La décomposition uniforme de Doob, appliquée aux processus adaptés non négatifs dans un cadre de contraintes de stratégie, révèle une subtilité fondamentale dans l’analyse des marchés financiers où les stratégies admissibles ne sont pas nécessairement toutes possibles. Considérons un processus UU qui peut s’écrire sous la forme

Ut=U0+k=1tξk(XkXk1)Bt,U_t = U_0 + \sum_{k=1}^t \xi_k \cdot (X_k - X_{k-1}) - B_t,

ξ\xi est un processus prévisible à valeurs dans un ensemble SS de stratégies admissibles, et BB est un processus adapté croissant avec B0=0B_0 = 0. Cette décomposition (9.15) correspond à une représentation où UU est la valeur initiale ajustée des gains ou pertes réalisés par la stratégie ξ\xi, minorée par un terme de perte cumulée BB.

Dans le cadre non contraint, il est connu qu’une telle décomposition existe si et seulement si UU est un supermartingale sous toutes les mesures martingales équivalentes, autrement dit, lorsque UU respecte une certaine « neutralité au risque ». En présence de contraintes, l'ensemble des mesures pertinentes devient PS\mathcal{P}_S, un sous-ensemble adapté au cône engendré par SS. Chaque valeur associée à une stratégie admissible est alors un supermartingale local sous toutes ces mesures, ce qui suggère que la décomposition pourrait être caractérisée par cette propriété. Toutefois, cette intuition s’avère incomplète.

Un exemple simple dans un marché à une période illustre ce point : une mesure P~PS\tilde{P} \in \mathcal{P}_S peut faire de UU un supermartingale sous P~\tilde{P}, mais UU ne peut pas forcément se décomposer comme en (9.15) pour certains choix de U0U_0. Cette incohérence provient du fait que PS\mathcal{P}_S ne reflète que le cône généré par SS, sans prendre en compte la structure complète des contraintes.

Pour pallier cette limitation, on introduit un processus de variation supérieure AQA^Q associé à chaque mesure QPQ \ll P, qui encode la meilleure évaluation possible des variations attendues des gains admissibles sous QQ. Ce processus croissant est défini par

At+1QAtQ=ess supξSEQ[ξt+1(Xt+1Xt)Ft].A_{t+1}^Q - A_t^Q = \operatorname{ess\,sup}_{\xi \in S} \mathbb{E}_Q[\xi_{t+1} \cdot (X_{t+1} - X_t) \mid \mathcal{F}_t].

La classe QS\mathcal{Q}_S regroupe les mesures équivalentes à PP pour lesquelles ATQA_T^Q est intégrable. Cette construction intègre pleinement la structure de SS en tenant compte non seulement des directions permises par les stratégies, mais aussi des bornes et contraintes spécifiques.

Une propriété clé est que, pour toute stratégie admissible, la différence entre sa valeur et AQA^Q est un supermartingale local sous QQ. Si la valeur terminale est intégrable, cette propriété s’élève à un supermartingale global. Cette observation relie la dynamique des stratégies contraintes aux propriétés de ces processus de variation supérieure.

Dans certains cas particuliers, on retrouve que QS\mathcal{Q}_S coïncide avec PS\mathcal{P}_S, notamment lorsque SS contient toutes les stratégies bornées à composantes non négatives, ce qui montre la généralité de la construction de AQA^Q.

Le résultat principal, énoncé dans le théorème de décomposition uniforme sous contraintes, affirme que, si PS\mathcal{P}_S est non vide, alors un processus adapté non négatif UU admet une décomposition comme en (9.15) si et seulement si, pour toute mesure QQSQ \in \mathcal{Q}_S, UAQU - A^Q est un supermartingale sous QQ. Autrement dit, la condition de supermartingale relative au processus ajusté UAQU - A^Q caractérise exactement la possibilité d’exprimer UU par la décomposition uniforme associée aux stratégies contraintes.

La démonstration utilise un raisonnement par séparation convexe dans l’espace L1(Ω,Ft,P)L^1(\Omega, \mathcal{F}_t, P), exploitant le théorème de Hahn–Banach pour établir l’existence d’une stratégie ξt\xi_t réalisant l’incrément UtUt1U_t - U_{t-1} jusqu’à un terme positif, qui correspond à la variation du processus BtB_t.

Il importe de souligner que cette théorie généralise le cadre classique des martingales, en tenant compte des limitations réelles imposées sur les stratégies d’investissement, telles que restrictions sur les positions ou contraintes réglementaires. Elle ouvre la voie à une analyse fine de la couverture (hedging) dans les marchés incomplets et soumis à des contraintes opérationnelles.

Il est essentiel de comprendre que la notion de supermartingale locale, ainsi que l’intégrabilité des variations supérieures AQA^Q, jouent un rôle central dans l’analyse financière moderne des stratégies sous contraintes. La distinction entre PS\mathcal{P}_S et QS\mathcal{Q}_S reflète la complexité sous-jacente à la modélisation des marchés réels, où les risques ne sont pas toujours compensés uniformément selon toutes les mesures équivalentes.

Cette compréhension profonde du rôle joué par les processus de variation supérieure permet d’appréhender les mécanismes d’arbitrage, la valorisation sous contraintes et les limites de réplication. Par conséquent, le lecteur doit intégrer cette construction comme un outil fondamental pour la modélisation et l’évaluation des portefeuilles soumis à des restrictions structurelles, enrichissant ainsi la théorie classique par une perspective plus réaliste et robuste.

