L’histoire de Rome est une histoire complexe, celle d’un système politique qui a évolué d’une République farouchement opposée à la concentration du pouvoir entre les mains d’un seul homme à un Empire dirigé par des empereurs qui possédaient un pouvoir absolu. À première vue, cela pourrait sembler un renversement choquant, voire une trahison des idéaux républicains qui avaient marqué ses premières années. Pourtant, l'ascension de l'Empire romain ne fut pas un accident, mais plutôt le résultat de siècles de luttes politiques et militaires, de manipulations stratégiques et de réformes institutionnelles maladroites.

Les Romains, qui avaient rejeté la monarchie en renversant leur dernier roi Tarquin le Superbe, avaient juré qu'aucun homme ne régnerait seul à Rome. Dans le cadre de la République, le pouvoir était dispersé et contrôlé par des institutions comme le Sénat et les consuls, ces magistrats élus qui partageaient le pouvoir suprême pour une durée limitée. Cependant, la pratique et la réalité politique ne se sont pas toujours alignées avec ces principes idéaux. À la fin de la République, Rome se retrouvait en proie à une série de crises internes : des guerres civiles dévastatrices, des ambitions personnelles incontrôlées et un système politique devenu de plus en plus instable.

Le rôle des généraux romains fut déterminant dans cette évolution. L’armée romaine, qui avait été fondée pour défendre l’expansion de la République, devint un outil de pouvoir. À partir du moment où les consuls cessèrent d'être des acteurs politiques fiables, les commandants militaires, dont la loyauté se portait plus sur leurs généraux que sur les institutions républicaines, commencèrent à accumuler un pouvoir de plus en plus grand. Marius, Sylla, Pompeius et surtout Jules César exploitèrent ce système pour dépasser les limites du pouvoir traditionnel et transformer la République en un régime de facto monarchique, même s'ils ne portaient pas ce titre.

César, après avoir remporté une série de victoires militaires impressionnantes, se fit attribuer le titre de dictateur à vie. Cet acte fut un catalyseur de sa propre chute : assassiné par ses partisans le 15 mars 44 avant J.-C., César devint une figure tragique, victime d’une volonté de sauver la République qui n’était plus qu’une illusion. Le meurtre de César, bien que perçu comme un acte de libération, ne fit que précipiter Rome vers l’Empire. Ce fut son héritier, Octave, qui allait habilement utiliser la situation pour devenir le premier empereur de Rome sous le nom d’Auguste, consolidant ainsi un pouvoir qui semblait auparavant inimaginable.

Le cas d’Auguste est particulièrement révélateur. Bien qu'il soit considéré comme le premier empereur, il fit tout ce qui était en son pouvoir pour éviter que ce titre ne soit associé à sa personne de son vivant. Il insista sur le fait qu’il restaurait la République et n’en devenait pas le roi. Pourtant, de facto, il était l'unique détenteur du pouvoir. Ce paradoxe fut le fondement de la dynastie impériale romaine, où des empereurs succédaient à d'autres, souvent par héritage, et parfois par des moyens violents ou manipulateurs.

Au-delà de la personnalité des hommes qui ont gouverné Rome, il est essentiel de comprendre le contexte dans lequel ces transformations se sont produites. La République romaine, tout en ayant des principes démocratiques solides, était profondément imparfaite. Ses institutions, comme la magistrature annuelle, étaient conçues pour empêcher qu'un seul homme accumule trop de pouvoir. Cependant, le système était aussi fragile, vulnérable aux manipulations des hommes les plus ambitieux. Au lieu de fonctionner comme un frein, les institutions républicaines furent corrompues par ceux qui maîtrisaient les leviers du pouvoir militaire et populiste.

Il est crucial de noter que l'ascension de l'Empire romain n'était pas simplement une question de conquête militaire ou de manipulations individuelles. C’était aussi une question d’évolution politique. En l’absence de réformes structurelles, Rome se retrouva confrontée à une situation où seule une centralisation du pouvoir semblait capable de maintenir l’ordre et d’assurer la stabilité de l’État. Cependant, cette centralisation entraîna souvent la dégradation des principes républicains et créa les conditions pour que des hommes, parfois peu qualifiés, accèdent à des positions de pouvoir absolu.

Enfin, bien que Rome ait vécu sous un régime impérial pendant plus de cinq siècles, l'héritage républicain n'en fut pas totalement effacé. Les principes d’égalité devant la loi, la primauté de la justice et la participation des citoyens au gouvernement perdurèrent sous forme de traditions et d’idées, même dans le cadre du gouvernement impérial. L’Empire romain, loin de nier les valeurs républicaines, les transforma et les adapta, parfois d’une manière qui renforça l’autorité impériale tout en donnant une illusion de continuité avec le passé républicain.

La question essentielle à comprendre ici est que l’histoire de Rome ne fut pas celle d’un simple passage de la liberté à la tyrannie, mais celle d’une civilisation qui chercha constamment à s’adapter à ses défis internes et externes. Les empereurs, aussi mauvais et incompétents soient-ils parfois, étaient le produit d’un système qui ne pouvait pas fonctionner indéfiniment dans ses formes républicaines. Les défauts du système républicain, exacerbé par des luttes internes, ont ouvert la voie à un pouvoir impérial qu'aucune république classique n’avait prévu.

