Le système de Rappel n’est pas une légende urbaine ni une simple rumeur destinée à nourrir les fantasmes des masses. Il existe bel et bien, massif et silencieux, niché au cœur d’une forteresse d’un quart de mile carré à Dallas. Sa fonction, en apparence simple mais d’une portée incommensurable, consiste à capter le dernier motif d’un esprit au moment de sa mort. Ce schéma mental, total, exhaustif, est enregistré sur une mince bande que l’on peut tenir dans la paume de la main — une bande ne pesant qu’une once et pourtant contenant tout ce qu’un être humain a été et tout ce qu’il a espéré devenir. Trente jours après la mort, la bande est détruite. Tout devrait s’arrêter là.

Mais il arrive qu’on ne s’arrête pas là. Dans de rares cas, soigneusement classifiés, la mort d’un individu survient alors qu’il détient une information cruciale pour la technologie, l’économie ou l’intérêt national de la Terre. Ces morts précipitées et significatives obligent à une mesure exceptionnelle : le Rappel. C’est la raison d’être de tout le dispositif. Car, aussi puissante soit-elle, la machine n’est pas capable, seule, d’extraire l’information pertinente du simple enregistrement mental. Chaque porteur de la Plaque est donc associé à une culture tissulaire congelée, conservée pendant les mêmes trente jours que la bande. Si un Rappel s’avère nécessaire, un nouveau corps est cultivé dans un AGT — un réservoir de croissance accélérée —, reproduisant l’original à l’identique, hormis le cerveau, réduit à l’état de tabula rasa. Sur cette ardoise vierge est ensuite superposée la matrice enregistrée. Le rappelé reprend ainsi la totalité des pensées et des souvenirs de l’original jusqu’à l’instant de sa mort. Il est alors en position de livrer les informations jugées vitales par le Congrès mondial.

Cette mécanique inouïe a un coût, un coût que seuls quelques individus très riches peuvent assumer. Car reproduire à l’identique un tel système, classifié, ultrasécurisé, nécessite non seulement une fortune mais encore des compétences et un réseau capables de contourner l’appareil étatique. Les tapes sont censées être détruites, mais il s’avère que certaines disparaissent avant la date programmée. Des vols inexpliqués, des coïncidences qui ne le sont pas vraiment, des liens étroits entre les victimes et quelques rares individus, toujours les mêmes. On interroge, on soupçonne, mais on ne prouve rien. La richesse et l’influence permettent de tenir à distance les enquêtes, d’user d’avocats ou de zones grises juridiques, et l’on reste dans l’incertitude.

Le soupçon se déplace alors vers le terrain du possible. Si l’on parvient à mettre la main sur une bande avant sa destruction, si l’on dispose d’une culture tissulaire, il devient théoriquement possible de recréer un individu complet, doté de ses souvenirs, de ses désirs, de ses compétences, mais arraché au flux naturel de la mort. À partir de là se dessinent des perspectives vertigineuses : manipuler des consciences pour obtenir des secrets d’État, ressusciter des ennemis ou des proches pour les utiliser, prolonger artificiellement des existences à des fins personnelles ou politiques. L’existence même du système de Rappel implique une tension constante entre le pouvoir public qui tente de le contrôler et les forces privées capables de le détourner.

Au-delà du procédé technique, ce qui se joue est plus sombre : la valeur de la mémoire humaine comme marchandise, comme arme stratégique, comme outil de chantage. Chaque tape représente non seulement un individu mais une potentialité de pouvoir. Et ce pouvoir, pour qui sait l’utiliser, est presque absolu.

Il est crucial que le lecteur comprenne que ce système ne concerne pas seulement des cas exceptionnels ou des héros de la nation. Il pose des questions fondamentales sur l’identité, sur la propriété des souvenirs, sur la continuité de la conscience et sur la fragilité du droit face à la technologie. Qui est l’original, qui est la copie ? À qui appartiennent nos pensées après notre mort ? Et, surtout, que devient une société où la mort elle-même cesse d’être une frontière mais devient un simple délai administratif de trente jours ?

