus visible et plus influente que jamais, avec des implications durables pour la société américaine.