L'économie sociale-écologique représente bien plus qu'un simple champ d'étude ou une approche théorique ; elle incarne une réponse radicale et nécessaire face aux crises environnementales et sociales actuelles. Cette perspective s'inscrit dans un cadre plus large de transformation de nos systèmes économiques, en dépassant les modèles classiques qui ont souvent ignoré les réalités écologiques et sociales sous-jacentes aux problèmes contemporains.

L'histoire des idées économiques a longtemps été dominée par des paradigmes orthodoxes, qui se concentrent sur la croissance infinie, l'accumulation de capital et une vision réductrice de l'environnement comme simple ressource à exploiter. Cependant, la prise de conscience croissante des limites physiques de notre planète et des injustices sociales générées par ces pratiques impose une remise en question fondamentale. C'est dans ce contexte que l'économie sociale-écologique prend forme, cherchant à réconcilier les dimensions sociales, écologiques et économiques dans un modèle plus intégré et durable.

L'idée centrale de cette approche est de reconnaître que les sociétés humaines sont interconnectées aux systèmes naturels, et qu'elles dépendent des services écologiques pour leur survie et leur prospérité. Cela dépasse le cadre de l’économie traditionnelle, qui tend à externaliser les coûts écologiques et sociaux dans des calculs purement financiers. Ainsi, l'économie sociale-écologique cherche à promouvoir une économie de la redistribution, de la justice sociale et de la durabilité environnementale, tout en soulignant l’importance de l'intégration des connaissances scientifiques, sociales et éthiques pour éclairer nos choix économiques.

Les débats autour de cette approche ont pris forme dès les années 1990, notamment à travers des rencontres internationales comme la première conférence de la Société Européenne d’Économie Écologique (ESEE) en 1996. Ces discussions ont permis de clarifier l'importance de l’intégration des dimensions sociales dans les modèles écologiques. L'implication des chercheurs de diverses régions du monde, y compris ceux des pays du Sud, des communautés indigènes et des milieux académiques divers, a été essentielle pour comprendre la pluralité des approches du savoir et pour surmonter les obstacles liés à la domination du savoir occidental.

La révolution que l’économie sociale-écologique propose ne se limite pas à une simple évolution des paradigmes économiques traditionnels. Elle implique une transformation profonde des pratiques sociales, de la manière dont nous concevons les échanges, la consommation, la production et la distribution. Dans cette optique, l'économie n’est plus un simple outil de maximisation de la richesse individuelle, mais un moyen de promouvoir le bien-être collectif et de maintenir un équilibre avec les systèmes naturels.

Cela implique de repenser les fondements de l’économie à travers une approche plus holistique, qui prend en compte la diversité des savoirs locaux et traditionnels, et qui valorise les pratiques économiques alternatives telles que l’économie circulaire, les économies solidaires, et les formes d'organisation socio-économiques qui respectent les limites de la planète. Ce changement est également nourri par les critiques croissantes des inégalités systémiques, de l'exploitation des ressources naturelles et des injustices sociales qui caractérisent les modèles économiques dominants.

Cependant, cette révolution des idées économiques ne se fait pas sans résistance. Les forces du statu quo, souvent représentées par des acteurs politiques et économiques puissants, tentent de préserver un modèle qui leur permet de maintenir leur domination. Cela souligne la nécessité de créer un cadre institutionnel et politique capable de soutenir cette transition, ce qui demande une collaboration internationale et une réflexion commune sur les mécanismes de gouvernance et de régulation des systèmes économiques.

L'émergence de l'économie sociale-écologique comme discipline en soi représente donc un acte de résistance face aux paradigmes dominants, mais aussi une proposition de nouveaux horizons. Ces nouvelles perspectives ne doivent pas seulement se limiter à des théories abstraites, mais doivent aussi être appliquées à des politiques concrètes, de la gestion des ressources naturelles à la transformation des structures de pouvoir au sein des sociétés humaines. Pour ce faire, il est indispensable que les scientifiques, les activistes, les penseurs et les décideurs travaillent ensemble pour développer des modèles économiques alternatifs qui soient véritablement inclusifs et respectueux des écosystèmes.

