Dans un contexte de conditions de marché dérégulées, et face à des sanctions renforcées pour les individus et les villes qui rejettent ces contraintes, il devient crucial de comprendre les idées fondamentales qui orientent la politique publique. Fred Block et Margaret Somers mettent en lumière un phénomène où certaines idées acquièrent un « privilège épistémique », devenant ainsi plus influentes que les intérêts locaux ou les souhaits des électeurs moyens. Ces idées se propagent à travers les constructions politiques à tous les niveaux, créant une vision positive de ce qui est considéré comme acceptable et, tout aussi important, une vision négative de ce qui est politiquement irréaliste.

Les chercheurs en sciences politiques ont utilisé cette notion de privilège épistémique pour analyser le passage du keynésianisme à un modèle néolibéral. David Harvey a été l'un des premiers à noter l'érosion des idées keynésiennes-managériales à partir des années 1970. Dans ce cadre, l'État keynésien-managérial avait pour tâche de reproduire les conditions nécessaires à l'accumulation du capital, mais cela se faisait principalement depuis une position d'arbitre plutôt que de participant direct au processus capitaliste. Au niveau fédéral, cela impliquait des régulations bancaires plus rigoureuses, des protections antimonopolistiques et des lois du travail. À l'échelle locale, les villes jouaient un rôle d'arbitre entre les différents intérêts de développement, plutôt que de se positionner en tant qu'acteurs cherchant à attirer les promoteurs. Les forces du marché étaient « enracinées » dans les démocraties locales et nationales, c'est-à-dire que les entreprises et les investisseurs étaient tenus de respecter un ensemble de limites démocratiquement dérivées sur leurs activités.

Cependant, cette situation a commencé à changer dans les années 1970, lorsque les idées keynésiennes ont perdu de leur crédibilité et ont été progressivement remplacées par un modèle néolibéral. Selon ce nouveau paradigme, les gouvernements locaux étaient transformés en compétiteurs entre eux. L'objectif de ce modèle était, et reste, d'accommoder plutôt que de réguler le capital. L'administration interne des gouvernements a été réorganisée autour de ce modèle : gouverner comme une entreprise et offrir une ardoise vierge de régulations pour le capital étaient les objectifs principaux. Les marchés ont été progressivement libérés, « désenracinés » selon le terme de Karl Polanyi, des régulations démocratiquement établies.

Le passage d'un modèle à l'autre est un phénomène complexe, dont les causes et les dynamiques sont encore débattues par les théoriciens. Selon les structuralistes, cette mutation réside dans les conditions structurelles qui soutiennent chaque modèle. Après la Seconde Guerre mondiale, lorsque le keynésianisme était en plein essor, les États-Unis connaissaient une croissance rapide. Dans un contexte où l’Allemagne et le Japon étaient en pleine reconstruction, la puissance industrielle des États-Unis était pratiquement incontestée pendant une génération. Les villes, les États et le gouvernement fédéral pouvaient adopter une posture plus interventionniste en raison de la rentabilité générale du système. Le gouvernement fédéral pouvait redistribuer une grande partie de cette richesse aux villes pour construire des infrastructures majeures. Dans ce cadre, les villes servaient de médiateurs entre les différents intérêts de développement, sans avoir à se soucier de renforcer leur position compétitive. Cette configuration est restée en place jusqu’à la crise économique des années 1970, qui a été alimentée par les dépenses massives liées à la guerre du Vietnam, le blocus pétrolier de l’OPEP et les pressions concurrentielles majeures en provenance de l’Allemagne et du Japon. Cela a conduit à une stagflation, une combinaison de chômage élevé et d'inflation, et à l’érosion du système de Bretton Woods, fondé sur le dollar américain. Face à des ressources plus rares, les gouvernements ont progressivement adopté un modèle d’austérité.

