Donald Trump incarne une vision du monde marquée par un pragmatisme brut et une volonté de dominer les négociations internationales. Lors de sa campagne présidentielle, il se vantait d’être le seul capable de réparer la situation du pays, proclamant que « seul moi peux résoudre ça ! ». Cet élan de confiance en soi se retrouve dans nombre de ses prises de parole, notamment lorsqu’il affirmait en 1984 qu’il pourrait comprendre les négociations sur les missiles nucléaires en moins de deux heures, ajoutant qu’il savait déjà « la plupart des choses ». Une déclaration qui semble douteuse, notamment à la lumière des révélations en 2016, où Trump ne savait même pas ce qu’était le « triade nucléaire ». Ce genre de prétention, que l’on pourrait qualifier d’autosatisfaction excessive, reflète une tendance plus large chez Trump à minimiser ou déformer des faits complexes pour donner l’apparence d’un contrôle total.

Un exemple de cette distorsion de la réalité est sa gestion de l’économie. En 2018, Trump a affirmé que la croissance du PIB était plus élevée que le taux de chômage pour la première fois en cent ans, oubliant que cet écart s’était produit 185 fois depuis 1948. De même, lors d’un discours à l’Assemblée générale de l’ONU, il a déclaré que son administration avait accompli plus que quasiment toutes celles qui l’avaient précédée, provoquant des éclats de rire parmi les diplomates. Ce manque d’autocritique et cette tendance à se glorifier malgré des faits contraires sont devenus des caractéristiques majeures de sa présidence.

En parallèle, une autre facette inquiétante du président est son goût prononcé pour les théories du complot. De l’idée que Barack Obama n’était pas né aux États-Unis à la thèse selon laquelle le réchauffement climatique aurait été inventé par les Chinois pour nuire à la compétitivité industrielle américaine, Trump a souvent alimenté des narratifs plus fantastiques que factuels. L’une de ses affirmations les plus absurdes fut celle selon laquelle le père de Ted Cruz, son concurrent aux primaires républicaines, aurait été impliqué dans l’assassinat de John F. Kennedy. Une telle rhétorique, bien que souvent reléguée à un domaine extrême, s’est intensifiée lorsqu’il a accusé l’administration Obama de l’avoir espionné, déclenchant des spéculations complotistes parmi ses conseillers.

Les critiques venant de certains de ses plus proches alliés républicains ne se sont pas fait attendre. Le sénateur Ted Cruz l’a qualifié de « menteur pathologique » et d’un « narcissique d’un niveau jamais vu dans ce pays ». Des responsables comme Reince Priebus et John Kelly ont ouvertement parlé de la dangerosité de sa personnalité et de son inaptitude à exercer ses fonctions, dépeignant l’administration Trump comme une scène de tensions internes où des efforts constants étaient nécessaires pour limiter ses excès. Le concept des « adultes dans la pièce », utilisé pour désigner ceux qui tentaient de maintenir une certaine stabilité à la Maison Blanche, souligne l’écart entre la réalité de la gouvernance et l’instabilité d’un homme à la tête du pays.

Face à ce chaos, certains se sont demandés si la Constitution ne devrait pas être utilisée pour évaluer la capacité mentale du président, en invoquant le 25e amendement, qui permet de le démettre de ses fonctions en cas d’incapacité. Les discussions au sein du cabinet sur cette possibilité ont alimenté un climat de méfiance autour de la gouvernance Trump.

Cette instabilité se retrouve aussi dans sa politique étrangère, où son approche semble sans direction fixe. Alors que certains analystes tentent de donner une cohérence à sa politique internationale, il apparaît que Trump ne suit pas un modèle idéologique rigide. Son style se caractérise plutôt par une vision pragmatique, marquée par une volonté de transactions bilatérales où tout est vu à travers le prisme de l’intérêt personnel et immédiat. Les analyses de Danielle Allen, qui qualifie la politique étrangère de Trump de « bilatéralisme pur », ne capturent cependant pas l’ensemble des nuances de sa pensée. Trump semble rechercher une dynamique où les relations internationales se déroulent selon une logique de deals personnels, où chaque relation est définie par le rapport de forces immédiat, en dehors de toute considération idéologique ou de long terme.