Il est également crucial de comprendre que cette approche n’est pas uniquement centrée sur des questions théoriques. Elle doit être vue comme un appel à l’action, une invitation à redéfinir nos priorités économiques, sociales et écologiques à travers un prisme de solidarité et de durabilité. Dans cette démarche, la philosophie joue un rôle clé en interrogeant les valeurs sous-jacentes à nos systèmes économiques et en offrant des outils conceptuels pour guider cette transformation radicale.

Enfin, au-delà de la compréhension des enjeux écologiques et sociaux, il est fondamental de saisir l’importance des institutions et des structures de gouvernance dans cette transition. Sans un changement institutionnel à la hauteur des défis actuels, même les meilleures idées risquent de rester lettre morte. L’économie sociale-écologique ne doit pas seulement proposer une alternative, mais aussi militer pour la mise en place de politiques publiques et de mécanismes de régulation capables de remettre en question les logiques capitalistes d’accumulation et de domination. Cela nécessite un engagement concret, une volonté politique et un travail collectif, non seulement au niveau national mais aussi international.

L'émergence de l'économique environnementale et les critiques du marché

Au cours du XXe siècle, les économies de marché autogérées ont souvent été perçues comme des systèmes d’une efficacité inégalée, permettant aux prix de se fixer selon la loi de l'offre et de la demande. Cependant, des penseurs comme Polanyi (1969 [1958]) et Galbraith (1969 [1958]; 2007 [1967]) ont soulevé des questions sur les abus de pouvoir des grandes entreprises et sur les dangers inhérents à ce modèle économique. Bien que Polanyi et Galbraith aient analysé les mécanismes des économies modernes, en particulier celles dominées par le capitalisme industriel, leurs travaux ne traitaient pas explicitement des causes structurelles des problèmes environnementaux. Ce n’est qu’à partir des années 1960 que des liens clairs ont été établis entre la croissance économique et la dégradation de l'environnement.

Le livre Silent Spring de Rachel Carson, publié en 1962, est un tournant décisif dans cette prise de conscience populaire des dangers environnementaux. Ce travail dénonçait la pollution chimique engendrée par les pesticides, tout comme The Population Bomb de Paul Ehrlich, paru en 1968, qui mettait en lumière la menace posée par la surpopulation. Ces ouvrages ont rapidement provoqué une remise en question des effets du développement économique non régulé. Les économistes, tels que Boulding (1966) et Mishan (1967; 1969), ont alors commencé à intégrer les aspects sociaux et écologiques dans leurs analyses de la croissance économique. Cette période a aussi vu l’émergence de mouvements sociaux, comme le mouvement hippie, qui prônait un retour à une vie plus simple et une plus grande harmonie avec la nature.

Dans les années 1970, la question environnementale a pris de l’ampleur dans les débats économiques et sociaux. Des ouvrages comme Limits to Growth (Meadows et al., 1972) ont mis en évidence les limites physiques à la croissance économique, et le questionnement sur les moyens de production a été abordé par des penseurs comme Schumacher (1973). L'essor de l'activisme environnemental a conduit à la création de nombreuses ONG, telles que Greenpeace et Friends of the Earth. La crise énergétique des années 1970 a renforcé la prise de conscience collective sur la dépendance aux ressources naturelles non renouvelables et leur gestion. La hausse des prix du pétrole, liée à l'OPEP, a mis en lumière les vulnérabilités structurelles des économies modernes. À ce moment, les limites de la croissance ont été replacées sur l’agenda économique mondial par les auteurs de Limits to Growth.

Cette période a également suscité des résistances de la part de certains économistes orthodoxes qui, tout en reconnaissant les défis écologiques, ont cherché à défendre l'idée que les marchés de prix pouvaient résoudre les problèmes environnementaux sans recourir à des formes de planification centralisée. Cette opposition est bien illustrée par les critiques de Beckerman (1974), qui attaquait non seulement les inquiétudes relatives aux ressources naturelles finies, mais aussi les travaux de Kapp sur l'économie environnementale.