Les institutionnalistes, tout en partageant bon nombre des hypothèses des structuralistes, mettent l'accent sur le rôle des groupes puissants dans la promotion des idées néolibérales et d’austérité dès les années 1960. Comme l'indique Jason Stahl, le think tank le plus influent des États-Unis à cette époque était la Brookings Institution, qui a joué plusieurs rôles : élaborer des politiques pour le Parti démocrate et promouvoir des idées soutenant le New Deal keynésien. Cependant, à la fin des années 1960, la situation a commencé à évoluer. Le mémorandum Powell de 1971 a joué un rôle déterminant dans ce processus. Dans ce document, Lewis Powell, un ancien juge à la Cour suprême, a formulé une critique virulente d'une série de menaces supposées, allant du communisme au fascisme en passant par le New Deal. Powell a soutenu que les dirigeants d’entreprises devraient jouer un rôle politique plus direct, en créant des think tanks, en finançant des personnalités politiques et en se lançant dans des carrières politiques pour soutenir un agenda de déréglementation.

Cette évolution idéologique a profondément modifié le paysage politique, et aujourd'hui, des think tanks comme la Heritage Foundation, l’Institut Cato, le Manhattan Institute et l’American Enterprise Institute, ou encore des médias comme Fox News, continuent de promouvoir les idées conservatrices. Ces organisations jouent un rôle central dans la promotion du néolibéralisme et dans la contestation des perspectives alternatives. Dans ce cadre, lorsque les idées politiques sont débattues, une guerre asymétrique pour le privilège épistémique détermine davantage la construction des politiques que les désirs de l'électorat local.

Le passage au néolibéralisme a donc été conditionné par un enchevêtrement complexe de facteurs économiques, institutionnels et idéologiques. Des chocs politico-économiques, tels que la crise des années 1970, ont révélé les limites du paradigme keynésien, ouvrant ainsi la voie à la montée d’un modèle alternatif. Le changement n'a pas seulement été une réponse à des conditions structurelles mais a également été alimenté par une stratégie politique bien orchestrée, visant à redéfinir la régulation du marché et à imposer des idées néolibérales.

Rightsizing et l’Austérité Spatiale : Le Déclin du Modèle Urbain et les Défis de la Transformation des Quartiers

Les plans de "rightsizing" (réajustement de la taille urbaine) s’inscrivent dans un processus de réduction des zones urbaines, visant à démolir des quartiers dégradés tout en laissant place à des espaces verts permanents ou semi-permanents. Bien que cette approche semble offrir une solution pragmatique aux défis des villes post-industrielles comme Youngstown, elle soulève de nombreuses questions sur sa faisabilité, sa justesse sociale et ses implications à long terme. Bien que l’on parle beaucoup d’espaces verts, de conservation foncière et de réduction de l’infrastructure inutile, ces plans sont, dans leur réalisation, plus proches d’une austérité spatiale que d’une véritable réhabilitation des quartiers défavorisés.

La principale idée derrière le "rightsizing" est de concentrer le développement et les ressources sur des zones spécifiques de la ville, en réduisant les quartiers dépeuplés. Cependant, la manière dont ce processus est envisagé soulève de vives préoccupations. Le financement de cette initiative repose principalement sur des fonds publics, mais dans le climat de financement actuel, qui privilégie souvent l’investissement privé et les solutions d’austérité, il est difficile de voir comment ces objectifs pourraient se concrétiser durablement. Par exemple, bien que des terres puissent théoriquement être disponibles à la vente après la démolition, elles ne seront pas nécessairement transformées en espaces verts permanents comme annoncé, mais plutôt cédées à des promoteurs privés.

Le concept de "logement abordable" dans ce cadre semble également marginalisé. Si certains plans évoquent la nécessité d’offrir de nouvelles possibilités de logement, ces options sont souvent reléguées à un futur incertain, subordonnées à des financements externes et des cycles économiques favorables. Dans le cas de Youngstown, il n'est pas spécifié que les quartiers réduits devraient nécessairement bénéficier d’une reconversion en logements abordables. Au contraire, le plan met l’accent sur la création d’espaces verts dans une logique de réorganisation spatiale et de préservation, mais sans garanties concrètes quant à l’engagement de financements ou de projets publics à long terme. Paradoxalement, cette orientation vers un urbanisme vert peut facilement être réduite à une simple vitrine idéologique, visant à justifier la destruction de logements anciens plutôt qu’à fournir des solutions tangibles aux besoins des résidents actuels.