Parmi les éléments récurrents de la vision du monde de Trump, on retrouve quatre axes principaux : le transactionnalisme zéro-sum, un nationalisme et militarisme à la Jackson, l’importance de l’honneur, du statut et du respect, et enfin une mentalité autoritaire. Chaque élément de ce mélange donne un éclairage sur sa gestion des affaires étrangères et ses interactions avec le monde. Le transactionnalisme zéro-sum, par exemple, montre qu’il considère souvent les relations internationales comme un jeu à somme nulle, où un gain pour un pays implique une perte pour un autre. Ce type de vision rend les négociations tendues et difficiles, car il se voit rarement comme un partenaire mais plutôt comme un négociateur dominant.

Ainsi, pour comprendre la manière dont Trump aborde le monde, il ne suffit pas de se concentrer uniquement sur ses déclarations ou ses actions isolées. Il est crucial de prendre en compte sa manière de percevoir le pouvoir et la place des États-Unis sur la scène internationale, marquée par une volonté d’imposer une vision de domination basée sur une évaluation simpliste des rapports de force. Au-delà des grandes déclarations et des moments de bravade, il est nécessaire de saisir les dynamiques sous-jacentes qui motivent son approche : un refus de reconnaître la complexité des enjeux mondiaux et un penchant pour les solutions rapides, parfois dangereusement irréfléchies.

La politique étrangère américaine face à l’Arabie saoudite, Israël et l'Iran : Continuities et ruptures

L’annonce faite en avril 2019 par le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu, selon laquelle Israël commencerait à annexer les colonies israéliennes illégales en Cisjordanie occupée, marquait un tournant décisif dans les relations internationales et mettait en péril les perspectives de solution à deux États entre Israël et la Palestine. Ce geste a non seulement eu des répercussions directes sur la dynamique du Moyen-Orient, mais a aussi souligné une tendance inquiétante dans la politique étrangère américaine, celle de soutenir des alliances stratégiques, peu importe leurs implications morales ou légales.

Depuis la rencontre historique de 1945 entre le président américain Franklin D. Roosevelt et le roi Abdul Aziz Ibn Saud, la relation entre Washington et Riyad s’est caractérisée par une forte dépendance mutuelle, alimentée par les vastes ressources pétrolières de l'Arabie saoudite et son poids géopolitique. Au cœur de cette relation, l’Arabie saoudite a toujours occupé une position centrale pour les États-Unis, en particulier pendant la Guerre froide, où la coopération entre les deux pays visait à contrer l’influence soviétique dans cette région stratégique.

Cependant, même après la fin de la Guerre froide et la dissolution de l'Union soviétique, la présence militaire américaine en Arabie saoudite est restée forte, voire s’est renforcée avec l’installation de bases militaires dans des pays voisins comme le Koweït et Bahreïn. Ce partenariat militaire, crucial lors de l’Opération Tempête du désert en 1991, a continué à prospérer malgré l'émergence de tensions de plus en plus notables. L’attentat du 11 septembre 2001 et les accusations de financement par des individus saoudiens d’organisations terroristes ont mis à mal l’image de Riyad auprès du public américain. Le financement de groupes extrémistes sunnites par des donateurs saoudiens a été un facteur supplémentaire de mécontentement.

Mais la guerre en Irak de 2003 et la montée en puissance de l'Iran ont apporté une nouvelle dynamique à cette relation. La question de la stabilité régionale et des menaces iraniennes a rapproché encore davantage l'Arabie saoudite et les États-Unis, redéfinissant leur partenariat en termes de sécurité régionale. Le soutien américain à la guerre menée par l’Arabie saoudite au Yémen, un conflit qui a causé une crise humanitaire dévastatrice, a été perçu comme une conséquence directe de cette nouvelle dynamique, où la lutte contre l'Iran prime sur les préoccupations humanitaires.