Cependant, au-delà de ces débats théoriques, les préoccupations environnementales se sont progressivement enracinées dans la conscience publique. En particulier, les effets de la pollution sur la santé humaine et l'environnement sont devenus indéniables. La contamination par les DDT et les métaux lourds, ainsi que l’accumulation de radioactivité dans les chaînes alimentaires, ont attiré l'attention internationale. Les catastrophes nucléaires, comme l'accident de Three Mile Island en 1979, ou l’accident de Tchernobyl en 1986, ont amplifié la prise de conscience des risques écologiques systémiques.

La pollution est passée d’un problème localisé à un défi global. La prise en compte des impacts environnementaux dans le développement économique a été marquée par des accords internationaux, comme la Convention sur la pollution atmosphérique transfrontière à longue distance de 1979. En parallèle, de nouvelles préoccupations sont apparues, telles que la déplétion de la couche d'ozone, causée par les chlorofluorocarbures, et les dangers des avions supersoniques sur l'atmosphère.

L’essor de l'économie environnementale dans les années 1970 a donc été une réponse directe à ces défis croissants. Des économistes comme Kneese (1971) ont cherché à intégrer les connaissances biophysiques et à redéfinir les valeurs économiques au-delà des seuls critères utilitaires de préférence individuelle. Les travaux de Boulding (1966), qui comparait l’économie à un "Far West" sans limites, ont mis en lumière l’absurdité d’une croissance illimitée dans un monde aux ressources finies. L'économie environnementale s’est progressivement imposée comme un champ qui visait à repenser les bases de la croissance et à proposer de nouvelles solutions économiques, capables de conjuguer développement humain et respect des limites écologiques de la planète.

Les premières initiatives économiques environnementales ont marqué le début d’une nouvelle ère de réflexion économique. Cependant, il est essentiel de comprendre que, même dans ce nouveau paradigme, la question centrale demeure celle de la gestion des ressources finies dans un contexte de croissance démographique et de consommation toujours plus élevée. L'intégration des dimensions sociales et écologiques dans les modèles économiques reste un défi majeur, mais également une condition nécessaire pour la construction d'un avenir durable.

L'économie institutionnelle et la durabilité : une analyse contemporaine

L’économie institutionnelle offre une perspective alternative à l’économie néoclassique, en mettant l’accent sur l’importance des institutions, des normes sociales et des comportements humains dans la formation des dynamiques économiques. Contrairement aux théories dominantes qui supposent des marchés en équilibre et une rationalité individuelle, l’économie institutionnelle s’intéresse à la manière dont les pratiques sociales, les structures juridiques et les institutions façonnent les décisions économiques. Cela permet d’examiner des questions comme la justice sociale, l’écologie et la durabilité sous un angle différent, en tenant compte des relations complexes entre l'homme et son environnement.

Dans le cadre de la durabilité, cette approche met en lumière la nécessité d’intégrer les coûts sociaux et environnementaux dans les décisions économiques. Des économistes comme Kapp (1978) ont souligné que les entreprises et les acteurs économiques, lorsqu'ils agissent dans un cadre purement utilitaire, négligent souvent les coûts environnementaux et sociaux associés à leurs activités. Cela entraîne des effets néfastes à long terme pour les sociétés humaines et pour les écosystèmes. Le concept de "coût social de l’entreprise" est ainsi fondamental dans l'analyse de l'économie institutionnelle, car il met en évidence les impacts négatifs souvent ignorés dans les calculs économiques traditionnels.