La question de l'infrastructure devient également un point de friction majeur. Il est clair que certaines infrastructures, telles que les lignes d’eau et d’égouts, sont surdimensionnées par rapport aux besoins actuels et pourraient être rationalisées. Toutefois, les plans de "rightsizing" ciblent principalement les quartiers les plus pauvres et les plus délaissés, où la population est souvent composée de minorités raciales et économiques. La réduction de l’infrastructure dans ces zones soulève la question de la durabilité des solutions envisagées. L’objectif de réaliser des économies en réduisant les zones d’infrastructure semble anachronique face à la réalité des besoins des populations résidentes, qui, souvent sur des revenus fixes ou propriétaires de biens familiaux, n’ont d’autre option que de rester dans ces quartiers. La possibilité de relocaliser ces résidents dans des logements équivalents semble en effet irréaliste, d’autant plus que la ville ne propose pas de solutions concrètes pour les déplacer ni pour assurer un logement équivalent ailleurs.

Derrière le concept de "réduction de la pauvreté" et d'"élimination de la dégradation urbaine", se cache un modèle économique plus préoccupant. En effet, les véritables motivations derrière ces transformations ne sont pas nécessairement d’ordre social, mais plutôt liées à des logiques de marché et d’investissement. Les zones dévastées sont fréquemment utilisées comme tremplins pour des projets immobiliers, et la privatisation des espaces verts semble plus une opportunité de spéculation foncière qu’un engagement authentique pour la durabilité sociale et environnementale.

Les parallèles avec le renouveau urbain des années 1960 sont évidents, mais loin d’être simples. Si le renouveau urbain visait à remplacer les bidonvilles par des infrastructures modernes et rationnelles, avec l’idée utopique de réorganiser la ville selon des principes scientifiques, le "rightsizing" se distingue par son absence d’une vision utopique cohérente. Contrairement au renouveau urbain, qui cherchait à transformer un quartier en un tout nouveau modèle, le "rightsizing" semble plus axé sur la réduction des coûts, tout en invoquant des principes de durabilité qui, dans les faits, semblent vides. L’approche actuelle se concentre davantage sur la réduction de la taille de la ville et de ses quartiers pauvres que sur la création de nouveaux espaces de vie véritablement adaptés aux besoins des résidents.

Dans ce cadre, le "rightsizing" peut être compris comme une forme d’urbanisme d’austérité, où les grandes promesses de préservation et d’amélioration de l’environnement urbain cachent en réalité des choix de réduction des dépenses publiques et de limitation des services à la population. Ces plans, loin de répondre aux vrais besoins des quartiers en difficulté, renforcent plutôt un modèle de ville fragmentée, où les plus vulnérables sont laissés de côté.

L’absence de plans concrets pour le logement abordable dans les zones touchées par les projets de "rightsizing" souligne l’aspect exclusif de ces initiatives. Si le financement de ces projets reste incertain, la question de l’équité sociale devient encore plus préoccupante. L’objectif apparent de régénérer certaines parties de la ville semble de plus en plus se limiter à une volonté de débarrasser les espaces de leur population pauvre, plutôt que de leur offrir un avenir viable, juste et inclusif.

Le déclin urbain comme capital conservateur de solidarité

Dans la littérature sur le capital social, il existe au moins deux types de "capital" : (1) le capital de solidarité, qui cherche à établir des liens au sein d'un groupe auto-défini, et (2) le capital de pont, qui vise à créer des liens entre différents groupes. Ce concept de capital de solidarité, fondé sur des liens d'appartenance et de cohésion interne, est particulièrement pertinent dans le contexte des transformations sociales et économiques des quartiers urbains en déclin. Le capital de solidarité peut renforcer les liens au sein des communautés marginalisées, mais il peut aussi devenir un facteur de blocage à l'intégration de nouvelles perspectives sociales et économiques. En ce sens, le déclin urbain et la polarisation sociale contribuent à la création de "bonds" (liens) internes, mais ces liens sont souvent utilisés à des fins conservatrices, renforçant les divisions au lieu de les surmonter.

La dégradation urbaine, souvent associée à la pauvreté, à la criminalité et à l'isolement géographique, peut paradoxalement devenir un terrain fertile pour la formation de ces liens de solidarité conservateurs. Alors que les quartiers souffrent de l'exode des classes moyennes et de l'investissement limité dans les infrastructures publiques, les groupes sociaux qui y résident, souvent isolés et abandonnés par les politiques publiques, se tournent vers des formes de solidarité qui renforcent l'identité communautaire, parfois en opposition à l'extérieur. Cette forme de capital de solidarité, loin d'être une solution à la marginalisation, peut l'accentuer, car elle réduit la possibilité d'engager des dialogues constructifs avec les autres groupes sociaux.