Le président Donald Trump a accentué cette tendance, adoptant une politique pro-saoudienne marquée par un soutien constant à la guerre au Yémen et une rupture brutale avec l’accord nucléaire iranien (JCPOA) signé sous l'administration Obama. Trump, en retirant les États-Unis de l’accord, a exacerbé les tensions avec l'Iran, provoquant une forte réaction internationale, notamment de la part des alliés européens. Ce retrait a isolé les États-Unis, qui se sont retrouvés opposés à la majorité de la communauté internationale, tout en affaiblissant les efforts de non-prolifération nucléaire dans la région.

La question du retrait des États-Unis du JCPOA a mis en lumière l’impréparation et la confusion qui régnaient au sein de l’administration Trump. Malgré l’opposition de nombreux hauts responsables militaires et diplomatiques américains, Trump a persisté, prenant des mesures économiques drastiques contre l’Iran et menaçant de punir toute entreprise étrangère qui commercerait avec le pays. Cette position a conduit à une confrontation diplomatique avec des puissances telles que la Chine et l’Union européenne, mettant en péril les relations économiques globales.

Il est important de noter que la politique américaine vis-à-vis de l’Arabie saoudite, d’Israël et de l'Iran ne se limite pas à une simple question de relations bilatérales. Ces choix ont des implications profondes pour l'ordre mondial. Le soutien aveugle aux régimes autoritaires, comme celui de l'Arabie saoudite, ou l'appui tacite à l’expansion territoriale d’Israël, soulève des questions éthiques cruciales concernant le rôle des grandes puissances dans le maintien de la paix et de la justice internationale.

De plus, l'isolement croissant des États-Unis sur la scène mondiale, accentué par l’affrontement avec des partenaires européens et asiatiques, a souligné les risques liés à une approche de politique étrangère unilatérale. Il devient donc de plus en plus évident que, dans un monde globalisé, les décisions unilatérales, particulièrement celles concernant des régions aussi stratégiques que le Moyen-Orient, doivent être prises avec une considération approfondie des conséquences à long terme, non seulement sur les relations bilatérales, mais aussi sur la stabilité régionale et mondiale.

L’importance de comprendre ces dynamiques est capitale pour appréhender non seulement les évolutions politiques au Moyen-Orient, mais aussi pour saisir les complexités d’une politique étrangère qui oscille entre pragmatisme stratégique et considérations éthiques. L’histoire de la coopération américano-saoudienne, les décisions controversées sur Israël et l’Iran, et leurs répercussions globales témoignent de l’impact durable de ces choix. L’équilibre entre les intérêts nationaux et les responsabilités internationales sera un facteur déterminant pour les États-Unis dans les années à venir.

La politique étrangère des États-Unis : Pourquoi un changement vers la retenue est nécessaire

Après la Seconde Guerre mondiale, les alliés des États-Unis étaient en faillite, et le système international manquait d'institutions solides pour soutenir le commerce et la coopération. Aujourd'hui, en revanche, les alliés des États-Unis sont riches et puissants ; le système international du libre-échange, ainsi que la multitude d’organisations internationales telles que l’ONU, est robuste et largement accepté. Les États-Unis ont longtemps compté sur leurs alliés asiatiques, comme Taiwan, la Corée du Sud et le Japon, pour les protéger contre les menaces potentielles de la Chine. Mais aujourd'hui, ces nations possèdent des économies capables de soutenir des armées compétentes, et elles sont également des partenaires commerciaux essentiels pour la Chine. Contrairement à la guerre froide, où peu de commerce avait lieu entre les pays du bloc américain et soviétique, le principal partenaire commercial de la Chine est désormais les États-Unis, suivis de leurs voisins asiatiques. De ce fait, une mobilisation à la manière de la guerre froide n’est plus nécessaire pour défendre l’ordre international libéral, ni pour protéger le "monde libre" d’une menace chinoise.

