La question de l'ignorance et de la stupidité a préoccupé de nombreux penseurs, notamment Locke et Kant, qui, malgré leurs approches différentes, ont abordé les limites du raisonnement humain et leur impact sur la société. Selon Locke, les idiots et les fous sont comme des enfants, soumis à l'autorité de leurs parents. Cette relation de tutelle s'applique, dans une large mesure, aux personnes dont les facultés cognitives sont gravement limitées. Locke considère que ces individus doivent être sous la supervision d'autrui pour éviter la désorganisation, mais cela ne concerne qu'un petit groupe. Au-delà de cette catégorie, chaque individu devrait, selon lui, être libre de participer au gouvernement démocratique, une fois qu’il a atteint la maturité nécessaire, c’est-à-dire la capacité de raisonner et de comprendre les lois naturelles et morales. L’idéal démocratique repose sur l’idée que l’humanité, dans sa diversité, est capable de raison et de vertu, et que les individus, avec les conditions appropriées, peuvent atteindre l'autonomie.

Kant, de son côté, parle de la "dérangement mental", qu’il distingue de la simple stupidité. Pour Kant, les idiots sont ceux qui ont une déficience totale de l’esprit, et il les considère comme "sans âme". Bien que ces individus nécessitent une gestion stricte de leur pensée, les simples imbéciles, selon lui, sont capables d'une autonomie relative. Ainsi, dans leur cas, la stupidité ne signifie pas une incapacité totale à raisonner mais plutôt une défaillance dans la pratique de la raison. Cependant, cette capacité à être un citoyen libre et autonome dans un système démocratique repose sur l'acquisition d'un savoir moral et pratique qui dépasse la simple capacité de jugement.

La notion de "stupidité" ne se limite pas à l'incapacité de raisonner. Un individu qualifié de "moron" (imbécile) est, en effet, celui qui ne parvient pas à exercer ses capacités critiques. La problématique de l'ignorance devient alors centrale : l'ignorant n’est pas nécessairement incapable de penser, mais ses raisonnements sont entravés par un manque d’éducation ou par un refus d’examiner des idées contraires à ses croyances. L'ignorance peut être volontaire, comme chez les sycophantes qui défendent des mensonges par intérêt, ou bien elle peut être le résultat d'un manque d'exposition à d’autres idées, comme c’est souvent le cas dans des sociétés où certaines croyances erronées sont transmises sans être remises en question.

Une autre forme d'ignorance, qu'on pourrait qualifier d'ignorance non cultivée, touche ceux qui n’ont pas eu l'opportunité d'explorer des idées alternatives. Par exemple, un individu élevé dans un environnement raciste pourrait croire en la supériorité d'un groupe racial sans jamais avoir rencontré un membre de ce groupe. Toutefois, cette ignorance peut être surmontée lorsque cette personne entre en contact avec des idées contraires. Si, après avoir été confrontée à ces nouvelles informations, elle persiste dans ses croyances erronées, elle bascule alors dans l'ignorance volontaire, un comportement nettement plus problématique. C'est là que l'on retrouve l’une des grandes faiblesses humaines : la résistance au changement de croyances même face à des preuves évidentes.

La distinction entre ignorance cultivée et ignorance volontaire mène à une réflexion sur les dynamiques de pouvoir et de vérité dans une société démocratique. Les sycophantes, qui adhèrent aux mensonges d'un leader ou d'une cause, renforcent un climat de mensonges où la vérité devient secondaire. Cette distorsion de la réalité peut être vue comme l'une des racines de l'existence de "grands mensonges", une notion qui renvoie à des manipulations idéologiques massives comme celles observées dans des régimes totalitaires. Ces mensonges sont d’autant plus dangereux qu'ils exploitent la propension des masses à se laisser influencer par des affirmations simples, souvent répétées, et destinées à exploiter leurs faiblesses cognitives et émotionnelles.

Dans ce contexte, l'adhésion aveugle aux grandes manipulations de masse, qui poussent les individus à remettre en question la véracité des faits et des témoignages d'experts, crée une situation où la vérité devient relative et manipulée. L'effet de ces mensonges est d'encourager la croyance en des théories du complot, à la fois paradoxales et dangereuses, qui peuvent déstabiliser le tissu social.

Ce phénomène nous invite à réfléchir sur la nature de l'autonomie humaine et sur le rôle que l'éducation, la culture et la réflexion critique jouent dans la maturation intellectuelle. Ce processus est essentiel dans une démocratie, où la capacité à remettre en question ses propres croyances et à participer à des débats fondés sur la raison est la base de la liberté et de l'autogouvernance.

L’ignorance, qu’elle soit cultivée ou volontaire, n’est pas simplement une faiblesse individuelle mais une condition qui peut affecter l’ensemble de la société. Le défi reste donc de développer une culture de la pensée critique et de l’ouverture d’esprit, un effort de civilisation qui passe par l’éducation, la rencontre des autres et la remise en question constante des idées reçues.

Qu'est-ce que l'amitié philosophique et son rôle dans la politique ?

Les relations sociales ordinaires sont souvent marquées par des dynamiques tyranniques, sycophantes et stupides, des comportements que l'on retrouve aussi bien sur les terrains de jeux que dans les salles de réunion d'entreprises ou au sein des familles. Ces relations dysfonctionnelles, représentées par trois types archétypaux de personnages, se contrastent avec une forme de relation sociale plus saine, plus sage et vertueuse : l'amitié véritable, ou amitié philosophique, qui trouve ses racines chez des penseurs comme Platon et Aristote.