L'économie écologique, qui se rapproche de l'économie institutionnelle, propose des modèles qui cherchent à intégrer les limites de la nature dans le système économique. L’idée de "métabolisme social" (Krausmann, 2017), par exemple, explore comment les sociétés humaines transforment les ressources naturelles et comment ces processus affectent à la fois les humains et l'environnement. Cette perspective invite à reconsidérer la notion de croissance infinie, que l’on retrouve au cœur de l'économie néoclassique, et à réfléchir sur la manière dont les sociétés peuvent prospérer tout en respectant les limites écologiques.

Dans une analyse plus contemporaine, des travaux comme ceux de Kneese et Ayres (1970) sur l’évaluation des ressources naturelles montrent que le calcul économique traditionnel ne prend pas en compte la valeur réelle des services écologiques. L’évaluation des écosystèmes, selon une logique de coût-bénéfice, laisse de côté des dimensions essentielles de la biodiversité et de la stabilité écologique. Ainsi, l’importance d’une nouvelle manière d’évaluer les biens et services écologiques devient cruciale pour envisager une économie plus durable. Cela nécessite de reconsidérer les critères de valeur utilisés dans les modèles économiques afin de mieux refléter les réalités écologiques et sociales.

Un autre concept clé de l’économie institutionnelle est celui de la "causalité circulaire et cumulative", que Kapp a élaboré pour expliquer comment les processus économiques et institutionnels se renforcent mutuellement. En d'autres termes, les institutions et les pratiques économiques ne sont pas simplement des structures passives, mais des acteurs dynamiques qui se nourrissent les uns des autres. Cela signifie que, dans le contexte de la durabilité, des changements dans les comportements économiques peuvent entraîner des modifications dans les institutions, qui à leur tour modifient les comportements économiques. Cela implique une approche systémique qui ne se contente pas d’analyser les éléments isolés mais prend en compte les rétroactions complexes au sein de l’économie.

Les théories de la croissance soutenable et les besoins humains, comme le propose Kapp dans ses travaux sur les "besoins humains et minima sociaux" (2011b), suggèrent que la croissance économique ne doit pas être la fin en soi. Il s’agit plutôt de garantir que les besoins fondamentaux de tous les individus, tout en respectant l'environnement, soient satisfaits. Cela implique la création de modèles économiques qui tiennent compte à la fois des besoins humains de base et des limites écologiques de notre planète. Cette vision offre une alternative au paradigme dominant qui place la croissance infinie et l’accumulation de capital au centre du modèle économique.

Dans ce contexte, la question de l'évaluation des "services écologiques" occupe une place centrale. La tendance à quantifier les services de la nature en termes de valeur monétaire pose un problème philosophique et éthique majeur. Lorsque l’on considère la nature comme une simple ressource à exploiter, on passe à côté de sa véritable valeur, qui n’est pas toujours réductible à des chiffres. Les approches non réductionnistes, comme celles proposées par les penseurs écologiques, suggèrent qu'il est crucial de penser la nature dans sa globalité, en termes de complexité et de relations mutuelles. Cela nécessite de repenser la manière dont l’économie valorise et protège les écosystèmes.

Enfin, les perspectives africaines et post-développement, illustrées par des auteurs comme Kelbessa (2022) et Kothari et al. (2019), soulignent la nécessité d’une transformation des valeurs économiques dominantes. Elles mettent en avant des approches qui intègrent la spiritualité, la solidarité et la notion de bien-être communautaire. Ces visions alternatives proposent des modèles de développement qui ne se limitent pas à la croissance économique, mais qui prennent en compte l’équilibre écologique, la justice sociale et la durabilité à long terme.

Il est essentiel de comprendre que la durabilité économique ne peut être atteinte sans une transformation profonde des structures économiques et sociales. L'économie institutionnelle, en tant que discipline, offre des outils conceptuels puissants pour repenser l’économie en termes de relations, de processus et d’impact à long terme, plutôt que de se concentrer sur la maximisation des profits à court terme. La transition vers un avenir plus durable nécessitera non seulement une révision de la manière dont nous évaluons et mesurons la richesse et le bien-être, mais aussi une transformation des institutions qui régissent notre vie économique et sociale.