D’où devrait venir le débat sur la politique étrangère des États-Unis ? La retenue a progressivement gagné du terrain au sein de la communauté académique. Récemment, la lassitude face à près de deux décennies de guerres coûteuses après le 11 septembre a généré un soutien populaire pour une politique étrangère moins interventionniste. Par moments, Trump semblait avoir capté ce mécontentement. Durant sa campagne, il a adopté des positions qui enthousiasmaient sa base – y compris des promesses de mettre fin aux guerres et à la reconstruction des nations, ainsi que d'extraire davantage de valeur des alliances américaines –, mais qui étaient profondément impopulaires au sein de l’establishment politique. Le fait qu'il ait gagné en novembre 2016 a signalé que la politique étrangère était en train de vivre un changement, possiblement permanent. Des positions qui, autrefois, auraient rendu un candidat inéligible ont peut-être même contribué à la victoire de Trump. Aujourd’hui, la menace est que les réactions à Trump entraînent un autre virage, mais dans la mauvaise direction. Les démocrates et républicains, qui s’opposent à Trump, deviennent eux aussi plus bellicistes dans leur opposition à sa politique de retrait perçue (mais largement imaginaire). Ses détracteurs, malgré les éléments présentés dans ce livre, sont susceptibles de l'associer à l'isolationnisme, ce qui rend les ajustements raisonnables de la politique étrangère des États-Unis de moins en moins bienvenus.

Il est essentiel de comprendre que la politique étrangère des États-Unis ne doit pas se limiter à un choix binaire entre primauté mondiale et isolationnisme. Les partisans de la primauté décrivent aujourd’hui les réalistes appelant à un retrait comme étant "Trumpiens", dans l'espoir qu'une association même ténue avec les autres politiques impopulaires de Trump les disqualifie définitivement. Ce livre rejette cette fausse dichotomie et privilégie une troisième voie : la retenue. Une telle approche repose sur trois principes fondamentaux.

Le premier principe concerne l’ampleur des ambitions américaines. Les États-Unis devraient rejeter les mythes de la primauté et la politique étrangère hyperactive qu’ils ont promue. Les États-Unis ne sont pas une nation indispensable, ni insécure, et ils ne sont pas capables de gérer efficacement les affaires mondiales depuis Washington. Ils devraient plutôt adopter une politique étrangère plus modeste, axée sur la facilitation du commerce mondial et la protection de leur sécurité physique, tout en se préoccupant moins de tenter de contrôler le monde. Grâce à leurs avantages géographiques, économiques et militaires, les États-Unis n'ont pas besoin de déployer une énergie excessive pour assurer leur propre sécurité. Par exemple, les guerres civiles et l’instabilité au Moyen-Orient peuvent nuire à certains intérêts américains, comme la stabilité des prix du pétrole ou la diffusion de la démocratie, mais elles ne menacent pas la sécurité nationale des États-Unis de manière significative. L’envoi de troupes américaines pour intervenir dans ces conflits internes n'est ni nécessaire ni souhaitable. De plus, la sécurité des États-Unis ne dépend pas de leurs alliances. Certes, des pays amis des États-Unis se sentent menacés par des voisins potentiellement hostiles, mais la motivation principale durant la guerre froide, celle de créer des alliances pour désarmer la menace militaire de l'Union soviétique, n'existe plus aujourd’hui.

Le second principe de la retenue consiste à repenser et réformer le système d’alliances des États-Unis. Une grande partie des dépenses militaires américaines sert à protéger ses alliés de menaces potentielles. En 1963, le président John F. Kennedy affirmait que les États-Unis ne pouvaient pas continuer à payer pour la protection militaire de l'Europe alors que les membres de l'OTAN ne contribuaient pas suffisamment à leurs propres dépenses de défense. Ce problème de partage de la charge a été reconnu par presque toutes les administrations américaines depuis lors. Si certains craignent que sans les engagements sécuritaires américains, les alliés ne fassent pas assez pour se défendre eux-mêmes, cela n'implique pas que ceux-ci seraient automatiquement dominés par des puissances voisines comme la Chine ou la Russie. En restructurant et même en révoquant certains engagements issus de la guerre froide, les États-Unis pourraient encourager des alliés autrefois fragiles à devenir des partenaires plus compétents.