Dans l'amitié véritable, on découvre la compassion, la solidarité, l'amour et le respect. Platon lui-même lie l'amitié authentique à la liberté. Les amis se respectent mutuellement dans leur liberté respective et s'aiment d'une manière qui soutient la liberté, la vertu et la sagesse. Cette forme d'amour, que l'on pourrait appeler "amour platonique", dépasse la sexualité possessive et le désir érotique, et se concentre sur le respect et la responsabilité. Les tyrans, selon Platon, manquent de cette amitié véritable. Ils considèrent les autres comme des objets à manipuler et à dominer, les traitant comme des propriétés ou des jouets. De même, les sycophantes, qui servent le pouvoir des tyrans, ne développent jamais de véritable amitié. Leur monde social est focalisé sur la quête du pouvoir et de la reconnaissance, sans place pour la sincérité ou la réflexion profonde. Les imbéciles, quant à eux, se contentent de relations de plaisanterie et d'amusement, sans jamais atteindre le niveau de l'amitié véritable. Ils ont des "copains de beuverie" mais pas d'amis profonds.

Toutefois, cette vision est schématique et simplifiée : nous cédons parfois aux tentations de la tyrannie, de la sycophantie et de la stupidité. Nous avons parfois besoin de "copains de beuverie", de ces amis qui ne sont là que pour rire et s'amuser. Au travail ou dans la vie professionnelle, nous succombons souvent à la tentation de la compétition pour le prestige ou l'accès au pouvoir. Et dans certaines relations, nous devenons tyranniques et égocentriques. Cependant, ces échecs sont ressentis comme tels précisément parce que nous avons une idée idéale de ce que pourrait être une véritable amitié, une amitié fondée sur la vertu et la sagesse.

Aristote, dans ses Éthiques à Nicomaque, prolonge les idées de Platon en définissant trois types d'amitié qui correspondent à trois parties de l'âme humaine. La plus basse de ces amitiés est celle qui est liée au plaisir et aux appétits, comme celle des copains de beuverie. Vient ensuite l'amitié d'utilité, celle des relations d'affaires, où les individus coopèrent pour obtenir des biens extérieurs. Enfin, la plus haute forme d'amitié est celle qui se fonde sur la vertu, où les amis s'unissent dans la poursuite du bien et de la sagesse. Ces amitiés ne sont pas seulement des moyens d'obtenir des biens matériels ou émotionnels, mais des relations profondes qui nous aident à réaliser notre potentiel moral et intellectuel.

Les trois types d'amitié que décrit Aristote nous éclairent également sur ce qui manque chez les tyrans, les sycophantes et les imbéciles du monde. Les imbéciles restent prisonniers d'un amusement dénué de sens, ce qui les rend faciles à manipuler. Les sycophantes, quant à eux, sont obnubilés par la quête de prestige et de pouvoir, ignorant les véritables fondements d'une vie bonne. Les tyrans, enfin, confondent leur propre personne avec la grandeur divine, croyant être l'incarnation du bien suprême, sans chercher à développer la sagesse ou la vertu.

L'amitié véritable, dans cette optique, apparaît comme un antidote aux relations sociales corrompues. Un ami vertueux rappellera à ses compagnons de beuverie que l'amusement seul n'est pas suffisant, qu'il ne faut pas perdre de vue la vérité, l'honneur et l'intégrité. Il rappellera à ses collègues que la quête de richesse et de prestige ne représente qu'une partie d'une vie bonne, un simple moyen d'atteindre la liberté et l'autosuffisance, et non la fin en soi. Enfin, un ami vertueux encouragera ses proches à examiner leur âme, à remettre en question leurs valeurs fondamentales. L'amitié philosophique est centrée sur l'auto-examen, l'auto-limitation et la recherche du "rien en excès" et du "connaître soi-même". Un véritable ami nous aide à nous dépasser tout en respectant notre autonomie.

Les implications politiques de cette vision de l'amitié sont importantes. Les véritables patriotes, selon cette conception, comprennent que l'amour de la patrie est lié à l'amour de la sagesse, tel que manifesté par l'amitié philosophique. Le patriote philosophique traite ses concitoyens avec respect, en cherchant à les convaincre de poursuivre la vertu et la sagesse, tout en se soumettant à des principes d'auto-questionnement et d'auto-limitation. Cet idéal s'incarne dans la vie et la mort de Socrate, comme cela apparaît dans le dialogue de Platon, le Criton. Socrate, alors emprisonné et condamné à mort, refuse de fuir malgré l'opportunité de le faire, affirmant que son allégeance à la ville d'Athènes prime sur sa vie personnelle. Il explique que la cité doit être respectée comme un parent, une entité à laquelle on doit fidélité, une idée qui peut sembler datée et critiquée par la philosophie politique libérale moderne. Néanmoins, il montre aussi que la relation du philosophe avec la cité doit être philosophique : l'intellectuel doit essayer de convaincre la société par le dialogue, mais en cas d'échec, il doit se soumettre aux lois sans violence. La véritable citoyenneté philosophique se traduit par un patriotisme fondé sur le respect mutuel et la recherche du bien commun, non par la violence ou la révolte.

Cette vision de la politique, tout comme celle de l'amitié, rappelle que la véritable liberté ne réside pas dans l'indépendance totale ou l'évasion de la société, mais dans la possibilité de remettre en question, d'examiner et de transformer les structures sociales et politiques pour les amener à incarner des idéaux plus élevés, ceux de la sagesse et de la vertu.