Comment les préférences robustes redéfinissent-elles l’incertitude face à l’imprévisibilité des modèles probabilistes ?

Dans l’analyse économique et financière, les actifs sont conceptualisés comme des fonctions attribuant des gains réels à chaque scénario possible. Plus précisément, on considère un espace XX de fonctions mesurables et bornées définies sur un espace mesurable (Ω,F)(\Omega, \mathcal{F}), sans présupposer l’existence d’une mesure de probabilité donnée sur cet espace. Cette absence de mesure a priori marque une distinction cruciale : on est confronté à l’incertitude au sens strict, et non simplement au risque quantifiable.

La relation de préférence \succ sur XX est supposée monotone, c’est-à-dire que si pour tous ωΩ\omega \in \Omega, Y(ω)X(ω)Y(\omega) \geq X(\omega), alors YXY \succeq X. Sous une certaine continuité, cette relation peut être représentée numériquement. L’approche classique, introduite par L. J. Savage, consiste à supposer que les préférences admettent une représentation par utilité espérée subjective :

U(X)=EQ[u(X)]=u(X(ω))Q(dω),U(X) = \mathbb{E}_Q[u(X)] = \int u(X(\omega)) Q(d\omega),

QQ est une mesure de probabilité subjective sur (Ω,F)(\Omega, \mathcal{F}) et u:RRu : \mathbb{R} \to \mathbb{R} est une fonction d’utilité strictement croissante, déterminée par la restriction de UU aux fonctions constantes. Cette représentation implique que les préférences de l’agent sont cohérentes avec l’évaluation moyenne pondérée des résultats, selon ses croyances subjectives codifiées par QQ.

Cependant, la réalité des comportements observés expose des limites de ce modèle. Par exemple, l’agent peut percevoir que l’objectif PP ne décrit pas fidèlement l’incertitude, et choisir un QQ qui accentue les scénarios défavorables, introduisant une distorsion subjective des probabilités. Un exemple est donné par la combinaison convexe

Q=αδ0+(1α)P,Q = \alpha \delta_0 + (1-\alpha) P,

qui met un poids positif α\alpha sur le pire scénario, ici représenté par la masse en 0, et pondère le reste par la mesure objective PP. Cette transformation traduit une aversion accrue au risque défavorable et peut expliquer des phénomènes comme le paradoxe d’Allais, qui contredit les axiomes de l’utilité espérée classique.

Le paradoxe d’Ellsberg va plus loin encore : il met en lumière le comportement d’aversion face à l’ambiguïté, où un agent préfère un risque connu à un risque incertain même lorsque les résultats attendus sont équivalents. Cette observation met en échec la théorie de Savage car elle ne permet pas d’attribuer une mesure subjective QQ unique compatible avec ces choix. Il est alors nécessaire de dépasser le cadre de l’utilité espérée simple.

La solution envisagée est une extension robuste des préférences, où au lieu d’une seule mesure QQ, on considère une famille Q\mathcal{Q} de mesures possibles. Le critère d’évaluation devient alors

U(X)=infQQEQ[u(X)],U(X) = \inf_{Q \in \mathcal{Q}} \mathbb{E}_Q[u(X)],

une approche dite de « pire scénario » ou robustesse, qui reflète l’incertitude sur le modèle probabiliste lui-même. Cette formulation est compatible avec une prise en compte systématique des doutes sur la probabilité vraie, et s’adapte naturellement aux situations d’ambiguïté extrême.

Pour enrichir cette approche, on étend l’espace des gains aux fonctions aléatoires à valeurs dans des mesures de probabilités bornées sur R\mathbb{R}, ce qui permet de modéliser des « actes » ou des « loteries » complexes. Cette généralisation englobe non seulement les fonctions déterministes, mais aussi les distributions de résultats, intégrant ainsi pleinement la dimension aléatoire et incertaine des gains.

La représentation robuste inclut alors une fonction d’utilité affine u~\tilde{u} définie sur l’ensemble des mesures de probabilité, ce qui permet de caractériser rigoureusement l’aversion au risque par la concavité stricte de uu au niveau des mesures. Cette structure donne aussi un cadre pour expliquer des anomalies comportementales telles que celles observées dans le paradoxe d’Ellsberg, en choisissant judicieusement l’ensemble Q\mathcal{Q}.

Il est essentiel de comprendre que cette approche ne réduit pas simplement l’incertitude à un risque probabilisable, mais reconnaît la complexité et la diversité des modèles possibles. L’agent devient ainsi un décideur prudent, évaluant ses options selon la performance la moins favorable parmi plusieurs scénarios plausibles, et non selon un seul scénario moyen espéré.

En outre, la robustesse ouvre la voie à une compréhension plus riche des comportements économiques et financiers, notamment dans la gestion du risque, l’assurance, et la théorie des marchés incomplets. Elle invite aussi à une réflexion approfondie sur la nature même de l’incertitude et les moyens d’y répondre rationnellement dans la prise de décision.

Cette conception place l’incertitude au cœur du raisonnement économique, invitant à dépasser la simple utilité espérée pour embrasser la pluralité des croyances et des anticipations. Elle souligne l’importance d’un cadre flexible et adaptable pour modéliser les préférences humaines, souvent marquées par l’aversion à l’ambiguïté et la prudence.