Enfin, la retenue suppose de réévaluer la menace du terrorisme. Bien que des groupes terroristes comme Al-Qaïda et l'État islamique demeurent une préoccupation, la menace terroriste ne peut être le principe directeur de la politique étrangère. L’éradication du terrorisme est une tâche impossible dans la pratique, et au fil du temps, ces menaces se sont avérées moins significatives que ce qu’on pensait immédiatement après les attentats du 11 septembre. De plus, la guerre contre le terrorisme a montré que l'intervention militaire continue n'est pas la solution. Au lieu de cela, les États-Unis devraient renforcer leurs mesures de sécurité intérieure, maintenir la vigilance sur le front du renseignement, et utiliser la diplomatie pour dissuader les conflits et l’utilisation de la violence comme instrument politique.

En somme, la politique étrangère des États-Unis ne doit pas chercher à s'immiscer dans tous les coins du monde, ni à mener des guerres interminables. La retenue, loin d'être un retrait ou un isolement, signifie reconnaître qu’une grande partie des affaires mondiales échappent à la nécessité d'une intervention directe. Les États-Unis doivent réaliser que de nombreux défis peuvent être traités en coopération avec d'autres pays, sans être éternellement liés par des alliances stratégiques. Adopter cette vision permettrait non seulement de réduire les risques d'engagement militaire excessif, mais aussi d’assurer une politique étrangère plus réaliste et plus efficace face aux défis actuels.

Comment la primauté américaine façonne-t-elle la politique internationale contemporaine ?

La primauté américaine dans les affaires internationales n’est pas simplement une réalité stratégique ; elle constitue une posture intellectuelle, un paradigme enraciné dans l’histoire politique des États-Unis et devenu doctrine. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, la position des États-Unis comme puissance prééminente n’a cessé d’être affirmée et institutionnalisée par une succession d’administrations. Mais cette prééminence, si elle confère un pouvoir sans précédent, engendre aussi des dynamiques de confrontation, d’inertie bureaucratique et de radicalisation stratégique.

La doctrine Trump en fournit une expression particulièrement révélatrice. Elle amalgame le nationalisme économique, la méfiance envers les alliances multilatérales, une préférence marquée pour le bilatéralisme transactionnel, et une exaltation du prestige national compris en termes de domination militaire et de respect imposé. Cette vision repose sur une logique à somme nulle, dans laquelle le gain d’un acteur est perçu comme la perte d’un autre. Il en découle une politique étrangère moins soucieuse de stabilité systémique que de hiérarchie et de rendements immédiats.

L’OTAN, longtemps pilier de l’ordre transatlantique, illustre cette ambivalence. Alors que des pays comme la Roumanie, la Slovaquie ou la Slovénie y ont vu un vecteur de sécurité et d’intégration, l’administration Trump l’a souvent considéré comme une charge déséquilibrée, exploitant la rhétorique du fardeau pour justifier une remise en question de l’engagement américain. Loin de renforcer les alliances, cette posture a tendu les rapports avec les partenaires européens tout en nourrissant les perceptions d’imprévisibilité et d’unilatéralisme.

Sur d’autres théâtres, notamment au Moyen-Orient, cette logique de primauté s’est traduite par des interventions ciblées et souvent unilatérales – comme les frappes en Syrie ou la dénonciation unilatérale du JCPOA avec l’Iran. La rhétorique martiale s’accompagne ici d’un refus de l’institutionnalisation normative, visible dans le retrait ou la marginalisation d’organes comme le Conseil de sécurité des Nations Unies ou le rejet du Statut de Rome. Le multilatéralisme est ainsi perçu non comme un levier stratégique mais comme une contrainte à l’expression de la puissance américaine.