L'exemple du Sud des États-Unis, où la question raciale et les politiques économiques ont souvent interagi de manière complexe, illustre cette dynamique. À partir de la seconde moitié du XXe siècle, la droite politique américaine a su exploiter cette fracture entre les groupes sociaux en déclin dans les centres urbains et les élites politiques. La politique de "dog whistle", utilisée pour évoquer des peurs raciales tout en restant apparemment neutre, a permis aux conservateurs de rallier des électeurs tout en consolidant une forme de capital de solidarité qui excluait les autres. Les politiques qui ont cherché à court-circuiter les réformes sociales (comme l'accès à la sécurité sociale ou la redistribution des richesses) ont souvent été justifiées par des références implicites aux risques de la "perte de contrôle social" dans les quartiers pauvres. Ainsi, le déclin urbain devient un terreau fertile pour la montée de récits conservateurs, où l'éloignement des élites politiques et la stigmatisation des populations marginalisées se renforcent mutuellement.

L'isolement géographique et social des quartiers urbains en déclin, souvent associés à des populations historiquement défavorisées, engendre une forme de "capital de solidarité" qui sert de bouclier contre les menaces perçues venant des autres groupes sociaux. Mais ce bouclier peut aussi devenir un instrument de résistance à toute forme de réforme ou d'intégration plus large dans le tissu économique et social national. Ce phénomène ne se limite pas aux États-Unis, bien que les exemples américains soient les plus visibles ; dans d'autres sociétés, où les politiques de droite utilisent des mécanismes similaires, on retrouve des dynamiques semblables de solidarité à base de peur et de méfiance.

Cependant, il est important de ne pas réduire cette forme de solidarité à un simple conservatisme politique. Le capital de solidarité est aussi une réponse à des réalités socio-économiques de déclin et de négligence. Dans ce contexte, il représente une tentative de survie face à l'abandon, où les groupes se réfugient dans une solidarité interne qui les exclut des dynamiques sociales plus larges. Ce processus, en apparaissant comme une défense contre l’oppression perçue, peut être mal compris ou manipulé politiquement pour servir des intérêts qui ne sont pas nécessairement ceux de la communauté elle-même.

Ce phénomène est particulièrement évident dans les politiques de logement et de réhabilitation urbaine. Les tentatives de gentrification, ou de renouvellement urbain, sont souvent perçues par les résidents comme une forme d'intrusion, voire d'éradication de leur identité communautaire. Les politiques d'urbanisme, en cherchant à attirer de nouvelles populations plus riches, peuvent exacerber les divisions sociales et renforcer le sentiment d'isolement des groupes déjà marginalisés. Le capital de solidarité dans ces quartiers peut ainsi être mis au service d'une résistance qui empêche toute tentative de réforme intégrative, et qui se manifeste par une méfiance profonde envers les autorités et les initiatives extérieures.

Ce phénomène a des implications profondes pour la compréhension des mécanismes politiques et sociaux dans les sociétés contemporaines. Il est essentiel de comprendre que le déclin urbain et la polarisation sociale ne sont pas simplement des conséquences du néolibéralisme ou de l'abandon économique, mais qu'ils alimentent également des dynamiques de solidarité qui peuvent à la fois renforcer les liens communautaires et isoler davantage les groupes les plus vulnérables. Le capital de solidarité dans les quartiers en déclin, tout en servant de mécanisme de défense, peut également renforcer les inégalités sociales en limitant les possibilités de construction de ponts entre les différentes communautés.

Le racisme environnemental et la répartition inégale des ressources urbaines : une analyse des villes en déclin

L'urbanisme et les dynamiques socio-économiques des villes en déclin révèlent souvent une relation complexe entre racisme systémique, politiques publiques et transformation urbaine. Le phénomène du "blight" – terme souvent employé pour désigner l’état de dégradation des quartiers urbains – n’est pas simplement une question esthétique ou économique, mais une manifestation de l'injustice structurelle profondément enracinée dans l'histoire urbaine et raciale des États-Unis.