Comment la Vieillesse et les Souvenirs Influencent la Décision

Le matin, le monde semblait déjà résonner avec les échos de la veille, et j'avais l'impression que quelque chose d'insensé avait quitté les pièces sombres du sommeil pour venir me faire transpirer. Une sensation de déjà-vu, sans doute mieux oubliée. Après m'être réveillé, j'avais pris une douche, revêtu des vêtements propres, mangé rapidement, et emporté une carafe de café avec moi dans mon bureau. Il n'était plus vraiment un bureau depuis longtemps. Il y a trente-cinq ans, j'avais cessé de l’appeler ainsi. C'était devenu un lieu de solitude, un espace où je cherchais à naviguer entre le passé et le présent.

Je me mis à parcourir la correspondance triée et épurée du mois passé, cherchant parmi les demandes de fonds de certaines œuvres et individus étranges, les invitations à donner des conférences, et plusieurs lettres d'avocats. Une correspondance m'interpella cependant. Marling de Megapei m'écrivait. Ses mots me frappèrent : "Fils de la Terre, je te salue par les vingt-sept Noms qui restent, priant que tu aies jeté d'autres joyaux dans les ténèbres pour qu'ils brillent des couleurs de la vie."

Marling, dont la vie approchait de sa fin, sollicitait ma visite avant que le temps ne l’emporte. Il me parlait d'une époque révolue, d'un passé lointain où je n'avais pas vu son visage depuis des années. Il me demandait de venir avant la fin de la cinquième saison, mais il était difficile de savoir si je pouvais respecter cet appel alors que d'autres obligations se dessinaient déjà.

Au même moment, je trouvais un message de la Deep Shaft Mining and Processing Company. Tout le monde savait que cette organisation était une façade de l'Agence Centrale de Renseignement de la Terre. Ce message, crypté, m'invitait à rejoindre la planète Terre pour un sujet "d'une importance capitale". Mais vingt ans de demandes incessantes sans réponse me laissaient perplexe. Pourquoi maintenant ? Pourquoi insister si fortement si l'enjeu était si vital ?

Puis il y avait Ruth. Une autre lettre. Une personne du passé qui, malgré les épreuves et les douleurs, demeurait quelqu'un d'important. Nous nous étions séparés depuis longtemps, mais la voir dans une situation difficile me rappelait la fragilité de la condition humaine. "Je suis en grave difficulté et tu es la seule personne qui pourrait m'aider", écrivait-elle, simplement. Si cela était vrai, je devais y répondre.

Ces lettres, ces appels à l'aide, m’amenaient à une réflexion plus profonde sur la nature de la mémoire et des relations humaines. Ces voix du passé, avec leurs demandes et leurs requêtes, n'étaient-elles pas en quelque sorte des fragments de ce que l'on était ou de ce que l'on n'était plus ? L’idée d’aller voir Ruth d'abord, avant de m’engager dans d’autres obligations, me paraissait juste. Les détours avaient toujours fait partie de ma vie, et il semblait qu'il était temps de les emprunter de nouveau.

J'avais prévu de partir bientôt, mais une fois mes affaires réglées, je voulais effectuer une dernière vérification avant de partir. Il fallait que je me prépare à ce voyage sous de nouveaux identités. Avec mes habitudes, changer de nom et de visage n'était pas un problème. Je me préparais à utiliser un vaisseau immatriculé au nom de Lawrence J. Conner de Lochear, dont l’identité était vérifiable et prête à l'emploi. C'était un des nombreux masques que j'avais construits pour me dissimuler dans le flot des civilisations interstellaires.

L'une des réalités les plus contraignantes de ma situation – en tant qu'un des cent plus riches individus de la galaxie – était l'impossibilité de conserver des relations privées. Il y avait toujours quelqu'un qui voulait quelque chose, et rarement pour des raisons innocentes. La richesse, au lieu de libérer, me piégeait dans un réseau de demandes incessantes et de menaces sous-jacentes. Et, malgré tout, cela me laissait indifférent. Ce n'était pas la course aux biens matériels ou au pouvoir qui me motivait, mais plutôt la quête de sens. Un milliard ou cent milliards n'avaient plus d'importance depuis longtemps. Ce qui comptait, c’était de trouver un peu de paix et de sagesse dans ce tourbillon.