Cette dynamique trouve également un prolongement dans la politique commerciale : guerre tarifaire avec la Chine, dénonciation de l’ALENA au profit de l’USMCA, scepticisme face au TPP. Là encore, l’approche est transactionnelle, résolument orientée vers des rapports de force bilatéraux, à rebours de la vision intégrationniste qui avait dominé l’après-guerre.

La primauté devient alors non seulement une posture extérieure, mais aussi un instrument de légitimation interne. Elle nourrit le discours politique, mobilise les affects – honneur, statut, sécurité – et justifie l’élargissement des prérogatives présidentielles dans le domaine de la guerre et de la paix. La dérive vers l’« impérial presidency », théorisée depuis longtemps, se concrétise dans l’accumulation de pouvoirs exécutifs souvent au détriment du Congrès, comme le montrent les tensions autour du War Powers Act ou les opérations militaires menées sans mandat explicite.

Mais cette stratégie n’est pas sans coûts. La lassitude de la guerre (war fatigue) s’installe durablement dans l’opinion publique. Les promesses de domination se heurtent à la complexité des conflits asymétriques et à la résistance des autres pôles de puissance. La Chine, la Russie, voire des acteurs secondaires comme l’Iran ou la Turquie, adaptent leurs stratégies en fonction de cette réalité, souvent en misant sur les interstices laissés par la désagrégation du multilatéralisme.

Ce moment de l’histoire américaine met ainsi en lumière un paradoxe : plus la primauté est affirmée, plus elle devient un facteur de déséquilibre stratégique. L’absence de vision cohérente, le rejet des normes communes et l’obsession du statut alimentent un climat international fragmenté, instable, marqué par une montée des incertitudes. Loin de pacifier le système, la primauté, dans sa version contemporaine, devient le vecteur d’un désordre autoritaire.

Il est crucial de comprendre que cette dynamique ne se limite pas à une seule administration. Elle s’inscrit dans une trajectoire historique longue, nourrie par des traditions politiques comme le jacksonisme, et consolidée par des inerties structurelles au sein de l’appareil d’État. Le consensus stratégique américain, même lorsqu’il est contesté dans ses modalités, repose largement sur l’idée que la sécurité nationale passe par l’omniprésence militaire, l’économie coercitive et la suprématie décisionnelle. Cette logique rend toute politique alternative – fondée sur la retenue, la coopération ou la redistribution du pouvoir – politiquement marginale.

L’horizon de cette stratégie est incertain. Si elle persiste, elle pourrait accélérer l’émergence d’un monde post-américain, non pas parce que d’autres puissances parviendraient à supplanter les États-Unis, mais parce que la logique même de primauté en tant qu’exercice exclusif du pouvoir international pourrait devenir insoutenable à mesure que les coûts – politiques, économiques, moraux – excèdent les bénéfices escomptés.

Comment les États-Unis ont redéfini leur politique étrangère après la Guerre froide : l'usage du pouvoir militaire et ses limites

L'évolution de la politique étrangère américaine après la Guerre froide a été marquée par un changement profond dans la manière dont les dirigeants américains percevaient leur rôle sur la scène mondiale. En particulier, la disparition du "syndrome du Vietnam" après l'Opération Tempête du Désert a donné lieu à une absence de retenue et à une confiance accrue dans la capacité de l'armée américaine à intervenir dans les affaires internationales. Ce phénomène, analysé par Andrew Bacevich, témoigne d'une impulsion morale superficielle souvent dominante sur une analyse stratégique réfléchie. L'idée dominante est devenue que les États-Unis, en raison de leur puissance militaire inégalée, étaient obligés de "redresser les torts" et d'apporter leur aide aux peuples souffrants. Ce changement de mentalité est illustré par un célèbre échange entre Madeleine Albright, ambassadrice des États-Unis aux Nations Unies, et Colin Powell, alors conseiller à la sécurité nationale. Albright interrogeait Powell sur le sens de posséder une armée aussi puissante si elle ne pouvait pas être utilisée, ce qui reflétait une vision expansive du rôle des États-Unis dans le monde.