Les travaux de Richard Rothstein dans The Color of Law (2017) soulignent comment les politiques de logement et de zonage ont historiquement ségrégué les communautés urbaines, exacerbé les inégalités raciales et économiques, et créé des conditions propices à l’émergence de zones en déclin. Par exemple, les quartiers noirs ont été systématiquement exclus de l’accès à des ressources comme le financement immobilier, et ce, bien après la fin de l’ère de l'esclavage. Ces pratiques ont mis en place une dynamique de ségrégation résidentielle qui perdure encore aujourd'hui sous des formes plus subtiles, mais toujours très présentes.

La notion de "racisme environnemental", telle qu'exposée par Laura Pulido dans Flint, Environmental Racism, and Racial Capitalism (2016), nous montre comment l'abandon de certaines zones urbaines peut être considéré non seulement comme une conséquence de la désindustrialisation, mais aussi comme une forme de violence raciale systémique. Flint, dans le Michigan, est l'exemple emblématique d'une ville où les populations afro-américaines ont été confrontées à une gestion négligente des ressources publiques et à des choix politiques qui ont favorisé les zones plus aisées au détriment des quartiers historiquement noirs.

Ce phénomène de "capitalisme racial", où les choix économiques et les inégalités raciales se renforcent mutuellement, est également évident dans l'analyse de la gentrification et des processus de renouvellement urbain. Neil Smith, dans The New Urban Frontier (1996), aborde la gentrification non seulement comme un processus de redéveloppement économique, mais aussi comme un mécanisme de réappropriation des espaces urbains, souvent au détriment des populations marginalisées. Ainsi, les quartiers anciennement dégradés, souvent habités par des minorités raciales, sont progressivement "nettoyés" de leurs résidents d'origine au profit de classes moyennes et supérieures, ce qui mène à une violence symbolique et parfois physique à l'égard de ces communautés.

Les villes en déclin, comme Youngstown ou Flint, illustrent également les tensions entre les politiques de réduction des coûts et de "revalorisation" des espaces urbains. Les décisions de renouvellement urbain peuvent parfois masquer des intérêts privés qui, sous couvert de revitalisation, permettent à certains acteurs économiques de s’approprier des terres et des propriétés. Wendell Pritchett, dans The ‘Public Menace’ of Blight: Urban Renewal and the Private Uses of Eminent Domain (2003), démontre comment l’outil de la "domination éminente", qui permet à l'État de saisir des propriétés privées pour des projets publics, a été utilisé à des fins de spéculation immobilière, souvent au détriment des populations noires et pauvres.

La notion même de "blight", qui désigne une dégradation urbaine, a été utilisée comme justification pour l'éviction des communautés de classes populaires. L’approche du "nettoyage urbain" a parfois conduit à une transformation radicale de l’identité des quartiers, en effaçant des traces de mémoire et en imposant une vision homogène de la ville, excluant ainsi les diversités sociales et raciales. À cet égard, les travaux de Jacob Riis dans How the Other Half Lives (1902) offrent une perspective historique sur la manière dont la pauvreté et les inégalités urbaines ont été invisibilisées au nom de la modernisation et du progrès, et comment ces problématiques ont été systématiquement reléguées aux marges de la ville.

Derrière ces dynamiques, un aspect crucial à comprendre est l’impact de la criminalisation des quartiers en déclin. La stigmatisation des espaces comme "zones de criminalité" est non seulement une construction sociale, mais elle alimente une politique punitive qui affecte principalement les populations racialisées. Robert Sampson et Stephen Raudenbush, dans leurs travaux sur la "fenêtre brisée" et la perception du désordre urbain, montrent que les autorités locales utilisent souvent cette stigmatisation comme justification pour imposer des mesures de sécurité plus sévères, qui finissent par renforcer les inégalités sociales et raciales dans ces quartiers.

Le concept de "ville en déclin" ne se limite donc pas simplement à une question économique ou esthétique ; il incarne un combat social, politique et racial qui façonne les trajectoires de vie des individus et des communautés. Les politiques de réaménagement urbain doivent être repensées, en tenant compte des impacts sur les populations vulnérables et en intégrant une perspective de justice raciale dans les processus décisionnels.