À ce moment-là, je savais que la prochaine étape de ma vie – ma prochaine décision – résidait dans un choix : Ruth, Megapei, ou la Terre. Chacune de ces voies m'offrait des réponses différentes aux questions que je n'avais jamais su comment poser. Mais, d'abord, il fallait que je me souvienne.

La mémoire, les visages oubliés, les échos du passé... tout cela faisait partie de ce que l'on devient. Il n'était jamais trop tard pour visiter ces vies qui s'étaient détachées de nous. Mais il n'était pas non plus trop tard pour fuir. Car chaque pas en avant semblait m'amener à un autre croisement où l'ombre du passé attendait.

Pourquoi la leçon de la pierre échappe-t-elle toujours à ceux qui croient l’avoir comprise ?

À l’ombre d’un rocher immobile en apparence, se déroule un échange qui n’est ni simple ni anodin : c’est une joute entre deux êtres qui se connaissent trop bien pour ignorer la vérité de l’autre. « La pierre semble reposer, mais elle bouge imperceptiblement ». Cette maxime n’est pas qu’une image : elle est l’ossature d’une philosophie qui traverse la scène, celle d’un monde où la vengeance se mêle à la mémoire et où l’immobilité n’est qu’une illusion de surface. Dans ce dialogue, l’un reproche à l’autre son échec, sa maladresse, son incapacité à achever ce qui fut longtemps prémédité. Mais cet échec n’est pas seulement technique. Il est le signe qu’un plan pensé comme immuable a été déplacé par des forces qu’il n’a pas su anticiper.

Le Pei’an blessé parle d’« extenuating circumstances », mais son interlocuteur y voit des excuses. Il s’agit de plus que de blessures physiques : il est l’incarnation d’une stratégie fissurée. Sa tentative de prise de contrôle a échoué, et cette défaite laisse apparaître une vérité plus large : le pouvoir brut ne suffit jamais. Même les plus grands architectes de mondes sont soumis à la lente dérive de ce qu’ils ont créé. La pierre, en bougeant sans bruit, les rappelle à leur propre fragilité.

Au fil des échanges, on découvre que la vengeance, censée être totale, a consisté à rappeler des morts à la vie pour rejouer la douleur d’un homme. Cette résurrection calculée, appuyée sur le talent de téléportation et sur la manipulation des « Recall Tapes », transforme la mort en un outil, et les souvenirs en instruments d’humiliation. Pourtant, cette entreprise méthodique, glaciale dans son ambition, a aussi révélé ses failles. L’ennemi, plus fort que prévu, a battu le joueur sur son propre terrain et lui a retiré « une chose sans prix ». Tout se retourne alors : l’architecte du piège devient le suppliant, le manipulateur devient celui qui demande à fuir.

Dans cette tension se dessine un paradoxe fondamental : celui qui voulait infliger la souffrance doit maintenant implorer la pitié de sa cible. « Je t’offre ta vie si tu sauves la mienne ». Le chantage devient pacte, et l’ennemi d’hier devient le partenaire d’un départ commun. Le pouvoir, dans cet univers, n’est jamais stable ; il est fluide, réversible, soumis à des équilibres invisibles. C’est dans cet entrelacs que la maxime de la pierre prend tout son sens : les choses paraissent immobiles, mais sous la surface elles se déplacent, modifiant les rapports de force à l’instant où l’on s’y attend le moins.

La réminiscence d’une époque plus ancienne, celle de l’espionnage du XXe siècle, apparaît alors comme une clé. Ce n’est pas une digression mais un miroir. Le « vrai » espion, celui qui accumule des détails anodins jusqu’à ce qu’un seul devienne décisif, incarne la patience silencieuse de la pierre. Contrairement aux images romantiques des agents de jadis, les véritables espions sont ternes, méthodiques, industriels, obsédés par l’avantage caché dans la moindre donnée. C’est cette discipline qui fait de Mike Shandon un personnage fascinant : un espion authentique, capable de peser sur les tensions interstellaires comme sur celles d’une entreprise terrestre. Il est le contrepoint exact du Pei’an : là où l’un a bâti une machination sur le spectaculaire et l’émotion, l’autre maîtrise l’invisible et l’infime.