Au-delà de la simple projection de pouvoir militaire, cette époque a vu une compréhension de l'Amérique comme une "nation indispensable", capable non seulement de répondre à des menaces immédiates, mais aussi de maintenir l'ordre international. Cette vision de l’Amérique comme protectrice et guide du monde a été renforcée par des intellectuels comme William Kristol et Robert Kagan, qui ont soutenu que la puissance militaire américaine était la seule défense fiable contre l'effondrement de la paix et de l'ordre international. Leur rejet de l’image des États-Unis comme une "cité sur une colline", se concentrant sur l’exemple moral plutôt que l’intervention active, marquait un tournant dans la pensée géopolitique américaine. Pour eux, l’Amérique, par sa puissance, avait non seulement la capacité de contenir les "monstres" du monde, mais aussi l’obligation de le faire.

Cependant, à mesure que le temps passait, la réalité de l’utilisation de la force militaire américaine se révélait parfois moins efficiente qu’anticipée, mettant en lumière les limites de ce "dur pouvoir". Les interventions militaires dans des pays comme le Vietnam ou la Corée ont suscité une résistance et une désillusion populaires, tandis que les interventions perçues comme couronnées de succès, comme celles de Panama ou de la Tempête du Désert, ont nourri un sentiment de confiance, parfois excessif. Cette oscillation entre confiance et scepticisme face aux aventures militaires reflète un paradoxe inhérent à la politique extérieure américaine dans les années 1990 : un équilibre fragile entre l’idée de leadership mondial et les réalités complexes des conflits.

L’approche des États-Unis vis-à-vis de l’Europe post-Guerre froide en est un exemple clé. Sous l'administration de George H. W. Bush, un pragmatisme prudent a guidé les premières étapes de la gestion de l’effondrement du bloc soviétique. En dépit des signaux de l'effondrement de l'Union soviétique, Bush choisit de temporiser, cherchant à comprendre les dynamiques mondiales avant de prendre des décisions hâtives. Cependant, au fil du temps, l'administration Bush et ses successeurs ont évolué vers l’idée que la paix durable en Europe ne pouvait être garantie que par la présence et la vigilance continues des États-Unis. Cette conviction s'est exprimée dans des documents stratégiques comme les "Defense Planning Guidance", qui soutenaient que l’Europe ne pouvait pas garantir sa propre sécurité sans l’intervention américaine. Un discours récurrent au sein de l’élite politique américaine était que la stabilité européenne dépendait de la puissance américaine, une position qui allait même jusqu’à considérer les alliés européens comme des protégés, incapables de maintenir la paix sans une tutelle américaine.

Dans ce contexte, l'élargissement de l'OTAN sous l’administration Clinton, bien que visant à intégrer les anciens pays du Pacte de Varsovie dans un système de sécurité euro-atlantique, a ignoré les préoccupations sécuritaires de la Russie. Cette expansion a été perçue comme une confirmation de l’importance du leadership américain, tout en négligeant les effets possibles sur la sécurité et la stabilité de la région. Cette vision d'une Europe "entière et libre", selon l'expression de George H. W. Bush, est devenue un pilier de la politique étrangère américaine après la guerre froide, renforçant la conviction que la démocratie, le libéralisme économique et l’État de droit étaient les bases de la nouvelle configuration européenne.

Au final, l’énorme pouvoir militaire des États-Unis, si souvent considéré comme une réponse directe aux défis géopolitiques, s'est avéré aussi bien un outil d'opportunité qu'une contrainte. L’utilisation de cette puissance a révélé non seulement l’efficacité des interventions militaires dans certaines régions du monde, mais aussi les conséquences imprévues de l’activation de ce pouvoir. Ainsi, les décisions prises par les dirigeants américains ont montré que la réalité de la puissance militaire est complexe et que sa projection sur la scène internationale est souvent accompagnée de défis qui vont au-delà de la simple question de la force.