Domitien : un Empereur à la fois respecté et détesté

Domitien, devenu empereur en 81 après J.-C., représente une figure complexe de l’histoire romaine, oscillant entre l’image du souverain habile et de l'homme de pouvoir tyrannique. Fils de l'empereur Vespasien et frère de Titus, il succède à un frère adulé et à un père qui a redonné à Rome sa stabilité après la guerre civile de 69. Le règne de Domitien commence dans un contexte où il doit prouver sa propre valeur, mais aussi faire face à l'héritage de ses ancêtres. Bien qu'il ait eu des aspects positifs en tant qu’empereur, son caractère et certaines de ses décisions sont rapidement devenus controversés.

Dès le début de son règne, Domitien s’efforce de se montrer compétent et digne de son rôle. À 30 ans, après avoir exercé plusieurs fonctions importantes sous le règne de son père et de son frère, il assume sa place sur le trône avec une certaine assurance. Le jeune empereur s'engage dans de nombreuses réformes et campagnes, visant à restaurer les valeurs de la république tout en affirmant son autorité impériale. Son caractère méticuleux se reflète dans ses actes : restauration de bâtiments publics, lutte contre la corruption et la réorganisation des finances de l'Empire. Il prend soin de redorer le blason de Rome, en inscrivant son propre nom sur des monuments qu'il a fait restaurer, sans mentionner les bâtisseurs originaux. Ce geste, bien que critiqué par certains, illustre son désir de marquer l’histoire de son empreinte personnelle.

Dans le domaine militaire, Domitien mène des campagnes à la fois préventives et réactives, visant à sécuriser les frontières de l'Empire. Son style de leadership est caractérisé par une volonté de maintenir l’ordre et de préserver la moralité romaine. Le gouvernement de Domitien se distingue par des actions législatives, telles que l'interdiction de la castration et la réglementation des prix des eunuques, visant à limiter l'exploitation des plus vulnérables. Il adopte également des politiques généreuses à l’égard du peuple, distribuant des sommes considérables à la population et organisant des festivités somptueuses, comme des banquets et des jeux en l'honneur de Jupiter.

Cependant, le règne de Domitien, tout en étant marqué par ses actions positives, connaît un virage dramatique. Les descriptions du Suétone sur la fin de son règne révèlent une évolution vers une gouvernance plus autoritaire et violente. Domitien, qui avait commencé par se montrer intègre, devient progressivement obsédé par le pouvoir et la sécurité de son règne. Ses réformes et ses actions, autrefois perçues comme empreintes de justice, cèdent la place à une politique de persécution des opposants et de méfiance envers ceux qui lui sont proches. La transition d'un empereur juste à un tyran cruel semble soudaine et inexplicable pour certains historiens. Suétone évoque, dans ses écrits, un changement de caractère où la cruauté prend le pas sur la clémence, marquant ainsi le début d’une série de décisions impopulaires.

Ce tournant dans le caractère de Domitien est notamment illustré par sa gestion des jeux séculaires. Ces jeux, qui avaient été institués à l'origine pour célébrer la fin d'un saeculum (période de 110 ans), sont un événement religieux et national majeur. Domitien, en respectant rigoureusement les traditions, en fait une manifestation grandiose, démontrant son attachement aux valeurs religieuses et à l’ordre public. Toutefois, ces événements prennent une tournure davantage cérémonielle qu’essentiellement symbolique de la grandeur de Rome, ce qui n’échappe pas à la critique.

La question de savoir pourquoi et comment Domitien s’est orienté vers des pratiques plus sévères reste complexe. Le manque de tolérance envers l'opposition, l’isolement de plus en plus prononcé du souverain et sa paranoïa croissante jouent un rôle majeur dans cette transformation. Si l’on compare son règne à celui de figures plus notoires de la tyrannie romaine comme Caligula, on peut constater qu'il n’a pas atteint les excès les plus extrêmes de son prédécesseur, mais ses actions autoritaires suffiront à ternir son héritage.

Il est important de considérer que, malgré son virage autoritaire, Domitien n’a pas été complètement rejeté par la population. Son régime a laissé des traces profondes dans les infrastructures et la culture romaines, et ses décisions ont eu un impact durable, particulièrement dans le domaine de la gestion des finances et des réformes sociales. Les poètes de la cour, tels que Statius et Martial, ont loué ses réalisations, et certains de ses projets, comme la construction de la Via Domitiana, ont contribué au développement économique et à l’amélioration des infrastructures.

Ce mélange de politique éclairée et de répression brutale pose la question de la nature du pouvoir impérial et de la manière dont un empereur peut alterner entre des actions vertueuses et des comportements tyranniques. L’évolution de Domitien montre que le pouvoir, s’il n’est pas équilibré par des garde-fous internes ou externes, peut déformer la personnalité et l’intention d’un souverain, le poussant à chercher la stabilité par des moyens extrêmes.

Enfin, il est essentiel de comprendre que, malgré ses défauts, Domitien fait partie des empereurs romains qui ont façonné l’histoire de l’Empire. Son règne a été une période de grands changements, de réformes notables et de tensions profondes, reflet des défis inhérents à la gestion d’un empire aussi vaste et complexe. Domitien est ainsi une figure ambiguë, un empereur dont les actions sont encore débattues aujourd'hui, entre les réalisations et les excès du pouvoir.