Ce texte montre que la puissance ne réside ni dans le contrôle apparent ni dans la violence immédiate. Elle réside dans la compréhension des mouvements imperceptibles, dans l’art d’anticiper ce qui semble immobile et dans la capacité de lire sous la surface. La vengeance, conçue comme une démonstration de force, échoue parce qu’elle ignore cette logique discrète. La survie, elle, appartient à celui qui sait que la pierre bouge, même quand elle paraît se reposer.

Il est essentiel pour le lecteur de percevoir que cette scène ne se réduit pas à un duel entre deux personnages : c’est une réflexion sur la mémoire, le pouvoir et la temporalité. Restaurer des morts pour revivre la douleur n’est pas qu’un acte de cruauté, c’est un miroir sur l’impossibilité d’échapper au passé. La pierre, ici, symbolise l’histoire elle-même : elle semble figée mais continue de peser, d’influer sur l’avenir. Comprendre cela, c’est comprendre que dans tout rapport de force — qu’il soit personnel, politique ou interstellaire — l’avantage revient à celui qui sait écouter les mouvements silencieux et anticiper le moment où l’équilibre bascule.

Pourquoi l'existence humaine échappe-t-elle à l'ordre divin et à la quête de sens ?

Le ciel se déchira dans une lumière aveuglante, fendant l'air de ma propre main comme un éclat de foudre. Je, Shimbo de Darktree, Ébranleur des Tonnerres, me tenais là, dominant un monde en ruines, une île en proie à la destruction, avec les éléments eux-mêmes se déchaînant sous l'effet de ma volonté. À ma gauche, un cône gris se fenda comme une plaie, libérant son sang orange qui se déversait dans Acheron, créant une vapeur rougeoyant sur les eaux en furie. Les éclairs dansaient autour de moi, tandis que le sol tremblait sous chaque pas que je faisais. La pluie s'abattait sur ce monde en chaos, et la terre ne cessait de se déchirer sous l'assaut de forces incontrôlables.

Et puis, il apparut : mon ennemi, une silhouette indistincte au début, un vide, une ombre mouvante. Au fur et à mesure que je m'avançais, chaque pas engendrait des fissures dans le sol. Nous avancions, l'un vers l'autre, comme des créatures nées de la fureur même des cieux et des profondeurs. L'île vacillait sous nos pas, comme un navire perdu en mer, mais nos corps s'accrochaient à cette réalité qui s'effondrait. Nous étions à la fois des instruments et des victimes du chaos.

Au moment où l'attaque du vert, un autre acteur de ce drame, déstabilisa mon adversaire, un cri me parvint. Une silhouette surgit des décombres – Kathy. Elle était là, mais son destin ne pouvait être que celui du vide et de la chute. Les liens de l'existence et de la fatalité se resserraient, et il n'y avait ni place pour l'évasion ni pour le salut. L'île sombrait lentement dans les abysses d'Acheron, et tout ce qui avait existé se dissipait dans l'obscurité.

Mon regard se fixa sur la silhouette de l'ennemi, à la fois lointaine et si proche. À chaque mouvement, le sol se fracturait davantage, la terre elle-même semblant vouloir nous engloutir. Une douleur profonde m'envahit lorsque le poids de la situation m'écrasa, ma jambe brisée, le monde autour de moi un chaos incertain. Mais ce qui demeura dans mon esprit fut une chose simple et brutale : l'isolement de l'homme face à des forces qui le dépassent. Quelles que soient les puissances, qu'elles soient divines ou naturelles, elles ne répondent qu'à des lois d'indifférence totale envers l'individu.

Un cri, un geste, une lutte. Et puis tout se figea dans une vision de désolation. L'âme, comme une flamme vacillante, chercha son salut, mais ne trouva que la profondeur sans retour. Le corps brisé, le monde détruit, je m'éveillai enfin, seul sur les vestiges de ce qui avait été un monde, une île, un temps. Le chalet était en cendres, les ruines de l'humanité étendues devant moi, un cadavre à mes pieds. Le seul reste tangible de l'histoire qui s'était déroulée ici était l'écho des souffrances passées et la douleur persistante dans mon corps.

En cet instant de lucidité crue, je compris. Peu importe les dieux, peu importe les forces de la nature, ce qui restait était la douleur et la répétition. Les dieux étaient, peut-être, de simples entités jouant avec la vie des hommes, les utilisant comme pions dans leur grand jeu. Et moi, Shimbo, rejetais leur autorité, leur légitimité. Dans cet état de souffrance, seul ce qui est tangible demeure. L'eau, le feu, la terre et l'air sont réels, tout le reste n'est que fable. Les dieux, leurs promesses et leur pouvoir, tout cela n'est rien d'autre qu'un jeu cruel.

Alors, sans recours ni espoir, je me levai pour continuer. La douleur dans ma jambe, l'isolement de ma condition humaine, étaient tout ce qu'il me restait. À travers la douleur et la répétition de gestes inutiles, la vérité se dessinait avec une netteté terrifiante. L'humain, face à l'absurdité de son existence, reste une créature en quête de sens, même si ce sens est toujours hors de portée.

Mais au fond, l'existence elle-même est une répétition de gestes essentiels. Au cœur du chaos et de la souffrance, il n'y a de place que pour une seule vérité : survivre, malgré tout. Que l'on soit un dieu, une créature ou un homme, la question demeure la même. Pourquoi chercher une signification à tout cela quand la seule chose qui nous reste est de continuer à avancer ? Le monde, pour ceux qui sont encore là, est un endroit où la souffrance est omniprésente, mais aussi là où se trouve le seul véritable combat : celui de l'individu face à sa propre existence.

Qui sommes-nous face à la mort, au souvenir et à l’acte de créer des mondes ?

Je sentais que je devrais être troublé, mais je savais qu’un temps encore m’en empêchait. « Tu as fait ce que tu devais faire, disais-je en moi-même. Ne sois pas tourmenté. Peut-être vaut-il mieux que je ne me souvienne pas d’eux. Tant d’années ont passé depuis leur époque. Peut-être auraient-ils ressenti ce que j’ai ressenti autrefois, perdus dans un lieu étranger. Peut-être n’auraient-ils pas su l’embrasser comme je l’ai fait. Je ne sais pas. Qu’il en soit ainsi. La chose est faite. »

Alors il parla de Ruth Laris. Elle gisait dans l’Asile de Fallon à Cobacho, enregistrée sous le nom de Rita Lawrence, le visage altéré, l’esprit aussi. Il fallait la retirer de là et engager des médecins. Elle n’avait pas été amenée à Illyria ; c’était plus simple ainsi. Tout ce mal causé ne signifiait rien pour lui, avoua-t-il. Il avait peut-être trop longtemps travaillé la matière de la vie… et mal. Belion vivait en lui. Il n’avait pas voulu le dire, car il ne voulait pas d’excuses. Mais c’était bien cela. C’est pour cette raison qu’il avait tenté de tuer Shimbo : pour frapper cette part de lui-même. Après son départ pour Shandon, il s’était senti coupable. Il avait fallu l’envoyer loin, d’où Shimbo de Darktree. Belion ne devait pas continuer à créer des mondes de cruauté et de laideur. Shimbo, qui les lançait comme des joyaux dans l’obscurité, étincelants des couleurs de la vie, devait l’affronter de nouveau. Et maintenant qu’il avait gagné, il y en aurait d’autres.

Je répondis que nous ne pouvions opérer l’un sans l’autre et que j’avais démissionné. Il me trouva amer mais pensa que je ne pourrais pas si facilement abandonner un tel appel. Pourtant mes pensées se repliaient déjà en moi-même. Le chemin que nous empruntions était celui de la mort. Il paraissait plaisant, mais il était glitten. Les gens ordinaires s’y adonnent pour l’euphorie et les distorsions mentales, mais les télépathes l’emploient autrement. Utilisé seul, il accroît leurs pouvoirs. Utilisé par deux, il engendre un rêve commun, toujours agréable. Chez les Strantriens, c’est toujours le même rêve, produit par réflexe par un conditionnement religieux. Deux le rêvent, un seul s’éveille. Ainsi sert-il au rite de mort, afin que nul n’aille seul au lieu que j’avais évité mille ans. Il sert aussi au duel : hors rituel, seul le plus fort revient. Certaines zones dormantes des deux esprits entrent en conflit à l’insu des consciences éveillées.

Green Green avait été lié par ce rituel, je n’avais donc pas peur d’un ultime subterfuge pour sa vengeance. Même si c’était un duel, son état me laissait sans crainte. Mais, en marchant, je compris que je hâtais probablement sa mort sous le masque d’un rite mystique. Euthanasie télépathique. Meurtre mental. Pourtant j’étais heureux de l’aider à quitter ce monde ainsi, si tel était son désir. Cela me fit songer à ma propre fin, que je sais ne pas être douce. On dit que même si l’on aime vivre, un jour viendra où l’on souhaitera mourir. Ils pensent à la douleur quand ils disent cela, à l’envie de s’échapper joliment. Moi, je ne m’attends pas à partir gentiment dans cette bonne nuit. Comme le poète, je compte bien me dresser contre l’agonie de la lumière, combattant et hurlant jusqu’au dernier pas. La maladie qui m’a porté jusqu’ici m’a donné sa part d’agonie, longtemps avant qu’ils ne me gèlent. J’y ai beaucoup pensé alors. Je ne choisirai jamais la facilité. Je veux vivre, la douleur comprise.

Andre Gide, dans ses Fruits de la Terre, sur son lit de mort, savait qu’il n’avait que quelques jours. Il écrivit comme un possédé et acheva son livre en trois jours avant de mourir. Il y énumère chaque beauté de la terre, de l’air, du feu, de l’eau, tout ce qu’il aimait. On sent qu’il disait adieu et ne voulait pas partir malgré tout. C’est ainsi que je me sens. Et c’est pourquoi je ne pouvais comprendre le choix de Green. J’aurais préféré rester là, brisé, sentant la pluie, regrettant, enviant et désirant encore. Peut-être cette faim m’a-t-elle permis d’apprendre le modelage des mondes, afin de tout faire moi-même, d’en créer davantage.

Nous montâmes une colline et, au sommet, je savais déjà ce que j’allais voir en contrebas. Entre deux masses de pierre grise s’étendait une prairie qui s’assombrissait au loin, et puis le lieu, la grande vallée noire. Cent pas encore. Green me remercia. Il me demanda ce qu’on dirait de lui sur Megapei lorsqu’on apprendrait sa mort. « Dis-leur que j’étais un homme insensé qui regretta sa folie avant d’arriver ici. » Il baissa la tête. Il me demanda si je le verrais marcher jusqu’au bout. Je répondis que oui. « On dit qu’il y a une lumière au bout. » « On le dit. »

Alors que nous approchions de la vallée, quelque chose apparut dans le vide. New Indiana suspendue, camée lumineuse, suivie par Cocytus et toutes les autres : St. Martin, Buningrad, Mercy, Illyria, Homefree, Castor, Pollux… Chaque monde que j’avais conçu défila devant mes yeux. J’en avais oublié la gloire. Le sentiment de leur création m’envahit. J’avais jeté quelque chose dans l’abîme. Là où il n’y avait que ténèbres, j’avais suspendu mes mondes. C’était ma réponse. Quand je marcherai dans cette vallée, ils resteraient après moi. Quelque chose demeurerait.

Green vit la lumière et je sentis sa main sur mon bras. Je posai la mienne sur son épaule. « Puisses-tu demeurer avec Kirwar aux Quatre Visages, Père des Fleurs. » Il me répondit quelque chose que je n’entendis pas, franchit les pierres, entra dans la vallée et disparut.